L’état de droit à l’épreuve de la paix. L’édification de l’état de droit par les Nations Unies dans les situations de conflit et sortie de conflit
Publié en
Cet article fait partie de « Thèses »
§1 La thèse dont il est ici rendu compte porte sur le concept d’« état de droit »1 en droit international, concept tout à la fois extrêmement populaire2 et à la signification fuyante3. Ce concept est abordé plus précisément à travers la conception qu’ont les Nations Unies de ce qu’est l’état de droit dans les situations de conflit et de sortie de conflit, et la façon dont elles le mettent en œuvre. Le postulat initial, confirmé par la suite, consiste à avancer qu’il existe un concept d’état de droit propre à l’Organisation des Nations Unies, qui nourrit le concept d’état de droit en droit international général4.
L’apport et l’intérêt du concept « onusien » d’état de droit pour le droit international découlent du triple rôle normatif, conceptuel et opérationnel de l’Organisation des Nations Unies. Celle-ci, en tant qu’instance de dialogue, permet aux Etats membres d’exprimer leurs positions, ce qui peut amener à la formation ou à l’enrichissement de normes ou, dans le cas présent, d’un concept. Dans le même temps, l’Organisation participe à faire émerger et à préciser le contenu de la notion par l’adoption de résolutions sur le sujet à l’Assemblée générale, et/ou par la mention de l’état de droit dans les résolutions du Conseil de sécurité, par exemple – mais pas uniquement – lors de la création d’opérations de paix. Ce développement normatif s’appuie, en coulisse, sur le travail du Secrétariat, en particulier sur les rapports du Secrétaire général5. En parallèle de ce développement théorique et normatif, les Nations Unies travaillent concrètement à l’édification de l’état de droit au sein des Etats membres dans nombre de contextes, et particulièrement dans les situations de conflit et sortie de conflit.
§2 On observe alors, au sein des Nations Unies, un double mouvement d’enrichissement du concept d’état de droit, sur un plan normatif et conceptuel d’une part, et sur un plan concret d’autre part, qui interagissent, de sorte que le concept d’état de droit est devenu incontournable et que son contenu s’est étoffé et précisé dans la sphère onusienne. Il y est le résultat – et c’est en partie ce qui explique sa spécificité – d’une forme de syncrétisme6 des notions nationales d’Etat de droit, rule of law, Rechtsstaat, Estado de derecho, etc., qui se manifeste dans la terminologie onusienne d’« état de droit », avec un « e » minuscule. Cette terminologie, si elle a pu être originellement fort variable en langue française7, avec le recours à diverses expressions telles que « prééminence du droit », « légalité », « règne du droit », « respect du droit », ou encore « primauté du droit »8, s’est depuis stabilisée, indiquant l’émergence d’un concept sui generis.
§3 Pour autant, au plan international, il n’existe pas de conception bien arrêtée de l’état de droit9. En tant qu’élément de droit international général, le concept d’état de droit est caractérisé par l’indétermination la plus complète, tant en ce qui concerne son contenu10 que son statut dans l’ordre juridique international11. Au sein des Nations Unies non plus, l’état de droit ne bénéficie pas d’une définition officielle. Malgré nombre de débats sur le sujet à l’Assemblée générale, les Etats membres de l’Organisation n’ont pas souhaité adopter de définition de la notion12. Le Secrétaire général en a quant à lui proposé une, d’après laquelle l’état de droit est :
« un principe de gouvernance en vertu duquel l’ensemble des individus, des institutions et des entités publiques et privées, y compris l’État lui-même, ont à répondre de l’observation de lois promulguées publiquement, appliquées de façon identique pour tous et administrées de manière indépendante, et compatibles avec les règles et normes internationales en matière de droits de l’homme (…) »13,
Mais celle-ci n’a été ni formellement adoubée par l’Assemblée générale, ni systématiquement reprise par les autres entités onusiennes. Certaines, en particulier le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), conservent ou proposent leur propre conception de l’état de droit. En outre, la « définition » du Secrétaire général reste large et peu spécifique, et perpétue le doute quant à ce qu’est l’état de droit pour les Nations Unies, ce dernier étant désigné dans les rapports même du Secrétaire général, alternativement comme un « principe », une « notion » et un « concept ». L’état de droit y est de plus amalgamé au principe de « légalité »14 sans précision quant à la teneur du rapport entre les deux notions.
§4 Face à un objet dont la conceptualisation théorique reste fuyante, le parti a été pris de rechercher la signification et le contenu de l’état de droit dans les activités visant sa mise en œuvre. Mais on se trouve alors en présence d’un apparent paradoxe et d’un potentiel risque : une notion pourtant dépourvue de définition fonde une vaste pratique qui, puisqu’elle ne repose sur aucune base conceptuelle fixe, peut prendre des formes multiples voire contradictoires. Le sujet ainsi présenté amène naturellement à la double question, d’une part, du contenu du concept d’état de droit tel qu’édifié par les Nations Unies dans les situations conflictuelles et post-conflictuelles, et, d’autre part, du « pourquoi » de ce contenu.
Il ne s’agit pas, contrairement à l’approche d’une partie de la doctrine – majoritairement anglophone – sur le sujet, de poursuivre un objectif pragmatique d’amélioration de la pratique (onusienne le cas échéant) d’édification de l’état de droit15. Il ne s’agit pas non plus d’ajouter une nouvelle pierre au débat doctrinal classique, et théorique, portant sur la définition ou l’essence de l’Etat de droit16. Le but de la thèse a été au contraire, de « construire » d’abord la notion en réponse à l’indétermination conceptuelle initiale qui la caractérise, c’est-à-dire d’en « décrire la substance et [d’]en révéler les critères distinctifs (…) [d’]identifier les éléments constitutifs du concept envisagé et caractériser les relations qui les unissent »17, sur la base de la façon dont elle est effectivement mise en œuvre par l’ONU dans les contextes de conflit et sortie de conflit, puis d’en proposer une « déconstruction » en identifiant les facteurs, y compris sociologiques et « idéologiques » (dans le sens où ils relèvent de l’ordre des valeurs et des idées), qui peuvent expliquer un tel contenu.
§5 Pour répondre à ces deux ordres de questions, une vaste recherche empirique a été effectuée dans le but d’identifier et systématiser le contenu du concept. La recherche a d’abord consisté en une étude comparative de la pratique onusienne d’édification de l’état de droit dans six situations de conflit et sortie de conflit où les Nations Unies procèdent ou ont procédé à l’édification de l’état de droit : la Sierra Leone, l’Afghanistan, la Côte d’Ivoire, Haïti, le Mali et la République centrafricaine. Les cas ont été choisis pour leur complémentarité en termes de types d’action onusienne, de temporalité, et du fait de leur diversité. Relativement au premier critère, les cas retenus incluent des missions dites « politiques », c’est-à-dire sans contingent militaire et chapeautées par le Département des affaires politiques (DAP) de l’ONU (Sierra Leone et Afghanistan), des missions de maintien de la paix dites « multidimensionnelles » (Côte d’Ivoire, Haïti) comprenant tout l’éventail d’activités des missions de paix, et des missions de « stabilisation » particulièrement « robustes » (Mali et République centrafricaine), dans le sens où elles ont un pouvoir d’intervention très élargi18. Le critère de la temporalité permet de suivre certaines missions sur un temps long et d’avoir un échantillon de pratiques débutant au début des années 2000, jusqu’aux missions les plus récentes. Enfin, le critère de la diversité des systèmes juridiques et politiques locaux, et de la diversité des causes et caractéristiques des conflits affectant les pays retenus, contraste avec la relative similarité de l’approche onusienne quelles que soient les caractéristiques propres au contexte national d’édification. L’approche comparative a ensuite été complétée par l’approfondissement d’un des cas d’étude, Haïti, pour mieux comprendre certains des constats issus de l’approche comparative, et par une exploration exhaustive de l’ensemble de la pratique onusienne de paix depuis 2000 afin de confirmer les résultats obtenus.
§6 La recherche a donc porté sur la « pratique » onusienne. A la différence de l’acception, plus restreinte, du terme « pratique » en droit international, on entend par là les actes de toutes les entités de la « famille » des Nations Unies impliquées dans l’édification de l’état de droit (y compris les agences, fonds et programmes), couvrant à la fois le « discours », c’est-à-dire l’expression d’opinions, d’analyses, de positions et de normes, et la réalisation concrète d’activités sur le terrain. Ces éléments de pratique se manifestent à travers une multitude de documents (des résolutions, mais aussi les rapports officiels du Secrétaire général des Nations Unies, et d’innombrables documents de projet, rapports d’activités, documents d’information publique, déclarations officielles, etc.) de valeur juridique variable. L’intérêt de la recherche proposée est en effet de dépasser l’étude des seuls actes juridiques – résolutions du Conseil de sécurité et accords conclus entre les entités onusiennes et les Etats – pour analyser de la façon la plus précise possible les détails de l’action onusienne. Ces détails, généralement ignorés tant dans les travaux théoriques sur la notion d’état de droit que dans les études relatives à la pratique onusienne de paix, sont pourtant indispensables pour comprendre le sens d’un concept. En complément, une soixantaine d’entretiens avec des membres du personnel onusien et de leurs partenaires locaux, et une quinzaine de sessions d’observation directe des activités menées par les l’ONU dans les cas étudiés ont été réalisés (voir annexes de la thèse).
