La justice, pouvoir et contre-pouvoir démocratique
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Cet article fait partie de « Miscellanées démocratiques. Actes du colloque tenu à l’occasion du 40e anniversaire du Centre de droit public »
Introduction
§1 En 2019, le Centre de droit public de l’ULB fêtait ses quarante ans. À cette occasion, nous portions un regard réflexif sur ces quatre décennies durant lesquelles la justice est devenue un objet de recherches à part entière au sein du Centre de droit public1. Depuis 1979, la justice a en effet conquis une place centrale dans les démocraties européennes et s’est imposée comme thème de recherche légitime pour les publicistes.
§2 L’objectif de cet article est de montrer que si la justice s’est imposée dans ces travaux, c’est à la fois comme pouvoir et comme contre-pouvoir : la croissance du pouvoir reconnu à l’institution judiciaire est indissociable de la crise de la démocratie représentative et de la recherche, à la place du suffrage, d’autres modes d’action politique. Il sera ainsi question, dans la suite, du pouvoir de la justice comme institution puis, successivement, de la justice contre contre-pouvoir social et comme contre-pouvoir des juges.
La justice comme institution de pouvoir
§3 Depuis la modernité au moins, la justice, par le biais du pouvoir judiciaire, tient une place aux côtés des autres pouvoirs dans toutes les démocraties constitutionnelles. Mais ce pouvoir semble historiquement et philosophiquement limité, notamment par le souhait des démocraties modernes de donner au peuple et à ses représentants la souveraineté à l’origine des lois, que la justice est chargée d’appliquer.
Depuis quarante ans toutefois, certaines évolutions du droit tendent à assoir ou accroître le pouvoir de la justice, sa dimension politique, et avec eux les interrogations qui accompagnent l’équilibre des pouvoirs. Le développement par exemple, dans les pays européens, d’un certain type de contrôle de constitutionnalité des lois a été au cœur du débat : ne porte-t-il pas atteinte aux principes censés régir une certaine vision de la démocratie, qui voudrait que le peuple soit absolument souverain2 ?
Le développement du droit international a pu également renforcer le sentiment d’un pouvoir croissant de la justice, opposé, quand il est contesté, à la souveraineté du peuple ou à tout le moins du législateur national. En Belgique, depuis l’arrêt Le Ski rendu en 1971, la Cour de cassation n’a cessé d’affirmer la supériorité des normes de droit international à effet direct sur les normes de droit interne3. En 2004, elle reconnait même la primauté de ces normes internationales sur la Constitution4. Les publicistes s’interrogent alors sur les effets d’une telle interprétation du point de vue de la démocratie et sur les garanties démocratiques qui accompagnent ou manquent au processus d’édiction des normes internationales5. C’est dans ce contexte que s’épanouissent, en particulier dans les années 1990, les débats autour d’un gouvernement mondial, d’un ordre transnational ou d’un État post-national6, louant ou critiquant ces modèles qui voudraient reproduire à l’échelle du globe la logique d’équilibre des pouvoirs démocratiques jusqu’ici limitée à l’État-Nation et donner à la justice internationale à la fois un législateur mondial et un pouvoir exécutif susceptible de mettre en œuvre ses décisions7.
La question devient pressante dans les années 2000 : une partie de la doctrine considère que les juges s’émancipent trop de la hiérarchie des normes et de la jurisprudence des plus hautes juridictions de leur pays. Pour affirmer leur autonomie d’appréciation, les juges dialoguent en effet entre eux parfois par-delà les frontières : ainsi, en 2003, la Cour suprême des États-Unis ignore sa propre jurisprudence au profit de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans une décision retentissante8.
§4 Les transformations de l’action publique depuis plus de quarante ans semblent donc conférer à la justice, en tant qu’institution, un pouvoir croissant. L’apogée de ce mouvement de fond serait, selon des auteurs comme Mireille Delmas-Marty, une « montée en puissance des juges » dans toutes les démocraties occidentales9. Dans la perception d’une partie de la société, comme dans le discours public dominant, ces évolutions sont considérées comme un progrès puisque la justice doit jouer un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’État de droit démocratique10. Pourtant, dans le même temps, les budgets de la justice sont rabotés de façon continue dans la plupart des démocraties européennes11. Dans ces mêmes pays, on envisage de supprimer ou on cherche à limiter le recours au jury populaire, instance démocratique par excellence12. La confiance que les citoyens européens témoignent à la justice reste également fragile, comme le démontrent les études d’opinion dans ce domaine13. Et les discours critiques d’une partie de la doctrine14 et de la classe politique à l’égard de la justice se radicalisent.
§5 En 2016, par exemple, lorsque la justice belge impose aux autorités de délivrer des visas à une famille syrienne qui tente de fuir Alep et que le Secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations, Theo Francken, refuse d’exécuter la décision, son parti, le parti nationaliste flamand (N-VA), lance une campagne de soutien sur les réseaux sociaux (#IkSteunTheo) au sous-titre explicite : « Pas d’astreintes et pas de juges coupés des réalités », appelant la justice à ne pas ouvrir les frontières. À cette occasion, le leader du parti, Bart de Wever, s’en prend au pouvoir des juges dans une lettre ouverte : il existe, dit-il, « une menace rampante pour la démocratie : le gouvernement des juges, c’est-à-dire des juges qui, par leur interprétation des lois, commencent à mener leur propre politique sans aucun contrôle démocratique. […] Si un juge veut faire des lois, il doit être sur une liste et demander l’avis de l’électeur »15.
Cette critique n’est pas l’apanage de la droite nationaliste belge. En France par exemple, l’inculpation de leaders politiques est souvent perçue comme un abus de pouvoir des juges et le signe d’une politisation de la justice. En 2019, le leader du parti La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, fait l’objet, à son domicile et dans les locaux de son parti, d’une perquisition houleuse à laquelle il s’oppose avec force16. Cet épisode et le procès qui s’ensuit le conduisent alors à dénoncer dans la presse : « un procès-spectacle », un « procès politique » et un « abus de pouvoir »17. De même, à la suite de la condamnation de l’ancien Président, Nicolas Sarkozy pour corruption et trafic d’influence, la presse a relayé les témoignages dénonçant l’instrumentalisation de l’affaire. Ainsi, un chroniqueur du journal Marianne livre une analyse qui dépasse le cas de l’ancien locataire de l’Élysée : « Que ce soit sur les affaires, mais bien davantage encore, sur les censures des décisions gouvernementales, de la part notamment du Conseil d’État ou de cours internationales, on a un véritable problème démocratique à traiter. Ce qu’on appelle parfois abusivement “l’État de Droit” cache de plus en plus un gouvernement des juges adémocratique et idéologique, qui ne dit pas son nom »18.
La Justice comme contre-pouvoir social
§6 L’extension du pouvoir institutionnel de la justice provoque, et en même temps découle du phénomène de judiciarisation19. Ce dernier, bien que polysémique et multiforme, désigne généralement la sollicitation accrue de la justice pour traiter de problèmes clefs de la société et le déplacement du débat démocratique depuis l’arène politique vers la scène judiciaire20 : « Aujourd’hui, nombreux sont les signes qui indiquent que les tribunaux judiciaires, administratifs et constitutionnels jouent un rôle croissant dans la gestion des affaires publiques, sociales et politiques »21.
L’histoire des dernières décennies en Europe montre également une concomitance entre la crise de la démocratie représentative et le phénomène judiciarisation22. Les affaires politico-financières des années 1990, comme l’affaire Agusta en Belgique, l’affaire Elf en France23 et surtout l’opération Mains propres en Italie, ont contribué à cette crise en dévoilant la corruption des élites politiques. En miroir, ces affaires ont placé des magistrats sur le devant de la scène médiatique, devenant soudainement des figures populaires24. L’opération Mains propres en Italie a aussi entraîné la disparition de partis historiques comme la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste, ouvrant la possibilité à de nouveaux mouvements, comme Forza Italia de Berlusconi, de prendre le pouvoir. La crise de la démocratie représentative italienne engendrée par une gigantesque affaire judiciaire a eu ainsi la conséquence paradoxale de porter au pouvoir des forces hostiles au pouvoir judiciaire, adoptant de nombreuses mesures de restrictions à l’action indépendante des juges. « Les dirigeants de Forza Italia » ont alors présenté les atteintes au pouvoir judiciaire « en termes de souveraineté retrouvée du politique face au ‘gouvernement des juges’ »25.
