Analyse marxiste du paradoxe du partenariat public-privé
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« Mon cher ami, je te donne ce dont tu as besoin, mais tu connais la condition sine qua non ; tu sais de quelle encre tu dois signer l’acte par lequel tu te vends à moi ; je te gruge en te procurant une jouissance. »
Marx, Manuscrits de 1844
Introduction : le paradoxe du partenariat public-prive
Alors qu’il semble doté de nombreuses vertus sur papier, le partenariat public-privé rend des résultats pour le moins mitigés. Cela n’empêche toutefois le recours répété au mécanisme, jusqu’à le rendre à notre sens paradoxal. Notre hypothèse de travail, qui est marxiste, est que ce paradoxe est inhérent à l’idéologie libérale.
Un mécanisme au goût du jour
« Eh bien, maintenant, je suis très heureux que le programme des initiatives du secteur privé se soit propagé à échelle internationale. Les actes de bonne foi des individus, de vous et moi, améliore le bien commun, le bien-être de la Nation comme un tout, d’une manière que le gouvernement n’aurait jamais pu. Ils s’assurent que la conscience citoyenne de notre peuple soit pleinement exploitée. Si nous laissons le gouvernement prendre entièrement la place, nous gâcherions certainement nos plus puissantes ressources »1.
C’est dans ces termes que Ronald Reagan se réjouissait, en 1986, de l’expansion du partenariat public-privé au monde. Force est de constater que, quarante ans plus tard, ce mécanisme est toujours resté au goût du jour. Il a même été jusqu’à pénétrer des organisations internationales. C’est ainsi qu’il existe un Comité de l’innovation, de la compétitivité et des partenariats public-privé au sein des Nations Unies, dont un des objectifs est de promouvoir les « partenariats public-privé pour les investissements nationaux et étrangers »2. Le partenariat public-privé importe également au sein de l’Union européenne, où « [d]ans le cadre de l’Initiative pour la Croissance, le Conseil a approuvé une série de mesures visant à accroître les investissements pour les infrastructures du réseau transeuropéen et dans le domaine de l'innovation, et de la recherche et du développement, notamment par la mise en place de montages de PPP »3. Et le mécanisme est tout autant prisé chez nous : lors de la présentation du Pacte National pour les Investissements Stratégiques4 en septembre 2018, Charles Michel ne se réjouissait pas moins que Reagan de l’importance croissante qu’allait prendre ce géant projet impliquant des partenariats avec le secteur privé, cela dans l’intérêt, d’abord, de nos citoyens : « Il y a la volonté aujourd’hui de provoquer une forme de big-bang en faveur des investissements, de faire de la Belgique un eldorado pour les investissements stratégiques, au bénéfice de tout le monde et d’abord de nos citoyens »5.
En tant que tel, le partenariat public-privé ne connaît pas de définition légale, ni au niveau de l’Union européenne, ni en Belgique. Le Livre vert sur les partenariats public-privé et le droit communautaire des marchés publics et des concessions le dit explicitement : « Le terme partenariat public-privé (‘PPP’) n’est pas défini au niveau communautaire. Ce terme se réfère en général à des formes de coopération entre les autorités publiques et le monde des entreprises qui visent à assurer le financement, la construction, la rénovation, la gestion ou l’entretien d’une infrastructure ou la fourniture d’un service »6. Partant, on ne s’étonnera pas qu’en l’absence d’une intervention législative claire en la matière – tel est le cas en Belgique, mais également ailleurs – « le concept échappe à toute définition précise et communément admise »7.
Plus intéressants sont peut-être encore les doutes qui entourent son existence comme mécanisme original : « le mot magique ne recouvre aucune nouveauté sous l’angle conceptuel », pouvons-nous lire, en ce que les partenariats public-privé « se concrétisent nécessairement dans des instruments juridiques bien connus qui ne se déclinent pas à l’infini : actes unilatéraux (police administrative), contrats (marchés, concessions, contrats de droit commun), mise en place d’institutions (A.S.B.L., sociétés, entités publiques), financement privé (essentiellement par l’exploitation) ou public (deniers publics ou système de financement collectif » 8. Certains n’hésitaient d’ailleurs pas à parler de partenariats public-privé pour des concessions datant d’avant la Révolution française9, voire de l’époque de l’Empire romain10.