§7 Enfin, le cadre retenu, c’est-à-dire la pratique « de paix », renvoie quant à lui à tous les actes pris en vue de soutenir la paix, qu’il s’agisse du « maintien de la paix » – qui peut lui-même être « classique », « multidimensionnel » ou encore « robuste »19 – de la « consolidation » et de la « pérennisation » de la paix20.
§8 Un constat inattendu a émergé de cette recherche – et c’est lui qui a nourri le volet de « déconstruction » de la recherche. L’état de droit tel qu’il est mis en œuvre par les Nations Unies dans les situations de conflit et sortie de conflit revêt une dimension répressive qui l’éloigne fortement, voire l’oppose à l’acception classique de l’« Etat de droit ». La définition de l’Etat de droit, bien qu’objet d’infinis débats doctrinaux, renvoie à la notion de garantie contre l’arbitraire et entretient une relation, certes ambigüe mais très étroite, avec la protection des droits humains21. Or ces éléments, sans être absents de la conception onusienne de l’état de droit, ne définissent pas pour autant le concept tel qu’il émane de la pratique de terrain. Le concept onusien de l’état de droit se révèle donc caractérisé par une dichotomie fondamentale entre deux fonctions en tension l’une avec l’autre: sa fonction répressive et sa fonction protectrice.
C’est de cette conception très spécifique de l’état de droit dont il est question dans la thèse, qui s’organise, de même que la présente contribution, en deux parties consacrées chacune à l’une des deux fonctions susmentionnées. D’une part en effet, il s’avère que les Nations Unies conçoivent, dans les situations (post-)conflictuelles, l’état de droit comme un système de justice pénale efficace, c’est-à-dire une « chaîne pénale » composée du triptyque institutionnel « police-justice-prisons » et remplissant une fonction répressive (partie I). D’autre part, l’état de droit est censé assurer également une fonction protectrice. Cette fonction protectrice consiste à défendre les droits humains grâce aux institutions de la chaîne pénale, et à assurer le respect des droits humains au sein même du système de justice pénale (partie II). Outre la démonstration et l’analyse de ces deux fonctions et de leur articulation conceptuelle, la thèse s’attache à identifier les causes (formelles) et les déterminants (substantiels) de ce constat.
L’état de droit répressif
§9 La première étape de la recherche démontre que dans les situations de conflit et sortie de conflit, l’édification de l’état de droit signifie pour les Nations Unies la mise en place d’une chaîne pénale, c’est-à-dire un système de justice pénale composé des institutions policières, judiciaires et pénitentiaires, qui remplissent fondamentalement une fonction répressive. Si les résolutions du Conseil de sécurité établissant les mandats des missions de paix depuis 2000 ne laissent aucun doute sur cette conception restrictive de l’état de droit, ce constat est corroboré par une analyse minutieuse des discours et analyses produits et des activités réalisées par les Nations Unies (agences comprises) dans les six cas étudiés et dans l’ensemble de la pratique de paix. L’organisation même du siège de l’ONU en différents bureaux, de même que la répartition des responsabilités en interne sur le terrain, confirment cette conception. Ainsi, l’édification de l’état de droit par les Nations Unies dans les situations étudiées équivaut à fournir un soutien aux institutions de la chaîne pénale sous la forme de formation de leur personnel, de la mise en place d’infrastructures, de l’achat de matériel, de l’adoption d’un arsenal législatif adapté, etc. La confusion qui transparaît de la pratique onusienne étudiée entre les objectifs de garantie de l’« état de droit » et de l’« ordre public », de même que, à un niveau plus opérationnel, entre le renforcement de l’état de droit et la mise en œuvre de la « réforme du secteur de la sécurité » confirme la dimension répressive de la conception onusienne de l’état de droit.
§10 Au-delà du soutien institutionnel au triptyque « police-justice-prisons », c’est bien la mise en œuvre de la fonction répressive elle-même qui est recherchée par les Nations Unies. Ces dernières agissent parfois directement pour assurer la fonction répressive en cas de défaillance (perçue) des institutions nationales, au lieu de chercher à renforcer celles-ci. C’est ainsi le cas lorsque les Nations Unies mettent en place des juridictions internationales ou internationalisées, dont dans les cas étudiés, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone et la Chambre pénale spéciale en République centrafricaine, ou lorsqu’elles exécutent elles-mêmes les fonctions de police, comme en République centrafricaine avec les « mesures temporaires d’urgences » confiées à la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en République centrafricaine (MINUSCA). Les « mesures temporaires d’urgences » autorisent en effet la mission à procéder directement à l’arrestation et à la détention d’individus sans le concours des forces nationales, à la fois « en vue de maintenir l’ordre public fondamental et de lutter contre l’impunité »22 et pour « concourir au rétablissement et au maintien de la sécurité publique et de l’état de droit »23.
Il ressort de ces exemples que bien que l’édification de l’état de droit par les Nations Unies prenne majoritairement la forme d’activités de soutien institutionnel, le but onusien n’est pas tant le renforcement des institutions concernées que la réalisation de la fonction répressive, ces institutions étant en quelque sorte court-circuitées lorsque l’Organisation le juge nécessaire.
§11 Il s’agit alors de proposer des pistes explicatives du constat ainsi posé en replaçant l’état de droit empiriquement identifié comme assurant une fonction répressive dans un cadre plus général, tant formel que substantiel. Pour ce faire, sont identifiés les causes et déterminants qui font de l’état de droit onusien un concept répressif.
En premier lieu, il convient de souligner le fait que la dimension répressive de l’état de droit n’est ni propre aux cas étudiés, ni même à une approche de « terrain ». Elle s’est au contraire institutionnalisée au siège de l’Organisation, tant sur le plan organique que normatif. L’architecture onusienne censée coordonner l’action en matière d’état de droit s’incarne ainsi dans la « Cellule mondiale de coordination des activités policières, judiciaires et pénitentiaires de promotion de l’état de droit au lendemain de conflits et d’autres crises », organe dont l’intitulé est explicite quant aux priorités en matière d’état de droit.
§12 Sur le plan normatif, la même conception de l’état de droit comme chaîne pénale a été reprise régulièrement dans des documents juridiques de l’Organisation. C’est le cas en premier lieu des résolutions du Conseil de sécurité, y compris de résolutions « théoriques » portant sur le soutien à la paix de façon large, reflétant la « doctrine »24 du Conseil en la matière. Le Conseil de sécurité a ainsi adopté, en 2013, une résolution portant sur les opérations de maintien de la paix dites multidimensionnelles dans laquelle il précise qu’il peut leur confier un mandat de « renforcement des institutions chargées de faire régner l’état de droit dans le pays hôte », soit « la police, [les] institutions judiciaires et [le] système pénitentiaire »25. Plus récemment, fin 2018, et de façon encore plus édifiante pour ce qui est de l’ancrage de la conception répressive de l’état de droit aux Nations Unies, le Conseil de sécurité a adopté une résolution dont le préambule rappelle « le rôle important que peut jouer l’aide fournie par les Nations Unies aux institutions policières, judiciaires et pénitentiaires, selon les mandats accordés, dans le renforcement de l’état de droit »26. Cette résolution porte, dans le corps du texte, sur l’« import[ance] d’intégrer dès le départ l’appui fourni par les Nations Unies dans les domaines de la police, de la justice et de l’administration pénitentiaire aux mandats des opérations de maintien de la paix et des missions politiques spéciales » en vue du renforcement de l’état de droit27. Il s’agit donc ici pour le Conseil de sécurité de reconnaître, de façon générale, l’incarnation de l’état de droit dans les institutions de la police, de la justice et des prisons, dans le cadre de l’instauration de la paix. La forme descriptive du langage employé ne fait que renforcer cette conception spécifique qui prend la forme de l’évidence28.
§13 En complément, les Nations Unies produisent des documents de type « guidelines » reprenant là encore la même conception répressive, de sorte que si l’approche de l’état de droit comme chaîne pénale aurait pu apparaître comme le résultat hasardeux d’une pratique de terrain ad hoc, elle est désormais bel et bien institutionnalisée, au point qu’elle sert de référence pour la pratique onusienne générale et/ou théorique en la matière, et partant la conforte. Il n’est pas anodin de souligner que ces documents censés guider la pratique de terrain sont produits non seulement par le Secrétariat et, au sein de ce dernier, par le Département des opérations de maintien de la paix, mais aussi par diverses agences dont le Programme des Nations Unies pour le développement, ou encore le Haut-Commissariat aux droits de l’homme. Celui-ci est ainsi co-auteur des « Indicateurs de l’état de droit » consacrés à l’évaluation de la police, de la justice et des prisons29, et d’une série de manuels intitulés « Les instruments de l’état de droit après un conflit », portant entre autres sur la « supervision des systèmes judiciaires », l’« assainissement », c’est-à-dire le processus de vérification des antécédents du personnel des institutions de l’état de droit, ou les « poursuites du parquet »30.