L’espace d’une enquête, ces magistrats étaient toutefois devenus aux yeux de l’opinion publique les garants d’une démocratie qui fonctionne26. Le public s’est forgé à cette occasion l’image d’une justice qui résiste au pouvoir, ultime recours face aux dérives de la corruption et aux abus de la classe politique. Les « petits juges » notamment, c’est-à-dire ceux qui se situent en bas de l’échelle hiérarchique, ont été perçus comme des justiciers prêts à mettre en cause des personnalités au sommet de l’État au nom du droit et pour le droit, la justice incarnant ici complètement son rôle de contre-pouvoir. C’est même, selon Antoine Garapon, sa fonction première : « le véritable rôle du juge n'est pas de prendre la place du politique, mais de résister au risque d'implosion démocratique en demeurant le gardien des promesses inscrites au cœur des lois »27.
C’est la raison pour laquelle, en 1995, l’affaire Dutroux est vécue comme un véritable moment de crise de la justice, et la marche blanche comme l’expression d’un mal-être démocratique. Les citoyens ont, à cette occasion, opposé une figure judiciaire de proximité, le juge d’instruction Connerotte, et une figure judiciaire formaliste, la Cour de cassation, présumée de mèche avec le pouvoir. Ils ont réclamé qu’on les entende davantage, ils ont critiqué une justice insensible, trop éloignée, et demandé une justice qui leur semblait plus démocratique. Au-delà de cette expression ponctuelle de l’opinion, on peut dire que l’affaire Dutroux a souligné le rôle des acteurs de la chaine judiciaire dans le fonctionnement démocratique. Elle a également débouché sur la création en Belgique d’une nouvelle instance indépendante du pouvoir, le Conseil supérieur de la justice.
§7 Si les relations entre justice et pouvoir politique se sont tendus à la suite de ces affaires, dans le même temps, la reconnaissance du rôle social et politique de la justice a ouvert la voie à son utilisation démocratique, notamment par des mouvements sociaux qui peinaient à faire entendre leur voix dans la démocratie représentative : « Si les juges exercent un pouvoir accru dans nos sociétés, c’est notamment parce qu’ils sont mobilisés par différents acteurs, individuels, collectifs ou institutionnels. Parmi ceux-ci, les uns cherchent à défendre leurs intérêts particuliers mais d’autres, en saisissant la justice, tentent de faire avancer une cause, des principes, des valeurs qui touchent à leurs yeux au bien commun »28.
L’instrumentalisation potentielle de la justice, dénoncée plus haut comme pratique anti-démocratique, ouvre donc aussi un potentiel d’actions démocratiques aux yeux de certains acteurs. C’est à ce titre qu’elle devient un contre-pouvoir au sens plein, c’est-à-dire une arme permettant de limiter ou de contrôler l’exercice du pouvoir, ou un outil offrant une alternative à l’exercice classique du pouvoir. Pierre Rosanvallon parle aussi, pour désigner cette dimension de la justice, d’institution « contre-majoritaire »29.
Le principe de « la justiciabilité de l’État », qui a fait son chemin dans les pays européens ces dernières décennies, renforce ce rôle de la justice. Il implique que les tribunaux sont compétents pour juger l’action – ou l’inaction – de l’État. La justice apparait alors peu à peu comme un recours contre l’État, qui pourrait puiser dans le droit international et européen pour exercer ce rôle plus étroitement politique. « Parce que le droit est la matière même de l’État, il peut reconfigurer le pouvoir de l’État. Parce que l’État agit le plus souvent par l’intermédiaire de la loi, il peut être contraint par la loi »30.
Sous l’influence des mouvements sociaux nord-américains, les mouvements militants déploient donc désormais, dans leurs efforts de mobilisation et de contestation, des stratégies d’actions incluant le recours à la justice, l’appelant à jouer son rôle de contre-pouvoir : « Le droit, et plus spécifiquement la justice, s’intègrent aux modalités contemporaines de la contestation. […] Arme offensive, pour faire valoir des droits, ou défensive, imposée par une poursuite ou une accusation, le droit est un des outils auxquels se confrontent souvent, par choix ou par obligation, ceux qui entendent contester une situation, un État, des adversaires »31.
§8 Sous l’expression de « contentieux stratégique » ou Strategic Litigation, on désigne donc un mode d’action démocratique : on saisit un juge sur un cas particulier afin d’attirer l’attention des médias et du public sur une question sociale, voire pour provoquer une évolution de la jurisprudence ou inciter le pouvoir politique à légiférer. On peut aussi imposer par cette voie des thèmes politiques méprisés par le pouvoir, ce qui renforce l’usage de la justice comme contre-pouvoir : « L’engagement dans une action en justice peut constituer pour les acteurs de la société civile une voie de participation démocratique. (…) Les mouvements sociaux peuvent ainsi puiser dans le droit de nouvelles ressources pour stimuler une mobilisation politique et réintroduire dans la délibération démocratique des questions et revendications ignorées ou écartées au sein des arènes politiques représentatives »32.
§9 Le rôle des avocats est dans ce cadre déterminant, comme le laisse entendre la notion de Cause Lawyering (néologisme indiquant un activisme militant des acteurs juridiques). L’activité professionnelle de certains avocats lie en effet droit et politique quand ces derniers « usent de leurs talents et des ressources qui sont à leur disposition pour atteindre des objectifs politiques et sociaux – plutôt que d’assumer la fonction traditionnelle de représentation des intérêts de leurs clients »33. « L’affaire climat »34, par exemple, illustre la manière dont les militants d’une cause peuvent utiliser les affaires singulières de manière stratégique : « Ces initiatives témoignent d’une tendance de plus en plus marquée à la judiciarisation de la lutte contre le réchauffement planétaire : face à l’insuffisance des politiques climatiques engagées par les États, le recours au juge apparaît désormais – à tort ou à raison – comme une stratégie porteuse pour inciter les autorités publiques à agir »35.
Loué par certains observateurs, contesté par d’autres, le rôle joué par la justice dans ces contentieux éminemment politiques divise la communauté scientifique comme le grand public. Au lendemain de la décision rendue le 3 février 2021 dans « l’affaire du siècle », qui opposait les associations luttant pour le climat et l’État français, alors que la décision condamnant l’État français est acclamée par une partie de l’opinion, un avocat ancré à gauche, Régis de Castelnau, conclut dans une tribune publiée par le journal Marianne : « Force est de constater que le jugement acclamé du tribunal administratif de Paris sent le “gouvernement des juges” à plein nez »36.
§10 La frontière qui sépare une instrumentalisation anti-démocratique de la justice et une mobilisation démocratique de cette institution demeure donc une ligne de crète risquée, comme en témoigne également le débat qui entoure, depuis les années 2000, le terme lawfare. L’expression lawfare, qui vise d’abord la sphère internationale, est introduit dans la littérature scientifique en 2001 par un militaire américain, le Général Charles J. Dunlap37. Ce néologisme contractant les termes law (droit) et warfare (art de la guerre) se propage alors dans les sphères néoconservatrices qui l’utilisent, dans les années 2000, pour disqualifier leurs adversaires (notamment les ONG), dont le but serait d’empêcher les interventions militaires contre le terrorisme en mobilisant les normes du droit international. En d’autres termes, dans le contexte post 11 septembre, l’accusation de mener une guerre du droit, sous le vocable lawfare, est une réaction du gouvernement Bush qui craint que l’armée américaine ne soit désormais soumise à des « contraintes juridiques désavantageuses par rapport à un ennemi qui n’aurait cure du droit international »38.