Ce manque de consensus sur ce qu’il faut entendre exactement par le partenariat public-privé, pas plus que son caractère original, n’aura toutefois empêché celui-ci d’exister comme un véritable leitmotiv dans les discours d’acteurs politiques libéraux, plus ou moins nuancés selon les perceptions de chacun. On en vante ainsi son « meilleur rapport avantage-coût » par rapport au financement classique. Recourir au partenariat public-privé présenterait ainsi les avantages (1) que « chaque partenaire prend sur lui le risque pour lequel il est le mieux placé », (2) que « l’intégration du design, de la construction et de la maintenance incite à une meilleure efficacité, surtout pour les coûts de maintenance » et enfin (3) que le secteur public profite du « savoir-faire du privé »11. Surtout, là où un mécanisme classique comme le marché public nécessite un financement public, le partenariat public-privé permet de compter sur les investissements d’acteurs privés et se présente, à ce titre, comme un véritable produit financier12. Sur papier du moins, le mécanisme a beaucoup pour plaire.
Un succès à relativiser
Pour autant, le partenariat public-privé a souvent été et est encore régulièrement l’objet de vives critiques. L’une des principales raisons est qu’il n’atteindrait tout simplement pas les résultats promis ou, dit plus simplement encore, qu’il ne fonctionnerait pas si bien qu’espéré. Ainsi, dans un rapport spécial publié en 2018, la Cour des Comptes Européenne avait estimé que « [s]ouvent, les PPP audités n’ont pas permis d’obtenir les avantages potentiels car, comme les projets soumis à une procédure de marché traditionnelle, ils ont pâti de retards, d’augmentations de coûts et d’une sous-utilisation des réalisations des projets »13. De même, pouvait-on lire dans un rapport coordonné par Eurodad, où dix partenariats public-privé de grande envergure étaient analysés à travers le monde, que « chaque PPP étudié présentait plus de risque pour l’État que pour le partenaire privé impliqué, en ce que le secteur public était tenu d’agir et de prendre à sa charge les coûts lorsque les choses tournaient mal », mais également que « les 10 projets manquaient tous de transparence et/ou ne parvenaient pas à consulter les communautés touchées, et minaient la responsabilité démocratique »14. La réalité du partenariat public-privé semble donc différer par rapport à ce qu’il est supposé être sur papier : « les données suggèrent que les PPP ont souvent tendance à être plus coûteux que l’alternative du marché public, alors que dans toute une série de situations ils n’ont pas pu fournir les bénéfices espérés en matière de la qualité de la prestation de service, en ce compris son efficacité, sa protection et son incidence sur le développement »15.
Des critiques formulées à l’égard de l’utilité du mécanisme existent également au niveau national. À titre d’exemple, en ce qui concerne la maintenance des établissements pénitentiaires en partenariat public-privé16, la Cour des Comptes avait estimé que non seulement la Régie des bâtiments et le SPF Justice ne possédaient pas d’outils adéquats pour comparer le coût et la qualité des maintenances des établissements en partenariat public-privé avec ceux des établissements en gestion propre, mais également « que les évaluations existantes tendent à sous-évaluer le coût des DBFM [Design, Build, Finance, Maintain] et à surévaluer celui des établissements classiques » 17. La Cour des Comptes semble avoir été plus sévère encore dans un rapport rendu sur les partenariats public-privé en Flandre, dans lequel elle a estimé que les autorités flamandes ne parvenaient qu’imparfaitement à justifier leur choix de recourir au mécanisme : « La justification du choix du PPP est limitée dans la majorité des projets »18.
Postulat de travail : un recours paradoxal au partenariat public-privé
Le présent travail a pour postulat que les recours renouvelés de la part des pouvoirs publics aux partenariats public-privé malgré des résultats décevants constituent un réel paradoxe. Si nous parlons de postulat, c’est dans la mesure où l’affirmation selon laquelle le mécanisme n’atteint pas ses objectifs n’est pas aisée à démontrer. Il est vrai que les critiques, chiffres à l’appui, sont nombreuses. Mais bien plus nombreux encore sont les partenariats public-privé effectivement mis en place à travers le monde. On pourrait ainsi nous reprocher de ne pas avoir une vue qui couvre tous les partenariats existants : quand bien même tel ou tel partenariat aurait échoué, ne pourrait-on pas toujours rétorquer qu’il s’agit précisément de l’un ou l’autre partenariat – aussi nombreux soient-ils – et non du mécanisme en tant que tel ? Plus encore, n’est-il pas le propre de toute invention humaine d’échouer à ses débuts ?