§14 On retrouve par ailleurs cette conception de l’état de droit « répressif » dans la pratique d’autres acteurs internationaux agissant dans des situations de crise et conflit : tel est le cas, entre autres, des missions dites « Etat de droit » de l’Union européenne au Kosovo31 et en Irak32, ou des programmes de nombre d’organisations internationales et d’acteurs bilatéraux particulièrement impliqués dans ce domaine (Etats-Unis, Royaume-Uni). L’état de droit répressif semble donc s’être institutionnalisé dans la pratique internationale d’intervention dans les contextes (post-)conflictuels, et il est nécessaire de tenter de comprendre pourquoi.
§15 Les caractéristiques du concept onusien d’état de droit, en particulier son indétermination et son degré d’abstraction, peuvent expliquer que le processus de concrétisation de la notion ait débouché sur un contenu aussi spécifique. L’indétermination du concept d’état de droit au niveau du discours, tant au plan international que dans la sphère onusienne, permet en effet aux acteurs mobilisant la notion de la modeler à leurs besoins. Cela révèle que les Nations Unies ont une conception instrumentale de l’état de droit : dans la pratique, l’état de droit constitue un moyen ou un outil mis au service de la réalisation de buts extérieurs, et non une fin en soi33.
On observe en conséquence de grandes disparités entre le contenu du concept d’état de droit dans les situations de conflit et sortie de conflit, dans lesquelles l’état de droit est mis en œuvre afin de réaliser des objectifs de paix, de sécurité ou de stabilité, et le contenu de l’état de droit lorsque ce dernier est mis au service de la poursuite d’objectifs de développement économique, par exemple. Ces divergences sont mises en lumière par une comparaison rapide entre le contenu du concept tel que dégagé à travers l’analyse de la pratique onusienne de paix, et la conceptualisation de l’état de droit dans des contextes ou par des acteurs dotés d’un mandat de développement, tels que la Banque mondiale. La conceptualisation de l’état de droit par cette dernière renvoie à des éléments caractéristiques de l’état de droit comme chaîne pénale (police et tribunaux), mais aussi à des indicateurs tels que « Confiscation/expropriation », « Intellectual property rights protection », « Private property protection », « Business Cost of Crime and Violence », « Parallel (black-market, unrecorded) economy » ou encore « Efficiency of Legal Framework for Challenging Regulations »34. Il est ici manifeste que le mandat de la Banque mondiale en matière de développement économique influence sa façon de concevoir l’état de droit.
§16 A l’inverse, les spécificités du contexte local d’édification de l’état de droit (c’est-à-dire les causes de conflit et les structures politico-juridiques nationales) ne semblent pas avoir d’influence notable sur la pratique d’édification de l’état de droit par les Nations Unies, qui reste sensiblement la même en dépit de contextes différents.
§17 Dès lors, c’est bien le but ou l’objectif au service duquel est mis l’état de droit qui semble déterminer son contenu, et c’est à ce but qu’il faut s’intéresser : en l’occurrence la « paix ». La thèse propose à cet égard une analyse de la conception onusienne de la paix sur plusieurs niveaux. Le but le plus immédiat pour les Nations Unies consiste à instaurer la paix dans les Etats dans lesquels elles agissent. En second lieu, il s’agit de maintenir la paix et la sécurité internationales. Enfin, dans une perspective relevant davantage de la sociologie du droit et des relations internationales, il faut prendre en compte le fait que les Nations Unies agissent dans un contexte caractérisé, d’après une partie de la doctrine sur le sujet35, par un phénomène d’hégémonie défini comme la perpétuation de la position de domination36 de certains Etats sur d’autres par le biais de mécanismes qui ne relèvent pas tant de l’usage de la force, que d’une construction « idéologique » consistant à présenter la situation de domination comme acceptable37, mécanismes auxquels l’ONU elle-même contribue38.
§18 Au premier niveau, la paix que les Nations Unies cherchent à établir dans les Etats concernés peut être associée à la notion d’ordre : il s’agit en effet avant toute chose de garantir l’absence de troubles. Cela passe par d’importants efforts onusiens pour garantir la sécurité des Etats concernés, de même que la « sécurité humaine », concept popularisé dans les années 1990 par le Programme des Nations Unies pour le développement39. Dans l’un comme dans l’autre cas cependant, la conception onusienne de la sécurité reste somme toute classique et consiste à assurer la sécurité physique, que ce soit de l’Etat ou des individus, par le recours à la force, dont la répression pénale est un élément. Concrètement, l’édification de l’état de droit sert alors dans les cas étudiés à lutter contre la criminalité. A titre d’illustration, en Haïti, le Conseil de sécurité rappelle à plusieurs reprises la contribution des institutions de l’état de droit, soit la police40 mais aussi le système pénitentiaire41 et le « secteur de la justice »42 à la sécurité nationale. Il s’agit par exemple d’« appuyer les efforts du Gouvernement pour assurer un suivi juridique effectif de la grande criminalité »43.
§19 Au second niveau, l’état de droit concourt à garantir la sécurité internationale, en ce qu’il est utilisé, entre autres, comme outil dans la lutte contre le terrorisme ou la criminalité transnationale. La contribution de l’état de droit au maintien de la paix et de la sécurité internationales a été reconnue par le Conseil de sécurité dans sa première résolution portant expressément et exclusivement sur l’état de droit44. Plus spécifiquement, le Conseil a également estimé que « la promotion et la protection des droits de l’homme pour tous et la primauté du droit [« rule of law »] sont des éléments essentiels dans la lutte contre le terrorisme »45, tandis que le Secrétaire général a plusieurs fois souligné le lien entre édification de l’état de droit et lutte contre la criminalité transnationale46.
A titre d’illustration, c’est le cas en Afghanistan, où l’état de droit est mobilisé en vue de lutter contre la culture du pavot47, ou au Mali48, où les programmes d’édification de l’état de droit sont explicitement associés à la lutte contre les mouvements rebelles et/ou terroristes au nord du pays, à travers un soutien accru aux forces de police locales.
§20 Au dernier niveau enfin, l’état de droit semble contribuer via son rôle dans le maintien de l’ordre dans les Etats concernés et dans la préservation de la sécurité internationale, à privilégier les intérêts des Etats dominants, si l’on considère que la sécurité internationale est une notion construite49 résultant des choix, préférences et intérêts des Etats les plus puissants de l’ordre international. Dans cette perspective, « les énoncés de sécurité (…) décrivent moins l’état des choses ou des phénomènes existants qu’ils ne réalisent ou ne portent à l’existence un nouvel ordre des choses »50. Même s’il est évident que « security is identified as a major issue by poor states themselves »51, certains auteurs n’ont pas manqué de souligner que les menaces pour la paix et la sécurité internationales étaient systématiquement situées dans les pays dits « du Sud », dont les pays en situation conflictuelle ou post-conflictuelle font partie dans l’immense majorité des cas52.
C’est le cas des menaces susmentionnées, à savoir le terrorisme et la criminalité transnationale. Plusieurs auteurs ont affirmé que le « degré extrêmement élevé de priorité accordé à la lutte contre le terrorisme sert indéniablement les intérêts de certains États »53, ou plus spécifiquement que la pratique du Conseil de sécurité de lutte contre le terrorisme répondait aux intérêts étatsuniens en la matière54, accordant par ailleurs peu de considération aux autres acteurs de l’ordre international55. Le rapport Un monde plus sûr du Secrétaire général illustre cette approche en insistant sur les menaces que peuvent représenter, pour l’ordre international, les « Etats faibles » relativement aux menaces précitées, expliquant ainsi que la lutte contre la criminalité organisée ne peut « tolérer aucun maillon faible »56. Ainsi, dès lors que l’état de droit contribue à la protection de la sécurité internationale, entre autres à travers la lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale, il relève de cette dynamique hégémonique.
§21 On peut conclure à l’issue de cette première partie que l’état de droit répressif non seulement contribue aux différents objectifs de la pratique onusienne de paix énumérés ci-dessus, mais, lorsque l’on inverse la relation de causalité dans une perspective téléologique, apparaît être déterminé par eux. La dimension répressive de l’état de droit onusien trouve en effet tout son sens si l’on considère que la paix qu’il s’agit de mettre en œuvre consiste pour l’essentiel au maintien de l’ordre sur les plans national et international. La seconde partie de cette présentation est quant à elle consacrée à la fonction protectrice de l’état de droit, mais aussi à une tentative d’explication de l’ambivalence du concept et de son utilité dans l’ordre international.
L’état de droit protecteur
§22 L’exploration de la fonction protectrice du concept onusien d’état de droit tel que mis en œuvre dans les situations de conflit et sortie de conflit, fonctionne en miroir de sa fonction répressive, et reprend les mêmes étapes de démonstration. Ainsi, la thèse procède à la démonstration et à l’analyse de la fonction protectrice de l’état de droit. Cette dernière présente deux facettes : la défense des droits humains dans les sociétés concernées, et la protection des droits humains au sein même des institutions de la chaîne pénale. Dans les deux cas, et comme pour le soutien à la fonction répressive de l’état de droit, l’ONU procède à de nombreuses activités de soutien institutionnel (là encore, à travers la mise en place d’institutions dédiées comprenant la construction d’infrastructures et le recrutement de personnel, l’organisation de formations, l’adoption de révisions législatives, etc.). L’étude minutieuse de ces activités et des discours qui les accompagnent permet de proposer une série de constats et d’analyses.