Ce néologisme prend toutefois une autre tournure quand il est utilisé, en droit interne, comme moyen de défense de responsables politiques accusés de corruption et qui font l’objet, selon eux, d’une guerre judiciaire. C’est ce dont auraient fait les frais des dirigeants sud-américains comme le Brésilien Lula39 ou encore l’Equatorien Correa40, victimes selon les dénonciateurs du lawfare de procès politiques, accusés sans preuve de corruption afin d’être évincés du jeu politique.
« Aujourd’hui, la répression contre l’opposition ne nous est pas présentée en tenue militaire, avec des fanfares militaires et la mise en scène de l’exécution de dirigeants politiques de l’opposition. Au XXIème siècle, cette répression est devenue sophistiquée et chirurgicale, et est exécutée au moyen de la lawfare »41.
C’est aussi ce qui se serait passé dans la crise catalane, où le pouvoir judiciaire aurait été l’arme d’une violence politique à l’égard des indépendantistes42. Sont également interprétés dans la même perspective les procès intentés contre les lanceurs d’alerte et contre Julian Assange en particulier43.
Poursuivi en 2019, Jean-Luc Mélenchon se range explicitement dans la liste des victimes de « la persécution politique » par voie judiciaire et signe à cette époque, avec Lula et Correa eux-mêmes, une tribune intitulée : « Le temps des procès politiques doit cesser ». Ils y dénoncent l’utilisation de la justice dans un but politique, visant à engluer un adversaire à l’élection dans une polémique juridique et médiatique dont il ne peut sortir indemne :
« Non, la justice ne doit pas servir d’arme de persécution politique. Pourtant c’est devenu le cas aujourd’hui presque partout dans le monde. Déjà, avec la criminalisation des lanceurs d’alerte, des syndicalistes, des militants écologistes et des participants aux manifestations interpellés arbitrairement, les droits des citoyens ont beaucoup reculé. Le maintien de l’ordre libéral coûte cher à la démocratie. A présent un seuil est en train d’être franchi. C’est ce que l’on appelle la tactique du lawfare. Il s’agit de l’instrumentalisation de la justice pour éliminer les concurrents politiques » 44.
On voit bien que le lawfare, ou guerre par le droit, peut, comme l’idée même d’usage stratégique de la justice, être perçu à la fois comme une chance et comme une menace pour la démocratie, selon la cause visée et selon les acteurs considérés. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement les mouvements sociaux dits progressistes qui mobilisent aujourd’hui la justice mais bien aussi les mouvements conservateurs, notamment en matière de lutte contre le droit à l’avortement par exemple45. Le récent revirement de jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis au sujet de la protection constitutionnelle du droit à l’avortement doit beaucoup à la mobilisation des mouvements pro-life depuis les années 1980 et à une véritable stratégie de « harcèlement légal »46.
La Justice comme (contre-)pouvoir des juges
§11 L’évolution de la liberté d’expression dont jouissent les magistrats, enfin, témoigne elle aussi de l’installation progressive des acteurs de la justice dans un contre-pouvoir démocratique. La modernité consacrait en effet le devoir de réserve des magistrats comme condition de l’État de droit et garantie de l’impartialité du juge47. Contrôlé par la hiérarchie judiciaire, le devoir de réserve venait limiter l’expression publique des juges – que ce soient leurs opinions individuelles ou la défense collective de leurs intérêts. Mais les dernières décennies voient l’argument inverse se déployer : et si la libre expression des magistrats était nécessaire au maintien de l’État de droit, dès lors qu’elle leur permet de dénoncer d’éventuelles menaces qui pèseraient sur la démocratie ou les droits fondamentaux48 ? En conséquence, l’expression publique des juges est de moins en moins perçue comme un droit dont ils jouissent, et de plus en plus comme une obligation qui leur incombe quand les fondements de la démocratie sont en jeu. L’influence de la Cour européenne des droits de l’homme a été sur ce point décisive en consacrant la mission de vigilance des juges dans une société démocratique49.
Cette consécration progressive installe définitivement le rôle de contre-pouvoir exercé par la justice dans une démocratie. Depuis les années 1970 et le discours en faveur d’une justice politique, prononcé par le substitut du procureur de la République à Marseille, Oswald Baudot, devant les jeunes recrues de la Magistrature50, les acteurs de la justice assument plus clairement la dimension politique de certaines de leurs missions et organisent, à travers la création des syndicats de magistrats, la défense collective de ces dernières. En Belgique, l’Association syndicale des magistrats naît d’ailleurs la même année que le Centre de droit public, en 1979.
L’action de juges engagés et la légitimité des syndicats de magistrats font depuis lors l’objet d’assauts récurrents de la part du pouvoir politique. Dans les années 70, c’est principalement l’ancrage militant à gauche de jeunes magistrats qui inquiète. Dans la foulée de mai 68, ces magistrats bouleversent en effet l’image d’une magistrature conservatrice et bourgeoise, au service du maintien d’un ordre établi. Aussi, lorsque certains magistrats, comme le juge d’instruction Patrice de Charrette51, prennent le parti, au nom du droit, des ouvriers contre les patrons, ils sont accusés de servir une cause et suscitent la polémique. Patrice de Charrette et ses collègues font ainsi, en 1975, la une du journal Paris-Match, qui les qualifie de « juges rouges », soit de juges engagés ayant un agenda politique de gauche52. A la même époque, le Syndicat de la Magistrature (SM), créé en 1968 en France, figure cette rupture avec « le monde feutré » 53 de la magistrature au profit d’une catégorie professionnelle désormais plus ancrée dans le monde de l’action militante54. « Ces juges sont d’autant plus célèbres qu’ils paraissent en rupture avec le comportement de toute la magistrature et que, surtout, à l’encontre de celle-ci, ils rendent une justice humaine, indulgente aux miséreux et n’oubliant pas de sanctionner les délits des puissants. Alors qu’ils trouvent un écho des plus favorables dans les classes populaires, les élites critiquent vivement ces juges politisés, oubliant devoir de réserve et impartialité pour rendre une justice de classe »55.
Depuis lors, les polémiques n’ont jamais vraiment cessé au sujet du « gauchisme » des juges et du syndicalisme de la magistrature. « Affaires Joly, Guémann ou encore Llorca : d'autres noms illustreront la mise en cause de magistrats membres du SM, accusés le plus souvent d'outrepasser pour des raisons politiques leur rôle de juge »56.
§12 On dénoncera alors l’activisme judiciaire57 et, bien sûr le « gouvernement des juges »58, pour désigner l’utilisation par les juges de leur pouvoir interprétatif au service d’une conviction ou d’une cause dont il se font les représentants sans avoir la légitimité démocratique pour le faire. C’est sous ce vocable, par exemple, qu’on a ciblé en Espagne, en 2008, l’instruction conduite par le juge Baltasar Garzón. Ce dernier, rendu célèbre pour ses poursuites à l’encontre du Général Pinochet en 1998, ouvre dix ans plus tard une instruction sur le sort de plus de cent mille personnes portées disparues pendant la guerre civile espagnole ou la période franquiste. Il est alors poursuivi par la justice de son pays, qui lui reproche d’enfreindre la loi d’amnistie votée par le Parlement espagnol en 1977. Acquitté en 2012 par le Tribunal suprême espagnol, Baltasar Garzon incarne pour beaucoup une forme de lutte pour la démocratie qui, ici, emprunte la voie judiciaire quand elle est la dernière voie de recours possible59. On retrouve également une telle posture activiste dans « l’affaire climat » : « l’activisme judiciaire est décisif pour faire aboutir les litiges climatiques : il apparaît souvent nécessaire que les juges dépassent leur office traditionnel pour ouvrir leur prétoire et faire évoluer les règles permettant d’engager la responsabilité des autorités publiques, afin de renforcer l’effectivité du droit du climat »60.