En outre, l’on pourrait aussi remettre en doute le prétendu échec du mécanisme même dans les cas analysés de plus près. C’est que l’intérêt du partenariat public-privé par rapport aux modes de financements classiques auxquels recourent les pouvoirs publics n’est en réalité pas simple à évaluer. C’était là notamment la réponse conjointe du Ministre de la Justice, Koen Geens, et du Ministre de l’Intérieur, Jan Jambon, à la Cour des Comptes dans son rapport sur la maintenance des établissements pénitentiaires en partenariat public-privé : « Il est très difficile, voire impossible, de comparer les nouvelles prisons avec les établissements existants. Une comparaison stricte entre une prison construite selon la méthode classique et une prison construite sur le modèle DBFM [Design, Build, Finance, Maintain] sera toujours incomplète. S’il fallait une comparaison exhaustive, il faudrait procéder à un échantillonnage plus large. Vous l’avez déjà suggéré dans le rapport en mentionnant que la formule DBFM offre aussi une garantie quant à la qualité des prestations. Le quotidien du détenu doit occuper une place centrale, ce qui n’est pas toujours mesurable en chiffres exacts »19. Les calculs sont par ailleurs complexes et s’étendent sur de longues périodes – plus de 20 ans en moyenne. La détermination des comparateurs, sur lesquels on pourrait se baser pour évaluer l’intérêt du recours au partenariat public-privé par rapport au financement classique, posent manifestement toute une série de difficultés20. Parce que nous ne pouvons pas nous adonner à de telles analyses dans le cadre du présent travail, nous demandons à nos lecteurs de nous concéder ce postulat.
Hypothèse de travail marxiste : un paradoxe inhérent au mode de production capitaliste
Des réponses de nature relativement technique à ce paradoxe – même si pas formulé comme tel – ont déjà été avancées. La notion européenne de partenariat public-privé hors bilan en est certainement une des plus intéressantes. Sous certaines conditions, le Système Européen des comptes nationaux et régionaux (SEC 2010) permet de recourir au partenariat public-privé hors bilan, c’est-à-dire d’y recourir sans augmenter le déficit public21. C’était là d’ailleurs une critique adressée au législateur flamand par la Cour des Comptes dans son rapport déjà cité22. Partant, les autorités publiques recourraient au partenariat public-privé pour des raisons comptables d’abord, et non d’opportunité :
« La réforme du secteur public connue sous le nom de New Public Management a créé un cadre théorique pour les PPP’s, mais en réalité le stimulant principal de cette croissance réside dans le fait que les PPP évitent les limitations sur les budgets du secteur public… Un ensemble d’arguments est utilisé par les gouvernements pour promouvoir les projets PPP, mais beaucoup sont un peu de nature ex-post, c’est-à-dire sont utilisés pour justifier une décision qui a déjà été prise pour des raisons budgétaires » 23.
Des réponses de cette nature – c’est-à-dire technique – connaissent toutefois à notre sens une portée limitée. Sans vouloir nier leur intérêt, nous croyons qu’elles n’épuisent pas la question. Ainsi, elles ne permettent pas de rendre compte de l’enthousiasme qui accompagne les défenseurs du mécanisme. Il nous semble au contraire que celle-ci mérite, en elle-même, qu’on s’y intéresse de plus près. L’émerveillement de Ronald Reagan face à l’expansion du mécanisme mérite d’être étudié pour lui-même. Car après tout, le recours répété au mécanisme ne s’expliquerait-il pas, très simplement, par l’envie d’y recourir ? Derrière cette formulation qui a les apparences d’un diallèle, nous invitons nos lecteurs à s’attarder avec nous aux motivations qui semblent pousser en amont – c’est-à-dire a priori, avant même de regarder les résultats de terrain – les décideurs politiques à recourir au partenariat public-privé.