§23 D’une part, l’état de droit en tant que chaîne pénale permet a priori de protéger de façon générale les droits humains57. Dans cette perspective, la pratique des Nations Unies consiste entre autres à faciliter l’accès aux institutions policières et judiciaires, et à les rendre plus à même de traiter des violations commises dans les sociétés concernées. Ces actions sont généralement présentées sous l’angle de la lutte contre l’impunité. Toutefois, les droits ainsi protégés s’avèrent très limités : il s’agit pour l’essentiel de protéger les personnes les plus vulnérables contre la violence physique, et non de garantir les droits humains dans leur ensemble. Cette forme de protection limitée rejoint alors la fonction « épée » du droit pénal décrite par une partie de la doctrine juridique58, dans le sens où elle consiste avant tout à punir les auteurs de crime. Elle apparaît en outre secondaire dans les priorités onusiennes, d’après l’étude de l’agencement et de l’organisation de la pratique en matière d’édification de l’état de droit.
§24 Quant à la seconde facette de la fonction protectrice de l’état de droit, à savoir le respect des droits humains au sein des institutions de la chaîne pénale, elle requiert la mise en place de mesures d’encadrement et de contrôle telles que le « vetting »59, et s’apparente pour l’essentiel à la garantie du droit à un procès équitable et à la sûreté. En matière de procès équitable, les Nations Unies se préoccupent ainsi particulièrement du principe d’indépendance de la justice. Le droit à la sûreté se trouve lui protégé par la priorité accordée à la lutte contre la détention préventive prolongée. Mais cette dimension de la fonction protectrice de l’état de droit apparaît dans la pratique onusienne, là encore, secondaire et limitée, de sorte qu’elle semble correspondre à l’analyse de William Schabas selon laquelle « la raison d’être du procès équitable est de faire en sorte que le régime fonctionne bien dans sa tâche principale qui est l’identification du délinquant et la répression du crime »60.
§25 Cette dimension protectrice est en effet secondaire en comparaison d’autres activités onusiennes, en termes d’allocation des ressources. Mais elle est surtout limitée en ce qu’elle couvre certains aspects seulement de la procédure, au détriment d’aspects plus qualitatifs tels que le principe d’impartialité, l’obligation de motiver les décisions de justice, la présomption d’innocence, le droit de participer effectivement au procès, droit qui implique que l’accusé comprenne la procédure, et plus largement les droits de la défense, éléments ne bénéficiant que d’un soutien limité voire inexistant de la part des Nations Unies. Cette dichotomie entre qualitatif et quantitatif, quoique grossière, permet d’émettre l’hypothèse selon laquelle l’objectif des Nations Unies à cet égard ne serait pas tant de protéger ces droits et garanties, que de contribuer à renforcer l’efficacité du système de justice pénale et, partant, la fonction répressive de l’état de droit. L’importance accordée par les Nations Unies à la lutte contre la détention préventive prolongée conforte cette hypothèse, puisqu’il s’agit alors, sous couvert de protection du droit à la sûreté, d’accélérer et de rendre plus efficace la procédure pénale. A titre d’illustration, en Haïti, la « Commission consultative sur la détention préventive prolongée » soutenue par les Nations Unies, se prononce par exemple sur les mesures prises pour « assurer le bon fonctionnement du dispositif pénal »61.
§26 Les éléments ci-dessus démontrent donc que la fonction protectrice de l’état de droit – sa fonction « traditionnelle » dans la littérature juridique classique – n’est en fait pour l’essentiel que le pendant collatéral et secondaire de l’état de droit répressif. En se tournant de nouveau vers le contexte (tant matériel que conceptuel) d’édification de l’état de droit, il s’agit alors d’expliquer en quoi et pourquoi c’est le cas. Ce faisant, c’est la cohérence même du concept onusien d’état de droit qui est remise en cause.
§27 Le contexte d’édification de l’état de droit restant en premier lieu l’objectif de paix, il est nécessaire à ce stade de revenir sur la conception de la « paix comme ordre » proposée antérieurement au cours de l’étude, et de la contraster avec l’idée de « paix positive ». La paix positive est caractérisée non par l’absence de conflit (qui constitue la définition de la paix dite négative ou sécuritaire décrite en première partie, et que l’on a qualifiée de paix comme ordre), mais par la réalisation d’un ensemble de « biens » tels que les droits humains, la justice et le développement, et l’état de droit. Or la protection des droits humains, et l’état de droit lui-même, sont largement associés, dans le discours onusien, avec la notion de paix positive. Plus précisément, l’état de droit contribue dans une certaine mesure, comme il a été démontré, à la protection des droits humains et à la justice, et donc à l’objectif de paix positive.
Mais cette contribution de l’état de droit à la paix positive, et l’importance de cette dernière elle-même, sont à nuancer. L’étude de la pratique onusienne révèle qu’au-delà du discours, la réalisation de la paix positive reste instrumentale au regard de l’objectif de paix comme ordre. En écho à ce constat, c’est bien, là encore, la fonction répressive de l’état de droit qui intéresse les Nations Unies. Ainsi, si la réalisation de la paix positive appelle le respect des droits humains, cela se traduit concrètement, dans les situations de conflit et sortie de conflit, par la priorité accordée avant tout à la « lutte contre l’impunité » 62, donc à la répression. De façon similaire, en matière de justice post-conflictuelle, la réponse privilégiée par les Nations Unies reste la réponse pénale63. Là encore, la dimension répressive de l’état de droit fait écho à l’objectif onusien de paix, même lorsque celle-ci est qualifiée de « positive ».
Conclusion
§28 On l’aura compris, l’état de droit onusien semble donc davantage défini par sa dimension répressive que protectrice. Si ces deux fonctions ont jusqu’à présent paru cohabiter dans la pratique onusienne, le constat peut être poussé plus loin en ce que la fonction protectrice de l’état de droit entre parfois en contradiction, de façon très concrète, avec sa fonction répressive. C’est par exemple le cas lorsque le renforcement des forces de police locales (relevant de la fonction répressive) conduit à une augmentation des violations des droits des citoyens concernés, phénomène observable entre autres en Haïti. Le cas des « mesures temporaires d’urgence » mises en œuvre par la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en République centrafricaine illustre lui aussi de façon flagrante cette contradiction. Les mesures en question, qui font partie des activités onusiennes relevant explicitement de l’édification de l’état de droit64, consistent à autoriser le personnel militaire et policier de la mission onusienne en République centrafricaine à procéder à des arrestations et détentions. Toutefois, pour plusieurs raisons parmi lesquelles l’absence de cadre légal adéquat65, l’absence de contrôle des actions menées dans ce cadre et l’absence de fondement juridique de ces mesures, ces arrestations et détentions engendrent la violation d’un certain nombre de droits des personnes arrêtées et détenues, dont le droit à ne pas être détenu arbitrairement et le droit à un procès équitable. La réalisation de la fonction répressive de l’état de droit vient ici directement compromettre la réalisation de sa fonction protectrice.
Or, lorsqu’une telle contradiction naît sur le terrain, les Nations Unies privilégient la répression au détriment de la protection. Cela n’est pas sans conséquence sur le plan conceptuel et définitionnel. De deux choses l’une : soit le concept d’état de droit est défini par la réunion des deux fonctions protectrice et répressive, et il souffre alors d’une incohérence conceptuelle intrinsèque ; soit le concept d’état de droit équivaut à une chaîne pénale dont la fonction constitutive est la répression, et il est trompeur d’employer pour s’y référer le terme « état de droit » en lieu et place de ce qu’il est réellement66. L’utilité « scientifique » de la notion est nulle dans l’un comme dans l’autre cas.
§29 La question se pose alors de l’utilité pour les Nations Unies d’avoir recours à un concept manifestement ambivalent, si ce n’est incohérent. Les propos d’Yadh Ben Achour offrent à cet égard une piste qui se révèle fructueuse. Pour cet auteur, la « fonction idéologique l’emporte sur l[a] fonction scientifique » de l’Etat de droit comme concept mondial67. Une lecture de l’ordre international comme hégémonique confirme cette suggestion : l’ambivalence de l’état de droit permet au concept à la fois de contribuer à l’exercice de la domination via sa fonction répressive, comme avancé ci-dessus, et – et c’est là que la dimension protectrice de l’état de droit est des plus utiles – de prêter à cette domination l’apparence de la légitimité68.
C’est en effet la dimension protectrice de l’état de droit qui lui confère la forte légitimité dont le concept jouit dans le discours international69. La légitimité perçue de l’état de droit repose aussi sur son statut en droit international, à savoir un « principe »70 ou un « standard »71 – deux éléments du droit international caractérisés précisément par leur grande légitimité, mais aussi par la possibilité qu’ils offrent d’être mobilisés de façon variable selon qu’ils s’appliquent à des Etats plus ou moins puissants de l’ordre international.
§30 Les fondements de cette légitimité sont alors contestables. En premier lieu, l’indétermination du concept en droit international permet aux acteurs internationaux d’y associer un contenu ou une signification variables, et potentiellement profitables précisément aux Etats capables d’en dicter le contenu à leur avantage, soit les Etats les plus puissants de l’ordre international (et qui sont ceux qui procèdent à l’édification de l’état de droit, et en alimentent donc le contenu). L’indétermination en soi du concept lui ôte alors toute légitimité. En second lieu, les caractéristiques de l’état de droit lui conférant cette légitimité, dont ses supposées neutralité et technicité, découlant de son statut de principe ou standard juridique, sont discutables. De précédents travaux ont en effet remis en cause le caractère prétendument neutre (idéologiquement et politiquement) du droit en général72, du droit international73 et, en tant que concept juridique, de l’état de droit74. L’état de droit onusien semble donc correspondre au fonctionnement hégémonique de l’ordre international décrit par une partie de la littérature, et dont le droit international est un outil, précisément grâce à la conciliation – trompeuse toutefois – de ses deux fonctions antagonistes : l’une permettant la domination, l’autre la légitimation de cette domination.