Conclusion
§13 Les différentes affaires évoquées et la versatilité des arguments pour et contre la mobilisation politique de la justice la présentent à la fois comme l’outil du pouvoir, au service d’une politique, et comme un contre-pouvoir, susceptible d’empêcher la toute puissance militaire ou d’incarner une cause portée par des mouvements sociaux éventuellement minoritaires. Cette double face de la justice, à la fois pouvoir institutionnel, légalement déterminé et susceptible d’imposer une contrainte, d’une part, et espace de vigilance et de contrôle de l’exercice du pouvoir, d’autre part, est portée par les évolutions du droit et des pratiques judiciaires exposées au long de cet article. Elle nourrit une forme d’ambiguïté de la justice qui, tour à tour, parfois dans le même camp, séduit et inquiète les démocraties contemporaines.
§14 La participation directe des juges au débat démocratique – que ce soit par le biais de leurs enquêtes, via la mobilisation d’activistes ou par leurs prises de positions publiques – suscite des réserves importantes pour la doctrine. La première catégorie d’entre elles concerne les limites concrètes du pouvoir de la justice. La mise en cause par les juges de la classe politique et l’identification populaire de certains magistrats à des justiciers ont contribué à générer une « passion du juge » 61, une forme d’amour idéalisé62, qui peuvent à tout moment être déçus par la réalité de l’exercice de la justice. Cette passion du juge peut aussi constituer un aveuglement qui, à termes, anesthésie toutes autres formes de contestation et de mobilisations, pourtant nécessaires pour maintenir la démocratie en place.
« Le juge est l’artisan patient et méticuleux de l’application humaine de la loi, il n’est pas le rempart ultime contre la tyrannie : dans l'Histoire, aucune institution judiciaire n’a jamais empêché l'installation d'une tyrannie, d'une dictature, d'un totalitarisme. Le 10 juillet 40, quand Pétain reçoit les pleins pouvoirs, tous les juges de France prêtent serment, à l'exception d'un seul. En 1933, Hitler se voit attribuer les pleins pouvoirs sans rencontrer aucun obstacle judiciaire. Les obstacles à la dictature ne sont pas dans les juridictions mais dans les têtes de ceux qui gouvernent et dans les têtes de ceux qui sont gouvernés, dans les limites que les uns et les autres se fixent à ce qu’ils peuvent faire ou supporter »63.
La toute-puissance fantasmée de la justice, la judiciarisation du social et la politisation ponctuelle des juges pourraient ainsi cacher, en réalité, l’abandon d’une résistance politique et d’une lutte sociale authentiques. L’expérience concrète, depuis quelques décennies, des mouvements sociaux en matière de mobilisations des outils juridiques tend également à démontrer les limites de l’efficacité du recours à la justice au service d’une cause. Ainsi pouvait-on lire dans l’introduction d’un dossier spécial récemment publié sur la mobilisation du droit et de la justice par les mouvements sociaux que « la plupart des contributions [rassemblées dans ce dossier] porte un regard, sinon sceptique, en tout cas mesuré sur le bénéfice militant d’une stratégie axée sur le registre juridique »64.
§15 La seconde série de réserves concerne l’impossible conciliation entre, d’une part, l’impartialité attendue de la justice et, d’autre part, l’exercice d’un rôle démocratique plein. L’activisme judiciaire, comme l’utilisation stratégique de la justice, paraitront donc parfois renforcer l’État de droit démocratique, parfois en creuser la tombe65. Malheureusement, dans cette controverse intellectuellement complexe, les constats critiques appuyés sur les faits – la justice n’est pas toute puissante, le militantisme des juges et l’instrumentalisation de la justice posent question – cèdent souvent la place aux simplifications idéologiques, aux attaques elles-mêmes politiquement situées et parfois à des stratégies parfaitement intéressées pour affaiblir la justice66.
Le traitement politique et médiatique de l’épisode du « Mur des cons »67 en offre une illustration. La diffusion des images de ce mur en 2013 s’est en effet suivie de nouvelles attaques de responsables politiques contre l’existence des syndicats de magistrats, contre leur liberté de parole et contre toute politisation des juges, en pleine affaire des écoutes mettant en cause Nicolas Sarkozy. L’un de ses lieutenants, Eric Ciotti, livre ainsi en 2014, dans la presse, une charge contre les magistrats dont il veut interdire les syndicats « pour supprimer tout lien de dépendance qui pourrait peser sur l'impartialité des juges », reprochant aux magistrats d’exprimer des « positions politiques tranchées » au lieu de « rendre la justice au nom du peuple »68.
Au-delà de la question de l’impartialité, qui demeure, c’est bien le rapport des juges au pouvoir et à l’autorité qui est en jeu. L’ancien président du Syndicat de la magistrature français estime de son côté que l’impartialité « apparaît également comme une exigence à géométrie variable, redoutable outil de domestication des magistrats », ayant pour vocation de « maintenir la justice ‘à sa place’ » et d’affaiblir sa position en démocratie69.
§16 Alors qu’en 2012, le magazine conservateur Valeurs actuelles s’interroge : « Comment faire confiance à la justice quand elle est rendue par des idéologues ? », on ne peut que songer au fait que la dénonciation du caractère politique de la justice ne vise pas tant l’instrumentalisation du droit que la cause visée par celle-ci. Autrement dit, dans cette dénonciation d’une forme de gauchisme de la magistrature, qui menacerait sa probité, tout se passe comme si, en raison de l’engagement progressiste d’une partie des juges, on découvrait soudainement la dimension idéologique de la justice. On raisonne alors comme si toute décision judiciaire, comme celles qui consistaient à sanctionner la femme qui commettait un avortement, n’avaient pas, depuis toujours, été politiques et instrumentalisées au service d’un certain ordre du monde. En parlant de politisation de la justice, on présume donc qu’elle aurait pu être un jour apolitique. Il semble au contraire que la dimension politique de la justice, bien qu’étant un enjeu critique, soit plutôt une condition de son exercice qu’une dérive de son fonctionnement par rapport à l’idéal d’une justice supposée neutre.