L’hypothèse de ce travail est que le paradoxe du partenariat public-privé est inhérent au mode de production capitaliste. Ainsi, ce travail tentera d’établir que ce paradoxe n’est jamais qu’un symptôme d’une réalité économique et sociale située historiquement qui nécessite, pour être pleinement compris, que sa cause soit dévoilée. Notre approche est en ce sens marxiste, car c’est bien Marx qui le premier a tenté de mettre en avant les contradictions inhérentes au mode de production capitaliste24. L’idée du philosophe allemand était ainsi d’avoir une lecture matérialiste de la réalité, c’est-à-dire de retrouver ce qui dans le monde matériel explique les idées que les hommes se faisaient d’eux-mêmes et de leurs rapports sociaux pour ensuite, dans un second temps seulement, analyser le contenu et la fonction de ces idées25. Ainsi, au regard d’une conception matérialiste de l’histoire, on ne comprendrait pas pourquoi Aristote croyait qu’il y avait des personnes destinées « par nature » à être des esclaves sans comprendre, d’abord, la réalité économique et sociale de l’esclavage grecque. Ce n’est ainsi pas pour des raisons « scientifiques » que le Stagirite trouvait l’esclavage naturel, mais bien pour des raisons idéologiques propres à son époque : l’idée n’est pas tant de décrire la réalité que de la justifier26. Dit autrement, il y a, pour Marx, quelque chose d’artificiel dans les justifications que donnent les hommes de leur organisation sociale et seule une lecture matérialiste de l’histoire peut en rendre pleinement compte.
Concrètement, nous essayerons, dans un premier temps, de montrer en quoi le paradoxe du partenariat public-privé est une conséquence naturelle de l’idéologie libérale. Dans un second temps, nous nous intéresserons plus particulièrement au droit – qui est un des reflets de l’idéologie, sans se réduire à cela seulement27, à côté par exemple de la morale ou de la religion – et essayerons de montrer que ce dernier contient en filigrane des éléments susceptibles d’expliquer l’existence du paradoxe. Dit autrement, nous rechercherons dans le droit un élément pendant de ce que nous prétendrons trouver dans l’idéologie. Notre analyse partira ainsi du général vers le particulier.
Un paradoxe tributaire de l’idéologie libérale
Nous essayons dans cette section de replacer le partenariat public-privé dans l’idéologie libérale en vue d’en expliquer le paradoxe. Après avoir brièvement présenté le concept d’idéologie dans l’œuvre de Marx, nous affirmons que le mécanisme doit se lire comme un partenariat privé-privé, en ce sens que les intérêts de l’État bourgeois du XIXe siècle coïncident avec les intérêts de la classe dominante. La naissance de l’État démocratique – ou à tout le moins du suffrage universel – a toutefois nécessité de donner une forme morale à cette relation, dont le cynisme n’aurait plus été acceptable. La notion de partenariat public-public vise précisément cette forme morale du mécanisme et c’est à travers elle que nous croyons pouvoir expliquer son paradoxe.
Naissance et fonction de l’idéologie dans l’œuvre de Marx
L’existence de l’idéologie découle pour le philosophe allemand du fait que la vie s’accompagne d’idées : « dès lors qu’il y va de la vie humaine, il n’y a pas seulement ‘la vie’, mais aussi ‘la conscience’ et ses ‘représentations’ » et la notion d’idéologie tente précisément de « penser le type de rapports qu’entretiennent l’idéalité et la réalité, c’est-à-dire les rapports qu’entretiennent la conscience et ses produits avec la vie pratique des hommes, en tant que cette vie, essentiellement relationnelle et productive, est elle-même faite de rapports pratiques »28. Lorsque Marx parle d’idéologie, il vise donc non le monde, mais les idées que l’on se fait du monde.
Aux yeux du philosophe allemand, le mode de production capitaliste est, malgré ses apparences, fondamentalement violent, en ce sens qu’il pousse les individus à se déclarer perpétuellement la guerre : « la société bourgeoise n’est, dans son ensemble, que cette guerre de tous les individus désormais isolés les uns des autres par leur seule individualité »29. Loin d’en être un accident ou la conséquence de quelques actions individuelles, cette violence est intrinsèque au mode de production capitaliste :
« Le lien social où je me trouve par rapport à toi, mon travail pour satisfaire ton besoin, n’est donc qu’une apparence : leur base, c’est le pillage réciproque. L’intention de voler et de tromper est, nécessairement, bien dissimulée ; notre échange étant intéressé aussi bien de mon côté que du tien – chaque égoïsme voulant dépasser l’autre – nous cherchons à nous voler réciproquement »30.