§31 Pour autant, si l’état de droit s’inscrit dans et illustre le phénomène décrit ci-dessus, cette seule grille de lecture n’épuise pas l’ensemble des mobilisations et usages qui sont faits du concept d’état de droit au plan international. La thèse conclut donc à la nécessité d’explorer d’autres pistes explicatives, d’élargir la recherche à d’autres contextes d’édification au-delà de ceux caractérisés par la poursuite de la paix, mais aussi de s’interroger sur le sort à réserver à un concept caractérisé par les ambivalences précédemment décrites, et dont la popularité ne faiblit pourtant pas. S’il ne revient pas à un travail universitaire de statuer sur cette dernière question, mais plutôt aux « usagers », quels qu’ils soient, du droit international, on peut toutefois citer, à ce propos, l’engagement de M. Chemillier-Gendreau à « abandoning the concepts that no longer reflect reality and therefore maintain dangerous illusions »75.
La typologie retenue, à savoir « état de droit » et non « Etat de droit », reflète la typologie onusienne et est expliquée et justifiée en introduction de la thèse, de même que brièvement au §3 ci-dessous. Voir à ce sujet Bodeau-Livinec P. et Villalpando S., « La promotion de l’« état de droit » dans la pratique des Nations Unies », in Société française pour le droit international (S.F.D.I.) (éd.), L’État de droit en droit international: colloque de Bruxelles, Paris, Pedone, 2009, pp. 81-100. ↩
Ce constat est abondant dans la littérature académique. Jacques Chevallier parle à propos de l’état de droit dans l’ordre international de « domination désormais sans partage », Chevallier J., « Les aspects idéologiques de l’Etat de droit », in Société française pour le droit international (éd.), L’État de droit en droit international: colloque de Bruxelles, op. cit, p. 77. Voir aussi Chevallier J., « Etat de droit et relations internationales », in Annuaire français des relations internationales, vol. 52, 2006, p. 4. Dans la littérature anglophone, voir entre autres Humphreys S., Theatre of the Rule of Law: Transnational Legal Intervention in Theory and Practice, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, pp. 22‑23 ; Carothers T., « The Rule of Law Revival », in Foreign Affairs, vol. 77, n° 2, avril 1998, p. 95 ; Rajagopal B., « Invoking the Rule of Law in Post-conflict Rebuilding: A Critical Examination », in William & Mary Law Review, vol. 49, n° 4, 2008, pp. 1347‑1376 ; May C., The rule of law: the common sense of global politics, Cheltenham, Edward Elgar Publishing Limited, 2014, p. 186 ; May C., « The Rule of Law: What Is It and Why Is It ‘Constantly on People’s Lips’? », in Political Studies Review, vol. 9, n° 3, septembre 2011, p. 364. ↩
« Bien malin qui pourrait répondre à une question qui, déjà brouillée au plan national, l’est plus encore au plan international », estime Delmas-Marty M., La refondation des pouvoirs - Les forces imaginantes du droit (III), Paris, Éditions du Seuil, 2004, pp. 264‑265. Voir aussi Forteau M., « Existe-t-il une définition et une conception univoques de l’Etat de droit dans la pratique des organisations régionales ou politiques ? », in Société française pour le droit international (éd.), L’État de droit en droit international: colloque de Bruxelles, op. cit., p. 264. Voir encore les conclusions dudit colloque desquelles il ressort que nombre de questions restent en suspens, si ce n’est que l’état de droit fait « bel et bien, partie du droit international », David E., « Conclusions générales », in Société française pour le droit international (éd.), L’État de droit en droit international: colloque de Bruxelles, op. cit., p. 444. ↩
On s’intéresse donc au concept d’état de droit en tant qu’élément de droit international, mais appliqué à l’ordre national, et non à l’état de droit appliqué à l’ordre international lui-même. ↩
Voir sur le rôle du Secrétaire général en matière de « norm entrepreneurship », Rushton S., « The UN Secretary-General and Norm Entrepreneurship: Boutros Boutros-Ghali and Democracy Promotion », in Global Governance, vol. 4 n°1, 2008, pp.95-110, et plus largement sur le rôle normatif de l’Organisation, Spijkers O., The United Nations: the evolution of global values and international law, Cambridge - Portland, Intersentia, 2011. ↩
Voir Mockle D., « L’État de droit et la théorie de la rule of law », Les Cahiers de droit, vol. 35, n° 4, 1994, p. 826. Voir aussi Corten O., « L’Etat de droit en droit international : quelle valeur juridique ajoutée ? », in Société française pour le droit international (éd.), L’État de droit en droit international: colloque de Bruxelles, op. cit., p. 12 ; Forteau M., « Existe-t-il une définition et une conception univoques de l’Etat de droit dans la pratique des organisations régionales ou politiques ? », in Société française pour le droit international (éd.), L’État de droit en droit international: colloque de Bruxelles, op. cit., p. 265. ↩
Sur l'ensemble des documents consultés avant 1990, l'expression « état de droit » apparaît seulement en 1989 dans un rapport du Secrétaire général au Conseil Economique et Social, E/CN.4/1987/9. Les recherches dans les bases documentaires de l’ONU révèlent le même constat, bien qu’une recherche exhaustive ne soit possible, la numérisation des documents datant d’avant 1993 n’ayant pas été achevée au moment de la recherche ↩
Voir entre autres les versions françaises des documents suivants : S/RES/161, A/PV.1702, A/PV.1696, A/RES/2625 (XXV), A/40/PV.48, A/44/191, etc. Les documents émis par l’Organisation des Nations Unies sont facilement accessibles avec leur seule cote sur le site internet qui leur est spécifiquement consacré : undocs.org ; aussi afin d’alléger les notes de bas de page, seule la cote est indiquée. ↩
Les études les plus approfondies de l’état de droit en droit international émanent du colloque de la Société française pour le droit international organisé en 2008 sur le sujet (Société française pour le droit international (éd.), L’État de droit en droit international: colloque de Bruxelles, op. cit.,), et de Morin J.-Y., L’Etat de droit : émergence d’un principe du droit international, Leiden, Nijhoff, 1996. ↩
Les rares tentatives de définition de cette notion sont régionales (dans l’arrêt Golder c. Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l’homme a étoffé le principe de « prééminence du droit », en anglais « rule of law », notamment comme garantissant « la possibilité d’accéder aux tribunaux », C.E.D.H., Affaire Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1971, n°4451/70, par. 34), et/ou informelles (ainsi de l’adoption en 2016 par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) du Conseil de l’Europe, d’une « liste des critères de l’état de droit », « Liste des critères de l’Etat de droit », 711, Commission européenne pour la démocratie par le droit, mars 2016, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://book.coe.int/eur/fr/droit-constitutionnel/7018-pdf-liste-des-criteres-de-l-etat-de-droit.html, consultée le 8 février 2017 ; voir également, le colloque de Chicago de 1957, la Conférence de Varsovie et le Congrès de New Delhi de 1959). ↩
Voir de nouveau l’étude de J.-Y. Morin précitée, et les conclusions du colloque de la S.F.D.I. de 2008. ↩
Ce qui aurait pu être le cas au cours de la réunion de haut niveau organisée sur le sujet en 2012. Voir à ce propos les interventions des Etats à cette réunion et à d’autres débats sur le même thème tenus à l’Assemblée générale ou à la Sixième commission. Ainsi l'Iran se prononce sur « [l]’absence de définition convenue de l’état de droit », A/C.6/69/SR.4 p.15, même idée dans A/C.6/68/SR.5 p.10 ; et l'Arabie Saoudite affirme que « [l]a diversité des traditions juridiques existant dans le monde montre qu’il n’y a pas de définition convenue de l’état de droit », A/C.6/69/SR.8 p.2. Quant à elle, « [l]a France estime cependant qu’au vu des concepts théoriques complexes mis en jeu par cette notion, dont l’affirmation a reçu des formes variables selon les systèmes juridiques, il serait opportun d’aborder ce thème de manière pragmatique et dans un objectif opérationnel. Une telle démarche présenterait l’avantage d’éviter à la fois d’entrer dans des discussions abstraites sur l’essence de « l’état de droit » », A/62/121 p.22. Pour l’Australie au nom de la Nouvelle-Zélande, du Canada et de l’Australie, « [l]a Commission doit donc s'abstenir de débattre de la portée ou de la définition de l'état de droit », A/C.6/61/SR.6 par. 93. ↩
S/2004/616 par. 6. ↩
« Le concept d’« état de droit » ou de « légalité » s’inscrit au cœur même de la mission de l’Organisation. Il désigne un principe de gouvernance en vertu duquel l’ensemble des individus, des institutions et des entités publiques et privées, y compris l’État lui-même, ont à répondre de l’observation de lois promulguées publiquement, appliquées de façon identique pour tous et administrées de manière indépendante, et compatibles avec les règles et normes internationales en matière de droits de l’homme. Il implique, d’autre part, des mesures propres à assurer le respect des principes de la primauté du droit, de l’égalité devant la loi, de la responsabilité au regard de la loi, de l’équité dans l’application de la loi, de la séparation des pouvoirs, de la participation à la prise de décisions, de la sécurité juridique, du refus de l’arbitraire et de la transparence des procédures et des processus législatifs », rapport du Secrétaire général, S/2004/616, par. 6. ↩