Depuis 2010 en particulier, deux projets de recherche collective importants, des ARC (Actions de recherche concertées), lui ont été consacrés : entre 2010 et 2015, le projet Le juge, un acteur en mutation, et entre 2015 et 2019 le projet Contentieux stratégique : utiliser les tribunaux pour obtenir un changement social ? Lutte contre la pauvreté et l’impunité dans les arènes judiciaires. ↩
Aux États-Unis, ce contrôle de constitutionalité est plus ancien et diffus : ce sont tous les juges qui en sont responsables, l’autorité ultime étant assurée par la Cour suprême, qui se l’est en réalité auto-attribuée en 1803 (Marbury v. Madison). Le rôle de la justice dans le fonctionnement démocratique étatsunien est depuis admis de tous, et certains magistrats sont même élus directement par les citoyens. Dans le modèle européen pensé notamment par Kelsen, en revanche, c’est un organe ad hoc et indépendant du pouvoir judiciaire qui assure en principe le contrôle de constitutionalité des lois. Dès lors, la place de la justice dans l’équilibre démocratique est plus ambigüe. ↩
L’arrêt énonce que « lorsqu’un conflit existe entre une norme de droit interne et une norme de droit international qui a des effets directs dans l’ordre juridique interne, la règle établie par le traité doit prévaloir » ; Cass., 27 mai 1971, Pas., 1971, I, p.886, avec les conclusions du procureur général Ganshof van der Meersch. ↩
Cass., 16 nov. 2004, Pas. 2004, n° 549 et 550. ↩
« Lorsque l’on sait l’opacité, les rapports de force et les marchandages qui entourent l’adoption des règles de droit international, il est déjà délicat de faire primer le droit international sur la loi. Lorsqu’il s’agit de la Constitution, qui consacre les principes essentiels sur lesquels se fonde une société, le problème est plus aigu encore » ; Slautsky E., « D’une célèbre fromagerie franco-suisse au déni de démocratie », article publié sur le site Internet collaboratif de recherche interdisciplinaire Le droit public existe-t-il ?, mis en ligne en avril 2008, consulté le 2 mars 2021 in [http://dev.ulb.ac.be/droitpublic/fileadmin/telecharger/theme_2/contributions/SLAUTSKY_2_2009.pdf]. ↩
Voir notamment Kant E., La paix perpétuelle, in Œuvres philosophiques, vol. II, Paris, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1985 ; Habermas J., Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000 et Slaughter A.-M., A new world order, Princeton, Princeton University Press, 2003. ↩
Il s’agit d’une tradition cosmopolitique déjà ancienne réactivée après la deuxième guerre mondiale par la publication, par des chercheurs de l’Université de Chicago (Committee to Frame a World Constitution), d’un Projet de constitution mondiale en vue de fonder une république fédérale internationale. ↩
Arrêt Lawrence v. Texas, 539 U.S. 558 (2003). Pour en savoir plus sur les pratiques de la Cour suprême des États-Unis en matière de citation du droit étranger, voyez Allard J., « Le dialogue des juges en Europe et aux États-Unis », in Allard J., Haarscher G., Hennebel L., Lewkowizc G., Juger les droits de l’homme : l’Europe et les États-Unis face à face, Bruylant, 2008. ↩
Voir notamment Delmas-Marty M., Les Forces imaginantes du droit (tome 3): La refondation des pouvoirs, Paris, Seuil, 2006 et de la même autrice, « La mondialisation et la montée en puissance des juges », in Le dialogue des juges, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp. 95-114. ↩
L’Union par le droit et la justice est bien au cœur de la construction européenne, du moins depuis la fin de la guerre froide. Le déclin des grandes idéologies a contribué au succès de ce modèle politique libéral où la justice – en tant que garante des libertés fondamentales individuelles, présentées comme universelles et apolitiques – est au cœur du fonctionnement démocratique. ↩
La justice représentait 0,5 % des dépenses publiques en Belgique en 2018, et a subi une coupe budgétaire de 14 % entre 2012 et 2017. ↩
Dans un article de 2007 (« La contestation du jury populaire. Symptôme d’une crise rhétorique et démocratique », Questions de communication, vol. 12, 2007, pp. 103-117), Benoît Frydman retrace l’histoire des assauts, théoriques ou législatifs, menés contre l’institution du jury à différentes époques. Outre les diverses tentatives jusqu’ici avortées pour supprimer le jury populaire en Belgique, il souligne combien le monde juridique s’est, depuis toujours ou presque, employé à contourner cette institution, notamment par le biais de la « correctionalisation », introduite dans la procédure pénale dès 1838. Ainsi rappelle-t-il que, dans les années 2000 en Belgique, moins d’une affaire sur 10 000 aboutit devant la cour d’assises (Tubex H., « Juryrechtspraak in cijfers », in Orde van de dag, 25, 2004, p. 9). ↩
La Commission Européenne pour l’Efficacité de la Justice (CEPEJ) compile les enquêtes d’opinion réalisées dans les divers pays du Conseil de l’Europe et dont les résultats varient selon les pays mais aussi selon l’actualité judiciaire ; disponible en ligne, consulté le 9 mars 2021 in [https://www.coe.int/fr/web/cepej/cepej-study-for-the-eu-justice-scoreboard]). Le Conseil supérieur de la Justice, par exemple, a réalisé en Belgique plusieurs enquêtes à intervalle régulier durant les années 2000. On y constate que les citoyens belges sont seulement 42 % à affirmer avoir confiance dans la justice de leur pays en 2002, contre 57 % en 2014. Parmi les éléments d’explication avancés par le rapport du Conseil supérieur de la Justice, épinglons le retentissement de l’affaire Dutroux puis de son procès entre 1996 et 2004. D’autres indicateurs sont intéressants pour notre propos. Ainsi, seuls 48 % des personnes interrogées considèrent que les juges en matière civile traitent tous les citoyens de manière égale. Voyez Conseil supérieur de la justice, Quatrième baromètre de la Justice 2014, mis en ligne le 25 février 2015, consulté le 9 mars 2021 in [https://csj.be/admin/storage/hrj/barometre-justice-2014.pdf]. ↩
Pour une critique par exemple du contrôle de constitutionalité, voyez Hirschl R., Towards Juristocracy. The Origins and Consequences of the New Constitutionalism, Harvard, Harvard University Press, 2007. ↩
De Wever B., « Geen “gouvernement des juges” » (traduction personnelle), publié sur le site Internet de la N-VA le 9 décembre 2016, consulté le 2 mars 2021 in [https://www.n-va.be/nieuws/geen-gouvernement-des-juges]. ↩
Cette intervention accompagnée de violences des militants qui l’entourent le conduise à un procès en correctionnel en 2019 pour actes d’intimidation contre l’autorité judiciaire, rébellion et provocation. Il écope de trois mois de prison avec sursis et d’une amende de 8 000 euros, décision que l’intéressé a immédiatement qualifiée de « jugement politique ». ↩
Voyez la presse de septembre 2019, et notamment : « Perquisitions à LFI : Mélenchon dénonce un "procès politique" », paru sur le site de L’Express le 12 septembre 2019, consulté le 7 octobre 2022 in [https://www.lexpress.fr/actualite/politique/a-quelques-jours-de-son-proces-melenchon-denonce-une-instrumentalisation-politique_2097112.html]. ↩
Desgouilles D., « Procès des écoutes : “‘L’État de droit’ cache, de plus en plus, un gouvernement des juges idéologique” », entretien publié par Le Figaro le 1er mars 2021, consulté le 2 mars 2021 in [https://www.lefigaro.fr/vox/societe/proces-des-ecoutes-l-etat-de-droit-cache-de-plus-en-plus-un-gouvernement-des-juges-ideologique-20210301]. Réagissant aux polémiques sur le Garde des Sceaux, Éric Dupont-Moretti, mais également aux affaires qui touchent Nicolas Sarkozy, Henri Guaino, ancien député et conseiller spécial du Président de la République, dénonce ainsi le pouvoir disproportionné de la justice : « Quand j’apprenais le droit public on enseignait que le juge ne jugeait pas la loi, qu’il appliquait la dernière volonté exprimée par le législateur, ce qui me paraissait relever d’une logique implacable. Maintenant, le juge juge la loi. Et donc il la fait puisqu’il applique le droit qu’il veut » (Guaino H., « Le silence généralisé autour de l’assaut de la magistrature contre le garde des Sceaux est effarant », entretien du site Atlantico, publié le 18 janvier 2021, consulté le 27 février 2021 in [https://www.atlantico.fr/article/decryptage/henri-guaino---le-silence-generalise-autour-de-l-assaut-de-la-magistrature-contre-le-garde-des-sceaux-est-effarant]. ↩