C’est précisément cette misère inhérente au mode de production capitaliste que l’idéologie bourgeoise ou capitaliste31 tend à nier. Marx voit ainsi dans la conception du travail de Hegel la même que celle de l’économie politique moderne, c’est-à-dire une conception abstraite qui en tout cas fait fi de la violence qu’il porte en lui :
« Il conçoit le travail comme l’essence de l’homme, l’affirmation de sa nature. Il ne voit que le côté positif du travail, non son côté négatif. Le travail est le devenir pour soi de l’homme à l’intérieur de l’aliénation, ou bien en tant qu’être aliéné. Le seul travail que Hegel connaisse et reconnaisse, c’est le travail abstrait de l’esprit »32.
S’il est vrai que le travail est une manière par laquelle l’être humain extériorise son être et imprime une forme humaine au monde qu’il n’est pas, le travail sous le mode de production capitaliste est en même temps une source d’aliénation. La preuve la plus manifeste pour Marx étant que l’objet créé par le prolétaire s’oppose à lui comme une force extérieure qui lui est étrangère. Le philosophe allemand attribue ce caractère négatif du travail à l’essence même du mode de production capitaliste, au point qu’il considérait, en 1847, tous les éventuels progrès sociaux en faveur des travailleurs comme secondaires par rapport aux progrès réalisés par la classe dominante33.
Pour autant, l’idéologie capitaliste n’est pas le pur produit des intentions de la classe dominante. Le philosophe allemand livre plusieurs éléments quant à la genèse de celle-ci, qui ne se réduisent nullement à une « volonté de dominer », quand bien même celle-ci existe. Avant tout, l’existence et la forme de l’idéologie s’expliquent par des raisons aussi objectives que les lois de la physique : « Si, dans toute l’idéologie, les hommes et leur condition apparaissent sens dessus dessous comme dans une camera obscura, ce phénomène découle de leur procès de vie historique, tout comme l’inversion des objets sur la rétine provient de leur processus de vie directement physique »34. Mais quelle est cette inversion qui explique la forme de l’idéologie bourgeoise ? Il s’agit de l’inversion du rapport de causalité entre les idées et les choses matérielles. Aux yeux de Marx, ce sont les choses matérielles qui expliquent les idées, non l’inverse. C’est toutefois le processus contraire qui domine l’esprit de ses contemporains, sans doute parce qu’il y a quelque chose de plus aisé à converser avec des idées, qui forment des entités abstraites et donc générales, qu’avec la diversité du réel. Mais surtout est-il plus aisé de donner la forme voulue à des idées ainsi détachées de la réalité historique. Après tout, c’est bien en faisant abstraction de… que l’idéologie bourgeoise parvient à se présenter telle qu’elle se présente :
« Si l’on détache, en observant le déroulement de l’histoire, les idées dominantes de la classe dominante elle-même ; si on les rend indépendantes ; si l’on se persuade qu’à telle époque telles ou telles pensées ont prévalu, sans se préoccuper des conditions de production ni des producteurs de ces pensées ; bref, si on fait table rase des individus et des circonstances mondiales qui sont à la base de ces pensées, on peut dire, par exemple, qu’au temps où l’aristocratie régnait, c’était les idées d’honneur, de fidélité, etc., qui prédominaient, tandis que sous le règne de la bourgeoisie, c’étaient les idées de liberté, d’égalité, etc. Voilà ce que la classe dominante elle-même se figure le plus souvent »35.
L’idéologie bourgeoise est donc avant tout une idéologie détachée de l’histoire réelle. C’est pourquoi on peut bien, formellement, affirmer que les individus vivant sous un système capitaliste sont « égaux » et « libres ». Il en va toutefois autrement réellement : pour reprendre une illustration de Pasukanis, on ne rencontre jamais d’individus égaux et pareillement libres dans la société, mais seulement des êtres qui sont dans des rapports singuliers et différents les uns des autres :
« Les propriétaires de marchandises libres et égaux qui se rencontrent sur le marché ne sont tels que dans le rapport abstrait de l’appropriation et de l’aliénation. Dans la vie réelle ils sont mutuellement liés par toutes sortes de liens de dépendance réciproque. Ainsi par exemple le petit commerçant et commerçant en gros, le paysan et le propriétaire foncier, le débiteur ruiné et son créancier, le prolétaire et le capitaliste »36.