Un exemple des plus emblématiques de cette littérature est l’ouvrage d’Agnes Hurwitz qui affiche clairement l’ambition d’« assess the relevance and use of rule of law programs, (...) identify policy-relevant recommendations in different areas of rule of law programming », Hurwitz A.G., Huang R., (éds.), Civil war and the rule of law: security, development, human rights, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 2008, p.4. Voir aussi, entre autres, Faundez J., « The Rule of Law Enterprise - Towards a Dialogue between Practitioners and Academics », in Democratization, vol. 12, n° 4, 2005, pp.567‑586 ; Stromseth J., « Post-conflict Rule of Law Building: The Need for a Multi-Layered, Synergistic Approach », in William & Mary Law Review, vol. 49, n° 4, mars 2008, p.1443.; O’Connor V., « Rule of Law and Human Rights Protections through Criminal Law Reform: Model Codes for Post-conflict Criminal Justice », in International Peacekeeping, vol. 13, n° 4, décembre 2006, pp.517‑530 ; Stromseth J., Wippman D., Brooks R., Can Might Make Rights? Building the Rule of Law after Military Interventions, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2006. ↩
La littérature sur l’Etat de droit est extrêmement abondante. Voir parmi de nombreuses autres références, Heuschling L., État de droit, Rechtsstaat, rule of law, Paris, Dalloz, 2002 ; Chevallier J., L’État de droit, 5e édition, Paris, Montchrestien, 2010, p. 13. ; Troper M., « Le concept d’Etat de droit », in Droits, vol. 15, n° 2, 1992, pp. 51‑63 ; Leisner W., « L’Etat de droit: une contradiction ? », in Recueil d’études en hommage à Charles Eisenmann, Paris, France, Cujas, 1975, pp. 65‑79 ; Hamon L., « L’Etat de droit et son essence », in Revue française de droit constitutionnel, n° 4, 1990, pp. 699‑712. ↩
Bergel J.-L., Théorie générale du droit, Théorie générale du droit, 5e édition, Paris, Dalloz, 2012, p.230. ↩
Leur « robustesse » tient à ce qu’elles sont non seulement autorisées à « utiliser tous les moyens nécessaires » pour la réalisation de leur mandat, mais qu’elles disposent pour ce faire de moyens inhabituels dans la pratique onusienne de paix. Il en va ainsi de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en République centrafricaine chargée d’exécuter des « mesures temporaires d’urgence » autorisant les casques bleus à procéder à des arrestations et détentions (voir les résolutions S/RES/2149 (2004) par. 40 et résolutions suivantes : S/RES/2217, par. 32 f), S/RES/2301, par. 34 d), S/RES/2387, par. 43 e)). ↩
Voir sur ce point, entre autres, Karlsrud J., « The UN at war: examining the consequences of peace-enforcement mandates for the UN peacekeeping operations in the CAR, the DRC and Mali », in Third World Quarterly, vol. 36, n° 1, janvier 2015, pp. 40‑54 ; Peter M., « Between Doctrine and Practice: The UN Peacekeeping Dilemma », in Global Governance: A Review of Multilateralism and International Organizations, vol. 21, n° 3, juillet 2015, pp. 351‑370. ↩
Voir de façon générale, sur la catégorisation de la pratique de paix onusienne et la frontière parfois floue entre ces diverses catégories, Ben Achour R., « Les opérations de maintien de la paix », dans Cot J.-P., Pellet A. et Forteau M. (éds.), La Charte des Nations Unies: commentaire article par article, 3e édition, Paris, Economica, 2005, p. 276 ; Bellamy A.J., Williams P., Griffin S., Understanding peacekeeping, Cambridge, Malden, MA, Polity Press, Blackwell Pub, 2004, p. 146. ↩
Une très grande majorité des écrits sur l’état de droit reprennent cette idée fondamentale, nonobstant la diversité des approches et définitions possibles. La liste suivante est loin d’être exhaustive : « [le] concept d’Etat de droit, conçu à l’origine pour limiter les pouvoirs de l’Etat dans la sphère interne » d’après l’introduction au colloque de la S.F.D.I., L’État de droit en droit international, op. cit., p. 5. ; « les notions de rule of law, de Rechtsstaat, d’Etat de droit (ou de prééminence du droit) et de due process of law, qui toutes tendent à subordonner le pouvoir à des règles destinées à contenir sa puissance », d’après Morin J.-Y., L’Etat de droit : émergence d’un principe du droit international, op. cit., p. 26. ; « [a]u cœur de l’Etat de droit, il y a donc fondamentalement l’idée de limitation du pouvoir » pour Chevallier J., L’État de droit, op. cit., p. 51. ; « [l]a notion de Rechtsstaat, rule of law ou Etat de droit (…) renvoie toutefois à la soumission d’une société à la règle de droit et non à un pouvoir arbitraire », Lagrange E., Sorel J.-M. (éds.), Droit des organisations internationales, Paris, L.G.D.J., 2013, p. 742, ; « [l]e respect de la légalité [est la] base en soi de l’Etat de droit qui s’autolimite de la sorte », Chemillier-Gendreau M., Humanité et souverainetés : Essai sur la fonction du droit international, La Découverte, 1995, p. 49. ; « le concept d’Etat de droit suppose, on le sait, une limitation des pouvoirs étatiques », Hajjami N., « La Commission de Venise et la construction d’Etat : l’exemple du Monténégro », in Société française pour le droit international (éd.), L’État de droit en droit international: colloque de Bruxelles, op. cit., p. 214., etc. Dans la littérature anglophone également, « the rule of law was primarily about forcing a ruler to bend to the dictates of the law and thus freeing citizens from arbitrary abuse and the fear of power. (…) Indeed, we could argue that this is the most universally acceptable understanding of the rule of law », Kelinfeld-Belton R., Nicolaidis K., « Can a Post-colonial Power Export the Rule of Law? », in Palombella G., Walker N. (éds.), Relocating the rule of law, Oxford - Portland, Hart Publishing, 2009, p. 151. Dans le même sens, la « rule of law » serait définie par l’« opposition to the arbitrary exercise of power **», Krygier M., « The rule of law : legality, teleology, sociology », Palombella G., Walker N. (éds.), Relocating the rule of law, op. cit., p. 57. C’est ainsi que Rémi Bachand résume également le concept d’Etat de droit dans les sociétés occidentales, Bachand R., Les subalternes et le droit international: une critique politique, Paris, Pedone, 2018, p. 210. ↩
S/RES/2217, par. 32 f), S/RES/2301, par. 34 d), S/RES/2387, par. 43 e). ↩
S/RES/2217, par. 33 a), S/RES/2301, par. 35 a), S/RES/2387, par. 43 e), S/RES/2448 par. 40 e). ↩
« Dans l’après-guerre froide, (…) le Conseil de sécurité se transforme en effet en organe de réflexion à long terme, de débat d’idées et de prospective. Il prend l’habitude de traiter de questions générales déconnectées de tout différend ou situation particulière. Il ne se contente pas de débattre ; il adopte des déclarations et résolutions de fond, thématiques, qui nourriront ensuite ses résolutions « sécuritaires » (…). Bref, il forge progressivement une véritable doctrine par secteurs du maintien de la paix », Tercinet J., « Les opérations de paix », in Paix et Sécurité Européenne et Internationale, vol. 2, 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://revel.unice.fr/psei/index.html?id=508#bodyftn138, consultée le 24 novembre 2018. ↩
Le Conseil de sécurité appelle ainsi les missions à « [c]ontribuer au renforcement des institutions chargées de faire régner l’état de droit dans le pays hôte (…) en aidant les autorités nationales à définir, en matière d’état de droit, les grandes priorités et les stratégies qui permettront de répondre aux besoins de la police, des institutions judiciaires et du système pénitentiaire, compte tenu des liens qui existent entre ces éléments, pour que l’État soit mieux à même d’assumer les fonctions critiques dans ces domaines », S/RES/2086, par. 8. ↩
S/RES/2447, préambule. ↩
Ibid. par. 1. ↩
Le Conseil de sécurité « souligne qu’il importe d’intégrer l’appui fourni par les Nations Unies dans les domaines de la police, de la justice et de l’administration pénitentiaire aux mandats des opérations de maintien de la paix et des missions politiques spéciales, selon que de besoin », ibid. ↩
« Indicateurs de l’état de droit des Nations Unies », Guide d’application et outils de gestion de projet, juin 2012. ↩
Les autres manuels sont davantage axés sur la justice transitionnelle et portent sur les amnisties, les réparations, les « commissions vérité », les consultations nationales sur la justice en période de transition, les « tribunaux mixtes » et les archives, voir la liste des publications du HCDH p.10, disponible en ligne à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/Documents/Publications/publistFR.pdf, consultée le 5 mars ↩
C’est la « mission « Etat de droit » menée par l’Union européenne au Kosovo » dite EULEX KOSOVO, créée en 2008 par l’action commune 2008/124/PESC du Conseil de l’Union européenne. ↩