Voyez Commaille J., Dumoulin L., Robert C. (dir.), La juridicisation du politique. Leçons scientifiques, Paris, LGDJ, 2000 ; Rayner H., Voutat B., « La judiciarisation à l’épreuve de la démocratie directe. L’interdiction de construire des minarets en Suisse », Revue française de science politique, vol. 64, 2014/4, pp. 689-709 et Hirschl R., « The New Constitutionalism and the Judicialization of Pure Politics Worldwide », Fordham Law Review, vol. 75, n°2, 2006, pp. 721-754. ↩
Ce phénomène, croissant depuis les années 1970, est inégal selon les matières du droit. On constate ainsi en parallèle un phénomène de « déjudiciarisation » de la justice, qui consiste à multiplier les alternatives au procès, tant pour des raisons d’amélioration de la réponse de la justice aux attentes sociétales que pour des raisons budgétaires, le procès proprement dit ayant un coût important, pour les parties comme pour l’État lui-même. ↩
Kaluszynski M., « La judiciarisation de la société et du politique. Face à la judiciarisation de la société, les réponses de la Protection Juridique », Colloque RIAD (Association Internationale de l’Assurance de Protection Juridique), 21 et 22 septembre 2006, Paris, mis en ligne le 5 mars 2007, consulté le 9 mars 2021 in [https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00134738]. ↩
« Il en est ainsi aujourd’hui où se multiplient les marques d’une fracture entre gouvernants et gouvernés. Le système représentatif dysfonctionne; le lien représentatif a disjoncté: les représentés ne se « voient » plus dans le corps de leurs représentants, ne « s’entendent » plus dans leurs voix, ne se « reconnaissent » plus dans leurs décisions et les représentants ne regardent plus, n’écoutent plus, ne connaissent plus celles et ceux qu’ils sont censés représenter. Rompre avec la forme représentative de la démocratie impose de reconnaître la légitimité des citoyens à intervenir en continu dans la fabrication des politiques publiques locales, nationales et supranationales et d’établir les institutions lui permettant cette action politique continue » ; Rousseau D., « La démocratie continue : fondements constitutionnels et institutions d’une action continuelle des citoyens », Revue Confluence des droits, 02/2020, mis en ligne le 11 février 2020, consulté le 8 octobre 2022 in [https://confluencedesdroits-larevue.com/?p=726]. La démocratie continue se traduirait selon Dominique Rousseau par l’introduction de nouvelles formes de la représentation de l’opinion publique dans le champ politique, notamment les instances chargées du contrôle de constitutionalité. ↩
Voyez notamment Roussel V., Affaires de juges, Paris, La Découverte, 2002. ↩
En Italie, le Procureur de Milan, Antonio di Pietro, le magistrat le plus en vue de l’opération Mains propres, voit son nom tagué sur les murs de la ville sous la forme de slogans comme « W Di Pietro » (Vive Di Pietro) ou « Di Pietro facci sognare » (Di Pietro fais-nous rêver). Di Pietro, comme beaucoup d’autres magistrats anti-corruption, en a tiré des ambitions politiques (il deviendra ainsi successivement député, ministre et sénateur). ↩
Vauchez A., « Justice et politique : quelques leçons tirées de la “parabole judiciaire italienne” », Pouvoirs, vol. 103, 2002, p. 94. ↩
« Les témoignages des protagonistes de “Mains propres” l’attestent qui, à l’instar de celui du juge Antonio Di Pietro, font état de la « voix puissante qui invoquait l’intervention de la magistrature » pour répondre à « l’exaspération » de l’opinion publique face aux turpitudes de la classe politique et pour accompagner le désir de changement exprimé par la population » ; Briquet J.-L., « “Juges rouges” ou “Mains propres” : La politisation de la question judiciaire en Italie », Critique internationale, vol. 15, n° 2, 2002, p. 14. Voyez également Di Pietro A., « Nuova politica e primato dell’etica », MicroMega, n° 5, 1996, pp. 18-19. ↩
Voyez Garapon A., Le gardien des promesses. Justice et démocratie, Paris, Odile Jacob, 1996. ↩
Ringelheim J., Van Der Plancke V., « Contentieux stratégique et mobilisations judiciaires. L’action en justice comme forme de participation politique ? », in Bailleux A., Messiaen M. (dir.), Á qui profite le droit ? Le droit, marchandise et bien commun, Limal, Anthemis, 2020, p. 2. ↩
Rosanvallon P., La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008, p. 219. ↩
Abel R., « Speaking Law to Power: Occasions for Cause Lawyering », in Sarat A., Scheingold S. (eds.), Cause Lawyering. Political Commitments and Professional Responsibilities, New York, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 69. ↩
Israël L. (dir.), L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 9. ↩
Ringelheim J., Van Der Plancke V., « Contentieux stratégique et mobilisations judiciaires. L’action en justice comme forme de participation politique ? », op. cit., p. 24. ↩
Sarat A., Scheingold S., « Quelques éclaircissements sur l’invention du cause lawyering », entretien réalisé et traduit par Israël L., Politix, vol. 16, n° 62, 2003, p. 31. Le cause lawyering « minore la place de la relation au client telle qu’elle structure l’activité libérale, au profit de la dimension d’activisme civique, qui prend le plus souvent la forme d’un militantisme politique en faveur de minorités, d’exclus, de causes politiques a priori peu légitimes dans ce milieu socioprofessionnel » ; Israël L., « Usages militants du droit dans l’arène judiciaire : le cause lawyering », Droit et société, vol. 49, n° 3, 2001, p. 795. ↩
L’affaire climat en Belgique a été introduite en 2015 devant le tribunal de première instance francophone de Bruxelles à l’initiative de l’association sans but lucratif Klimaatzaak et de nombreux citoyens, qui reprochent à l’État belge sa responsabilité dans l’inaction en matière de lutte contre le changement climatique. Elle a débouché en juin 2021 sur une décision reconnaissant l’intérêt à agir des parties demanderesses ainsi que la violation, par les autorités belges compétentes, de l’obligation générale de prudence qui leur incombe et du respect des droits fondamentaux, mis à mal par la gouvernance climatique belge. Voyez sur cette affaire la contribution de Vincent Lefebve dans le présent volume. ↩
Lavorel S., « Le rôle des juges dans l’émergence d’une responsabilité climatique des États », Revue juridique de l’environnement, vol. 46, 2021/1, p. 38. ↩
de Castelnau R., « “L’affaire du siècle” : Ce jugement sent le “gouvernement des juges” à plein nez », Marianne, mis en ligne le 4 février 2021, consulté le 3 mars 2021 in [https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/laffaire-du-siecle-ce-jugement-sent-le-gouvernement-des-juges-a-plein-nez]. L’ancrage de Régis de Castelnau à gauche est toutefois discuté depuis son implication dans des médias de droite dure et ses prises de position de type complotiste. ↩
Dunlap C., « Law and Military Interventions: Preserving Humanitarian Values in 21st Conflicts », in Carr Center for Human Rights Policy, Humanitarian Challenges in Military Intervention Conference, Washington, D.C., Kennedy School of Government, Harvard University, 29 novembre 2001. Ce dernier l’y définit comme « the strategy of using – or misusing – law as a substitute for traditional military means to achieve a warfighting objective ». ↩
Ferey A., « Droit de la guerre ou guerre du droit ? Réflexion française sur le lawfare », Revue Défense Nationale, n° 806, 2018/1, p. 55. Il n’y a toutefois pas de consensus sur le sens exact du lawfare. Voyez par exemple Hughes D., « What Does Lawfare Mean? », Fordham International Law Journal, vol. 40, n° 1, 2016, pp. 1-40. L’auteur note que le terme, sur la scène internationale, connaît trois interprétations majeures : lawfare comme utilisation ou abus du droit international pour s’opposer aux intérêts des États ; lawfare comme artifice rhétorique visant à discréditer les militants du droit international et enfin lawfare comme arme de combat qui peut être légitime selon les intentions de celui ou de celle qui la saisit. Dans le monde francophone, les auteurs distinguent les sens descriptif et normatif de la notion : « Entendu au sens descriptif, le lawfare recouvre une multiplicité de pratiques visant à tirer parti des normes juridiques (…). Pris dans un sens normatif, il qualifie une pratique qui consisterait à utiliser le droit à des fins stratégiques dans un rapport conflictuel afin d’en délégitimer l’application et de se défaire de l’obligatoriété de ses prescriptions » ; Ancelin J., Ferey A., « Vers une théorie du lawfare ? », Raisons politiques, n° 85, 2022/1, p. 6. ↩
Président du Brésil de 2003 à 2011, Lula est poursuivi en 2016 pour des faits de corruption et condamné en 2018 à 12 ans de prison, alors qu’il est donné favori à l’élection présidentielle qui doit se dérouler la même année. Il est alors emprisonné et déclaré inéligible. En 2021, le Tribunal suprême fédéral reconnait la partialité du juge qui l’avait condamné – devenu depuis Ministre de la Justice de Jair Bolsonaro - et fait annuler ses condamnations, lui permettant de se présenter à l’élection présidentielle en cours en octobre 2022 qui le verront réélu à la tête du pays. ↩
Rafael Correa, président de l’Équateur de 2007 à 2017, s’oppose à son successeur, Lenin Moreno, avant d’être poursuivi à plusieurs reprises par la justice de son pays et de fuir vers l’Europe, où il obtient en Belgique le statut de réfugié politique. Le 7 avril 2020, il est condamné par contumace à huit ans de prison et 25 ans d’inéligibilité pour des faits de corruption. Ce jugement est confirmé en appel et en cassation, empêchant Rafael Correa de briguer la vice-présidence lors des élections de 2021. ↩
Garzón B., « Assange et Correa. Deux cas de lawfare », publié le 16 mars 2021 par ZinTV, consulté le 6 octobre 2022 in [https://zintv.org/assange-correa-lawfare/]. ↩
À la suite de l’organisation en 2016 d’un référendum déclaré illégal par les juridictions espagnoles, neuf élus catalans ont en effet été condamnés, le 14 octobre 2019, par la Cour suprême espagnole à des peines de prison pour sédition, allant jusqu’à treize ans de réclusion. Les indépendantistes, soutenus dans leur combat par une partie de la population et par différents mouvements européens, jugeaient alors qu’il s’agissait d’un procès mené contre la démocratie, par une justice politique instrumentalisée par le pouvoir de Madrid. ↩
C’est la thèse défendue par Noam Chomsky, entendu comme expert de la défense lors du procès pour l’extradition d’Assange vers les États-Unis en 2020. La question qui lui a été posée par écrit est la suivante : l’affaire Assange est-elle politique ? Selon le linguiste américain, c’est bien l’objectif politique de Wikileaks – dénoncer la surveillance organisée par le gouvernement américain et rendre transparentes ces actions – qui ont conduit Assange devant la justice, dans une procédure qui n’a pas d’autre objectif que de le faire taire et de laisser dans l’ombre ce que Wikileaks était censé révéler. Voyez notamment Chomsky N., Rapport d’expertise du professeur Noam Chomsky, publié en français le 25 octobre 2020 sur le site « Les crises », consulté le 6 octobre 2022 in [https://www.les-crises.fr/proces-assange-le-temoignage-de-noam-chomsky/]. ↩
Pétition (Stop LawFare) publiée sous forme de tribune par le Journal du Dimanche du 7 septembre 2019, consultée le 5 octobre 2022 in [https://www.lejdd.fr/International/tribune-melenchon-lula-iglesias-appellent-a-la-fin-des-proces-politiques-3918341]. ↩
Voyez notamment Finck F., Les croisés de la contre-révolution : origines, méthodes et résistances, Bruxelles, Centre d’action laïque – Liberté j’écris ton nom, 2021. ↩
« La nomination de nombreux juges aux tribunaux fédéraux par les présidents Reagan et Bush ouvre la voie aux lobbies anti-avortement pour intensifier leur mobilisation sur le terrain judiciaire. Les cliniques pratiquant l’avortement sont ainsi soumises à un véritable harcèlement légal sous forme de multiples procès intentés par les organisations pro-life » ; Oueslati S., « Le lobby anti-avortement : pouvoirs et limites d’une stratégie d’action collective », Revue LISA/LISA e-journal, vol. IX, n° 1, 2011, p. 147. ↩
De sorte que, dans la plupart des cas, il était attendu des juges qu’ils obtiennent une autorisation spécifique pour intervenir dans le débat public. En Belgique, l’arrêt de la Cour de cassation rendu le 14 mai 1987 dans l’affaire Panier illustre cette approche de limitation de l’implication des juges dans le débat public. Le magistrat au tribunal de première instance de Bruxelles, Christian Panier, avait en effet participé à un débat télévisuel et donné un avis critique sur la politique pénale du gouvernement, sans en avoir demandé l’autorisation à la hiérarchie. Il subit pour cela une sanction disciplinaire au motif qu’il ne peut donner son opinion sur une réforme décidée par le législateur, a fortiori sans en avoir reçu l’autorisation préalable. Voyez notamment Matray C., « La sanction des manquements dans l’ordre judiciaire », in Le devoir de réserve : l’expression censurée ?, coll. Les cahiers de l’Institut d’études sur la Justice, n° 5, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 135-150 ; Delgrange X., Lagasse N., « La liberté d’expression du juge : Comment descendre de sa tour d’ivoire en demeurant au-dessus de la mêlée ? », in Englebert J. (dir.), Questions de droit judiciaire inspirées de l’affaire Fortis, Bruxelles, Larcier, 2011, pp. 191-224. ↩
« L’appréciation de la réserve (et non le devoir de réserve) du magistrat doit subir une révolution copernicienne : il n’appartient plus au chef de corps de définir du haut de sa conception des choses l’attitude que doivent adopter les magistrats placés sous sa responsabilité ; le comportement de ceux-ci doit être évalué du point de vue des citoyens et de la légitime confiance que ceux-ci sont en droit d’attendre de la part des acteurs judiciaires » ; Mandoux P., Vandermeersch D., «Le point de vue du magistrat », in Le devoir de réserve : l’expression censurée ?, op. cit., p. 44. ↩
Dans son arrêt Barka c. Hongrie du 23 juin 2016 (req. n° 20251/12), par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme affirme que, dans une société démocratique attachée à la séparation des pouvoirs, toute limitation de la liberté de la parole publique des magistrats, même si son expression a des conséquences politiques, doit élever un soupçon et faire l’objet d’un examen attentif par la Cour. ↩
Baudot plaide pour une justice politique qui prend le parti du faible contre le fort, du débiteur contre le créancier, de l’ouvrier contre le patron, du voleur contre la police. Poursuivi par le Garde des Sceaux qui le traduit devant la Commission de discipline, il n’est finalement pas sanctionné après avoyez été largement soutenu par le jeune Syndicat de la Magistrature, dont il est membre ; Baudot O., « La harangue d’Oswald Baudot à des magistrats qui débutent », mis en ligne le 1er janvier 1999, consulté le 16 février 2021 in [http://section-ldh-toulon.net/la-harangue-de-Baudot-a-des.html]. ↩
Dans l’affaire Chapron qui se déroule à Béthune en 1975, ce magistrat inculpe d’homicide involontaire un patron pour la mort d’un ouvrier sur son lieu de travail. ↩
« Ils veulent une nouvelle justice, les juges rouges », Paris Match, n° 1378, 25 octobre 1975. ↩
« La rupture induite par la création d’un Syndicat, terme associé au monde ouvrier, dans le monde feutré de la magistrature, peut être mise en évidence par le nombre d’affaires disciplinaires concernant des adhérents qui émaillèrent ses premières années » ; Israël L. « Un droit de gauche ? Rénovation des pratiques professionnelles et nouvelles formes de militantisme des juristes engagés dans les années 1970 », Sociétés contemporaines, n° 73, 2009/1, p. 65. ↩
Voyez notamment Roussel V., « Les changements d’ethos des magistrats », in Commaille J., Kaluszynski M. (dir.), La fonction politique de la justice. Paris, La Découverte, 2007, pp. 25-46. ↩
Farcy J.-C., « Du ‘bon juge’ aux ‘juges rouges’ », in Gaven J.-F., Krynen J. (dir.), Les désunions de la magistrature (XIXème-XXème siècles), Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2012. Le Garde des Sceaux lui-même, Jean Lecanuet, s’autorise alors à critiquer publiquement la décision du magistrat, l’accusant à la télévision d’avoyez rendu « une justice de classe ». Une tribune de l’ancien Garde des Sceaux, Jean Foyer, dans le Figaro du 3 octobre 1975, intitulée « Des juges contre la justice », traite le syndicat « d’organisation subversive gauchiste ». ↩