Il s’agit de la « mission intégrée « Etat de droit » de l’Union européenne pour l’Irak » dite EUJUST LEX, créée en 2005, par l’action commune 2005/190/PESC du Conseil de l’Union européenne. ↩
A l’inverse d’une conception téléologique de l’état de droit, soutenue entre autres par Martin Krygier, pour qui l’état de droit doit être défini par sa finalité : « [t]he proper way to approach the rule of law is not to offer, as lawyers often do, a list of characteristics of laws and legal institutions supposedly necessary, if not sufficient, for the rule of law to exist ; let me call that the anatomical approach. Rather, one should begin with teleology and end with sociology. That is, I suggest we start by asking what we might want the rule of law for (…). something like its telos*, the point of the enterprise, goals internal to and immanent in the concept* », Krygier M., « The rule of law : legality, teleology, sociology », art. cit., p.47. ↩
Voir le descriptif de l’indicateur « rule of law » disponible en ligne à l’adresse suivante : http://info.worldbank.org/governance/wgi/pdf/rl.pdf, consultée le 13 septembre 2018. ↩
Voir parmi de nombreux travaux Anghie A., Imperialism, sovereignty, and the making of international law, Cambridge - New York, Cambridge University Press, 2007, p. 320 ; Koskenniemi M., « The Politics of International Law – 20 Years Later », in European Journal of International Law, vol. 20, n° 1, février 2009 ; Rajagopal B., « Counter-hegemonic International Law: Rethinking Human Rights and Development as a Thirld World Strategy », in Falk R.A., Rajagopal B, et Stevens J. (éds.), International law and the Third World: reshaping justice, Londres - New York, Routledge-Cavendish, 2010 ; Bachand R., Les subalternes et le droit international: une critique politique, op. cit., ↩
La domination est « un système global constitué par l’ensemble des contraintes régulatrices que subissent les individus », fondé sur « l’inégale distribution de ressources, laquelle reflète la structure sociale toute entière : modes de production économique, modes de rationalités culturellement construits, monopolisation tendancielle de la violence physique », Hermet G. et al., Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, 8e édition, Armand Colin, 2015, pp. 94‑95. ↩
« L’hégémonie désigne à l’origine une position de prédominance d’un acteur sur tous les autres, au point de conférer à celui qui en bénéficie la capacité de dicter aux autres leur conduite et de pouvoir définir jusqu’aux règles du jeu. On parlera ainsi d’une position hégémonique » Hermet G. et al., Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, op. cit., p. 141. Voir aussi les Conclusions de Serge Sur dans le colloque organisé par Jouannet E, Ruiz-Fabri H. (éds.), Impérialisme et droit international en Europe et aux Etats-Unis, Paris I, Société de législation comparée, 2007, p. 319. Voir aussi la définition proposée par Krahmann E., « American Hegemony or Global Governance? Competing Visions of International Security », in International Studies Review, vol. 7, n° 4, 2005, pp. 531‑545, selon laquelle « [h]egemony can be defined as capabilities that are matched by influence over other states in the international system », p.533. ↩
Balakrishnan Rajagopal parle ainsi d’une « institutionalisation of hegemony, especially through the UN Security Council », Rajagopal B., « Counter-hegemonic International Law: Rethinking Human Rights and Development as a Thirld World Strategy », art. cit., p. 68. « At the pinnacle of this order are intergovernmental organizations (IGOs) controlled by the most powerful states. (…) The IGOs [including the UN] are committed to preserving—in one way or the other—the underlying political and economic tenets of the post-World war II order (…) which pivoted on philosophies of free markets and political pluralism under the tutelage of the West », Mutua M., Human rights standards: hegemony, law, and politics, Albany, State University of New York Press, 2016, p. 165. Voir aussi sur le rôle du Conseil de sécurité en ce sens, Alvarez J.E., « Hegemonic International Law Revisited », in American Journal of International Law, vol. 97, n° 4, octobre 2003, p. 887. ↩
« Il faut renoncer à mettre exclusivement l'accent sur la sécurité territoriale pour insister bien davantage sur la sécurité de personnes. Il faut passer d'une sécurité assurée par les armes à une sécurité garantie par le développement humain durable », PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, 1994, p.26. ↩
D’après le Conseil de sécurité, « dans le contexte de l’amélioration de l’état de droit en Haïti, il est primordial de renforcer les moyens de la Police nationale d’Haïti pour que le Gouvernement haïtien puisse rapidement assumer la pleine responsabilité de la sécurité nationale », S/RES/2313 par. 16. ↩
Dans la résolution établissant la MINUSTAH, dans laquelle le Conseil de sécurité demande à la mission d’« [a]ider au rétablissement et au maintien de l’état de droit, de la sécurité publique et de l’ordre public en Haïti, notamment en apportant un appui opérationnel à la Police nationale haïtienne et aux gardes-côtes haïtiens, et en les renforçant sur le plan institutionnel, notamment en remettant sur pied le système pénitentiaire », S/RES/1542 par. 7 I d). ↩
Voir ainsi le fait que « la MINUSTAH, conformément à son mandat actuel au titre de la résolution 1542 (2004) qui l’appelle à aider au rétablissement et au maintien de l’état de droit, de la sécurité publique et de l’ordre public, apportera aide et conseils aux autorités haïtiennes, en consultation avec les parties prenantes concernées, pour le contrôle, la réorganisation et le renforcement du secteur de la justice », S/RES/1702 par. 14. ↩
S/2007/503 par. 42. ↩
L’état de droit incarné dans les « institutions policières, judiciaires et pénitentiaires » y est présenté comme s’inscrivant dans « la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales » du Conseil de sécurité, S/RES/2447, préambule p.1. ↩
S/RES/2395 préambule p.2. Voir aussi, pour une analyse de la pratique onusienne de recours à l’état de droit dans ce cadre, Huang R., « Counterterrorism and the Rule of Law », in Hurwitz A.G., Huang R. (éds.), Civil war and the rule of law: security, development, human rights, op. cit., pp.261‑284. ↩
Le Secrétaire général estime ainsi que « l’état de droit est un puissant moyen de lutter » contre la criminalité transnationale organisée, A/68/213/Add.1 par. 58. ↩
Le Secrétaire général appelle à « faire échec au problème de la drogue grâce au développement des campagnes, à la promotion de l’état de droit et à l’application de normes de gouvernance strictes », S/2007/555 par. 40. L’ONUDC manifeste la même approche en donnant « priorité à la lutte contre les stupéfiants et à l’établissement de l’état de droit afin de contrer efficacement le trafic de drogues et la criminalité organisée », S/2012/133 par. 53. Voir aussi les programmes pays de l’ONUDC en Afghanistan 2012-2014 p.7 et 2016-2019 p.2. ↩
S/2013/338 par. 32. « Au Mali, l’ONU a appuyé les efforts nationaux visant à rétablir les services de justice essentiels pour lutter contre le terrorisme et la criminalité organisée », rapporte le Secrétaire général, A/72/268 par. 10. ↩
Cette idée découle de la théorie constructiviste (voir pour un résumé de cette approche dans le cadre de l’étude du droit international, Mayrand H., « L’apport mutuel entre constructivisme et théories critiques », in Bachand R. (éd), Théories critiques et droit international, op. cit., en l’occurrence appliquée aux relations internationales. C’est aussi ce que cherchent à démontrer les approches critiques du droit international, comme l’explique Lagerwall A., « « Kennedy et moi » : qu’est-ce qu’une internationaliste francophone peut apprendre des NAIL qu’elle n’aurait pas déjà appris de l’école de Reims à propos de la guerre en Lybie ? », in Bachand R. (éd), Théories critiques et droit international, op. cit., p.24. ↩
Balzacq T., « Théories de la sécuritisation, 1989-2018 », in Études internationales, vol. 49, n° 1, 2018, p.10. ↩
Jackson P., « Security Sector Reform and State Building », in Third World Quarterly, vol. 32, n° 10, novembre 2011, p.1805. ↩
« In this binary conception of global security, the cause, location and site of resolving growing threats to global security are fixed in the global South » Mgbeoji I, « The Civilised Self and the Barbaric Other: imperial delusions of order and the challenges of human security », in Falk R.A., Rajagopal B, et Stevens J. (éds.), International law and the Third World: reshaping justice, op. cit. p.152. ↩
Klein P., « Le Conseil de sécurité et la lutte contre le terrorisme : dans l’exercice de pouvoirs toujours plus grands? », in Revue québécoise de droit international, 2007, p.145. Voir aussi, entre autres, Herschinger E., Constructing global enemies: hegemony and identity in international discourses on terrorism and drug prohibition, Londres - New York, Routledge, 2011, pp.99 et suivantes. ↩