Israël L., « Un droit de gauche ? Rénovation des pratiques professionnelles et nouvelles formes de militantisme des juristes engagés dans les années 1970 », op. cit., p. 67. ↩
On parle généralement d’activisme judiciaire quand les tribunaux, sans y être contraints, rendent des décisions allant au-delà du droit applicable et prenant en compte les implications sociétales plus larges de ces décisions, souvent orientées par leurs propres convictions. Le terme judicial activism est introduit en 1947 par Arthur M. Schlesinger, Jr. in « The Supreme Court », Fortune Magazine, janvier 1947. L’expression est depuis utilisée de façon polysémique et polémique. Pour un aperçu du débat nord-américain, voyez par exemple Kmiec K., « The Origin and Current Meanings of Judicial Activism », California Law Review, vol. 92, n° 5, 2004, pp. 1441-1477. ↩
L’expression, inventée en 1921 par Édouard Lambert, professeur de droit à l’Université de Lyon, à propos de la Cour suprême des États-Unis, décrit « l’activisme judiciaire ». Elle suppose que les juges, par l’accroissement de leur pouvoir et l’augmentation de leurs interventions, peuvent ou veulent décider de la norme en vigueur. Voyez à ce sujet déjà au début du XXe siècle, Lambert E., Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale. L’expérience américaine du contrôle judiciaire de constitutionalité des lois, Paris, Girard, 1921. ↩
Il est alors paradoxal de voir le juge Garzon dénoncer le principe de lawfare, tendant ainsi à démontrer que la dénonciation d’une pratique de lawfare par un acteur ne vise pas tant l’instrumentalisation du droit que la cause visée par celle-ci. « Quand l’attitude d’un État à l’égard du droit international est taxée d’instrumentalisation, ce qui lui est reproché n’est pas de faire du droit international un outil, mais de mettre cet outil au service de la mauvaise politique » ; Detry C.-E., « Le lawfare nous apprend-il quelque chose sur le droit international ? », publié le 22 mars 2022 sur le blog du Centre Thucydide de l’Université Paris I Panthéon-Assas, consulté le 7 octobre 2022 in [https://www.afri-ct.org/2022/thucyblog-n-198-le-lawfare-nous-apprend-il-quelque-chose-sur-le-droit-international-1-3/#_edn3]. ↩
Lavorel S., « Le rôle des juges dans l’émergence d’une responsabilité climatique des États », op. cit., p.40. ↩
L’expression est de Marie-Anne Frison-Roche, qui désigne ainsi un désir romantique de justice, dont les juges sont comme la cristallisation : « Le juge apparaît alors comme celui qui soigne les malheurs » et qui ressent, mieux que la loi impersonnelle du législateur, les sentiments de justice et d’injustice ; Frison-Roche M.-A., « Le désir de justice et le juge. Entre romantisme judiciaire et politique institutionnelle », Le banquet, n° 14, 1999, p. 106. ↩
« L’idéalisation actuelle de la justice considère volontiers le juge comme délié de toute appartenance nationale, subjective ou politique. Les limites de la fonction de juger sont rarement aperçues et dénoncées, et un nouveau dogme de l’infaillibilité judiciaire s’installe insidieusement au nom même de l’approfondissement de la démocratie. Dans l’incapacité de fonder sa légitimité, on justifie la prééminence du juge par une nécessité anthropologique que requerrait dans toute société l’exercice d’une fonction tierce pour résoudre ses conflits. Le juge serait le tiers dont la parole est réputée souveraine, c’est-à-dire ultime et incontestable. Le juge est ainsi « naturalisé » par une anthropologie volant au secours d’une théorie du droit incapable de refonder sa légitimité » ; Garapon A., Le gardien des promesses. Justice et démocratie, op. cit., p. 245. ↩
Interview d’Henri Guaino, « Le silence généralisé autour de l’assaut de la magistrature contre le garde des Sceaux est effarant », Atlantico, mis en ligne le 18 janvier 2021, consulté le 27 février 2021 in [https://www.atlantico.fr/article/decryptage/henri-guaino---le-silence-generalise-autour-de-l-assaut-de-la-magistrature-contre-le-garde-des-sceaux-est-effarant]. ↩
Hébert-Dolbec M.-L., Pieret J., Ringelheim J., Truffin B., Van den Eynde L., « La mobilisation du droit par les mouvements sociaux et la société civile. Présentation du dossier », e-legal, Revue de droit et de criminologie de l’ULB, vol. 5, novembre 2021, § 18 ; consulté le 23 octobre 2022 in [http://e-legal.ulb.be/volume-n05/la-mobilisation-du-droit-par-les-mouvements-sociaux-et-la-societe-civile/la-mobilisation-du-droit-par-les-mouvements-sociaux-et-la-societe-civile-presentation-du-dossier]. ↩
« Gardons-nous d’encenser le juge avec la même naïveté que le positivisme célébrait hier la règle. Agiter l’épouvantail du gouvernement des juges est aussi stérile qu’invoquer de manière incantatoire l’indépendance de la justice » ; Garapon A., Le gardien des promesses. Justice et démocratie, op. cit., p. 245. ↩
En 2019, la réponse du Syndicat de la magistrature, pourtant bien à gauche, aux accusations de lawfare portées par Jean-Luc Mélenchon, laisse entendre que le discrédit porté à la justice est parfois simplement un moyen de défense rappelant, à certains égards, les procès de rupture : « Certains, dans une campagne coordonnée, se disant victimes d’un procès politique digne des pires dictatures, multiplient les attaques outrancières contre les magistrats, parfois visés nommément (…). Que l’on s’entende bien, la justice peut - et doit - être critiquée pour nourrir le débat démocratique et il lui arrive aussi de se tromper, d’où l’existence de voies de recours. En revanche, nous continuons à dénoncer la rhétorique devenue ritournelle du « complot judiciaire », opportunément scandée par des responsables politiques mis en cause pénalement, en surfant, souvent à contre-emploi, sur la fragilité du statut du parquet qu’ils ont eux-mêmes sciemment entretenue. Nous attendons au contraire des personnalités au pouvoir qu’elles cessent de discréditer la justice et qu’elles œuvrent pour la doter des moyens statutaires et budgétaires nécessaires aux garanties d’une indépendance incontestable » ; Syndicat de la Magistrature, « La justice, ce n’est pas que pour les autres », Communiqué de presse du 16 septembre 2019, consulté le 9 octobre 2022 in [https://www.syndicat-magistrature.fr/notre-action/independance-et-service-public-de-la-justice/independance/1815-la-justice-ca-nest-pas-que-pour-les-autres.html]. ↩
Le Syndicat de la Magistrature français abritait dans ses locaux un mur, nommé « Mur des cons », où était épinglées les photos de nombreuses personnalités politiques de droite, ainsi que les pères de deux jeunes filles assassinées. Outre le mauvais goût de ce dernier détail, l’enjeu du scandale, révélé en 2013 par une vidéo volée et publiée sur le site Atlantico, était de savoir si l’existence de ce mur constituait ou non une atteinte à l’impartialité de la justice, remettant en cause les décisions prises par les magistrats, dans les affaires visant les personnalités épinglées et plus généralement dans l’ensemble de leurs décisions. ↩
« Ciotti : "Interdire l’appartenance syndicale des magistrats" », Journal du dimanche, 22 mars 2014, consulté le 9 octobre 2022 in [https://www.lejdd.fr/Politique/Ciotti-Interdire-l-appartenance-syndicale-des-magistrats-658179]. ↩
« Comme si un syndicat, fût-il de magistrats, se devait d’être impartial – et pouvait l’être. Comme si chacun de ses membres pouvait être tenu individuellement responsable, non seulement de chacune de ses prises de position, mais de ce que celles-ci recèleraient de « parti pris » dans une affaire particulière. Comme si être « de gauche » disait plus qu’autre chose la manière dont on va rendre la justice dans tel ou tel cas. Il n’est alors plus du tout question d’impartialité, mais d’un combat politique contre une partie de la magistrature et, au-delà, de la volonté de maintenir la justice « à sa place », c’est-à-dire à sa botte. Bref, de la neutraliser » ; Bonduelle M., Renault T., « De l’impartialité à la neutralité. Critique à deux voix d’un devoir dévoyé », Délibérée, vol. 5, n° 3, 2018, p. 34. ↩