Sur l’instrumentalisation du Conseil de sécurité par les Etats-Unis en matière de lutte contre le terrorisme et le fait que « [t]he Council's counterterrorist efforts coincide with the hegemon's perceived self- interests », voir Alvarez J.E., « Hegemonic International Law Revisited », art. cit., p.878. ↩
Jose Alvarez ajoute : « [a]lthough the Council purports to be waging a global war against terrorism, its efforts smack of the lack of reciprocity that characterizes hegemonic international law », ibid. De même, voir Klein P., « Le Conseil de sécurité et la lutte contre le terrorisme », art. cit., p.145. ↩
A/59/565 par. 26. ↩
C’est là le principe même du droit pénal, que l’on peut transposer à l’état de droit tel que conçu par les Nations Unies et incarné dans un système de justice pénale : « sa troisième fonction est protectrice. Il protège bien sûr la société contre la délinquance (ce n’est là que l’autre face de sa fonction répressive) mais également les citoyens, qu’ils soient ou non auteurs d’infractions, contre les abus de la répression », Desportes F., Le Gunehec F., Droit pénal général, 16e édition, Paris, Economica, 2009, p. 21. Dans le même sens, voir parmi d’autres Delmas-Marty M., « Le paradoxe pénal », in Libertés et droits fondamentaux: introduction, textes et commentaires, Paris, Seuil, 2002, pp. 437-461 ; Stefani G., Levasseur G., Bouloc B., Procédure pénale, 26e édition, Paris, Dalloz, 2018, p. 3. Voir aussi, plus précisément par rapport à cette double fonction de défense et de respect des droits humains du « droit pénal des Nations Unies » en association, au plan international, avec l’avènement d’un « Etat de droit international », Laborde J.-P., « Le nouveau désordre mondial et le droit pénal des Nations Unies », in Le droit pénal à l’aube du troisième millénaire: mélanges offerts à Jean Pradel, Paris, Cujas, 2006, p. 1091. ↩
Voir de façon générale Cartuyvels Y. (éd.), Les droits de l’homme, bouclier ou épée du droit pénal?, Bruxelles, Bruylant, 2007 ; Tulkens F., « The Paradoxical Relationship between Criminal Law and Human Rights », in Journal of International Criminal Justice, vol. 9, n° 3, juillet 2011, pp. 577-595. ↩
Il s’agit de programmes très fréquents dans la pratique onusienne dans les situations de sortie de conflit, qui consistent à vérifier les antécédents et le passé des personnels policier et pénitentiaire, et parfois judiciaire, afin de s’assurer que ceux-ci n’ont pas commis d’exactions au cours du conflit, et/ou disposent des qualifications requises pour exercer leur fonction. ↩
Schabas W., « Droit pénal international et droit international des droits de l’homme : faux frères ? », in Henzelin M., Roth R. (éds.), Le droit pénal à l’épreuve de l’internationalisation, Paris, L.G.D.J., 2002, p.180. ↩
S/2007/503 par. 44. ↩
Voir S/RES/2086 par. 8 c), et les déclarations du Président du Conseil S/PRST/2004/34 p.2, S/PRST/2010/11 p.2, S/PRST/2012/1 pp.2-3, S/PRST/2014/5 pp.2-4. Voir aussi R.Z. Sannerholm, Rule of law after war and crisis, op. cit., p.56. ↩
Dans sa thèse portant sur l’action des Nations Unies en matière de justice transitionnelle, Philippe Flory relève lui aussi « la centralité de la répression pénale dans l’approche onusienne de la lutte contre l’impunité », Flory P., L’action de l’ONU dans le domaine de la justice transitionnelle, Thèse de doctorat, Grenoble Alpes, 11 octobre 2018, p.375. ↩
Voir les résolutions du Conseil de sécurité établissant le mandat de la MINUSCA S/RES/2217, par. 33 a), S/RES/2301, par. 35 a), S/RES/2387, par. 43 e), S/RES/2448 par. 40 e). ↩
Voir entre autres Fitschen T., « Taking the Rule of Law Seriously : More Legal Certainty for UN Police in Peacekeeping Missions », in Geneva Papers, n° 9, 2012. C’est également ce qu’ont confirmé les membres du personnel onusien au cours des entretiens menés sur ce point. ↩
De même, reprenant les règles de méthode proposées par Emile Durkheim (Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 2010), Denis Duez rappelle qu’un concept « doit satisfaire aux critères de cohérence intellectuelle et de pertinence heuristique », Duez D., « De la définition à la labellisation : le terrorisme comme construction sociale », in Bannelier-Christakis K. et al. (éds.), Le droit international face au terrorisme, Paris, Pedone, 2002, p. 105. ↩
Ben Achour Y., « Jeux de concepts : Etat de droit, société civile, démocratie », in Etat de droit, droits fondamentaux et diversité culturelle, Paris - Montréal, L’Harmattan, 1999, p.86. On retrouve la même idée chez Olivier Corten qui, après avoir démontré l’absence de « valeur juridique ajoutée » de l’état de droit au plan international, avance que celui-ci remplirait des fonctions davantage sociologiques, Corten O., « L’Etat de droit en droit international : quelle valeur juridique ajoutée ? », art. cit., p.36. ↩
Voir parmi d’autres, pour une analyse du droit international comme outil de légitimation de la situation hégémonique, Koskenniemi M., La politique du droit international, Paris, Pedone, 2007, p. 295 et suivantes ; Chemillier-Gendreau M., Humanité et souverainetés : Essai sur la fonction du droit international, La Découverte, 1995 ; Corten O., « L’idéologie des discours interventionnistes. Comment justifier une guerre illégale au nom du droit ? », in Contradictions, n° 136, 2011, p. 18. ; Corten O., Delcourt B. (éds.), Droit, légitimation et politique extérieure: l’Europe et la guerre du Kosovo, Bruxelles, Bruylant, 2000 ; Gallié M., « Le droit des gens et la légitimation de l’exploitation des « barbares », des « nègres » et des « femmes » – universalité et catégories juridiques », in Bachand R. (éd.), Théories critiques et droit international, Bruylant, 2013, p. 234. ↩
Voir sur ce point, Anghie A., Imperialism, sovereignty, and the making of international law, op. cit., p. 320 ; Delcourt B., « De quelques paradoxes liés à l’invocation de l’Etat et du droit », in Bannelier-Christakis K. et al. (éds.), Le droit international face au terrorisme, op. cit., p. 208. ↩
Voir, entre autres, le rapport du Secrétaire général de 2004, S/2004/616 par. 6, les interventions des Etats membres au sein des instances onusiennes (voir par exemple S/PV.7113, surtout les interventions de la Croatie p.49, de la Suisse p.61, du Qatar p.66, de la Namibie p.67), et de nombreux ouvrages de référence dont le Black’s law dictionary, Garner B.A., Black H.C. (éds.), Black’s law dictionary, 9e édition, St. Paul, Minnesota, West, 2009, p. 1448, etc. ↩
Pour Olivier Corten, « une analyse plus approfondie de certains aspects de la notion précisera sans doute comment le concept est utilisé comme un « principe général » ou un « standard » », Corten O., « L’Etat de droit en droit international : quelle valeur juridique ajoutée ? », art. cit., p. 36 ; voir aussi parmi d'autres Heuschling L., « Le regard d’un comparatiste : l’Etat de droit dans et au-delà des cultures juridiques nationales », art. cit., p. 58 ; M. Forteau, « Existe-t-il une définition et une conception univoques de l’Etat de droit dans la pratique des organisations régionales ou politiques ? », art. cit., p. 269, Raz J., « The Rule of Law and its Virtue », art. cit., p. 223 ; Delmas-Marty M., La refondation des pouvoirs - Les forces imaginantes du droit (III), op. cit., p. 265. ↩
Ce point fait à vrai dire l’objet d’une très abondante littérature, au-delà même de ses origines marxistes et structuralistes selon lesquelles le droit est le reflet des rapports de force de la société concernée. Ainsi, pour A. Pellet « [i]l n'est pas nécessaire d'être marxiste pour admettre que le droit est une superstructure, ou si le mot choque, pour admettre que le droit est le reflet des rapports de force dans une société donnée à un moment donné. (…) Le droit est d'abord, pour le puissant, un moyen d'affirmer le triomphe de ses vues », Pellet A., « Le droit », in Boniface P. (éd.), La puissance internationale, Dunod, 1994, p. 150. Pierre-Marie Dupuy reconnaît également « the ideologies that are hidden behind legal formalism », Dupuy P.-M., « Some Reflections on Contemporary International Law and the Appeal to Universal Values », in The European Journal of International Law, vol. 16 n° 1., p. 133*.* ↩
Voir, parmi d’autres, Chemillier-Gendreau M., « Contribution of the Reims School to the Debate on the Critical Analysis of International Law: Assessment and Limits », in European Journal of International Law, vol. 22, n° 3, 2011, p. 653. ↩
A ce propos Jacques Chevallier estime que « l’Etat de droit [au plan international] est aussi, dans le même temps, un vecteur d’hégémonie, en cela qu’il permet aux puissances dominantes dans les relations internationales de parer leur domination de l’autorité attachée au droit », Chevallier J., « Etat de droit et relations internationales », art. cit., p. 5. Dans le même sens, Balakrishnan Rajagopal estime que la croyance dans la neutralité et la technicité de l’état de droit au plan international est « misplaced », Rajagopal B., « Invoking the Rule of Law in Post-conflict Rebuilding », art. cit., p. 1349. ↩
Chemillier-Gendreau M., « Contribution of the Reims School to the Debate on the Critical Analysis of International Law: Assessment and Limits », art. cit., p.659. ↩