La misère frappe l’esprit de quiconque observe le monde réel du XIXe siècle tel qu’il est. Pourtant, la tonalité est tout autre dans les œuvres des économistes que connait Marx. Ainsi, Bastiat trouve-t-il dans le monde qui l’entoure, malgré les violences apparentes, des harmonies économiques, c’est-à-dire des convergences d’intérêts, même lorsque ces derniers sont contradictoires :
« J’ai essayé d’expliquer comment l’œuvre de la propriété consistait à conquérir pour le genre humain de l’utilité, à la jeter dans le domaine commun, pour voler à de nouvelles conquêtes, — de telle sorte que chaque effort donné, et, par conséquent, l’ensemble de tous les efforts, livre sans cesse à l’humanité des satisfactions toujours croissantes. C’est en cela que consiste le progrès, que les services humains échangés, tout en conservant leur valeur relative, servent de véhicule à une proportion toujours plus grande d’utilité gratuite et, partant, commune »37.
Mais comment y parvient-il, si ce n’est en faisant abstraction des conditions réelles d’existence ?
« L’harmonie de ces rapports est un au-delà qui commence exactement là où s’arrêtent les frontières françaises, un au-delà qui existe en Angleterre et en Amérique. C’est la forme imaginaire idéale, des conditions anglo-américaines, non des françaises ; ce n’est pas la forme réelle telle qu’il la rencontre sur son propre sol. Par suite, l’harmonie ne naît pas d’une conception riche et vivante ; elle est le produit creux et boursouflé d’une pensée déchirée, mince et tendue »38.
C’est parce qu’elle se détache de l’histoire que l’idéologie bourgeoise croit voir une « harmonie » dans l’ordre social. C’est ainsi qu’elle nie le côté négatif de l’organisation capitaliste, tout comme Hegel niait le caractère négatif du travail.
Un autre problème se pose cependant encore : pourquoi le détachement que l’idéologie bourgeoise opère vis-à-vis de l’histoire pour exister telle qu’elle existe n’affecte-t-elle pas sa pérennité ? C’est ici qu’intervient une deuxième caractéristique essentielle de l’idéologie : celle-ci est nécessaire à la classe dominante pour ancrer la légitimité de l’organisation de la société qui est sienne dans l’esprit de tous. Sauf que la « représentation de cette domination ne va pas de soi. L’intérêt de la classe dominante, pour que celle-ci puisse perdurer en tant que telle, se reproduire dans son être, doit donc être présenté et, partant, se faire reconnaître comme étant finalement, d’une façon ou d’une autre, l’intérêt collectif »39. Il faut donc présenter les idées de la classe dominante différemment de ce qu’elles sont, cela pour s’assurer de leur pérennité : « On voit alors disparaître l’illusion que les idées dominantes ne seraient pas les idées des classes dominantes et qu’elles auraient une puissance indépendante du pouvoir de cette classe »40.
Dans un premier temps, le philosophe allemand nous offre une explication quasi psychologique de l’idéologie : c’est le détachement de l’histoire et du monde réel qui permet sa naissance sous la forme qu’elle a. Dans un deuxième temps, il relève la surenchère produite par l’action de la classe dominante : celle-ci s’aperçoit qu’elle a intérêt à la pérennisation de cette idéologie – qu’elle va présenter comme éternelle –, ce qu’elle va notamment réaliser par l’intermédiaire de l’État. Il y a donc bien deux temps qui expliquent la naissance et la fonction de l’idéologie, deux temps qu’on retrouve en un paragraphe sous la plume de Marx :
« L’erreur était d’autant plus facile à commettre du point de vue idéologique que ce règne des conditions (cette dépendance matérielle qui, du reste, se transforme à nouveau en rapports personnels de dépendance déterminés, mais dépouillés de toute illusion) apparaît dans la conscience des individus eux-mêmes comme le règne des idées, et que la croyance dans l’éternité de ces idées, c’est-à-dire de ces rapports matériels de dépendance, est, bien entendu, affermie, entretenue, inculquée de toutes les manières par les classes dominantes »41.
Du partenariat privé-privé au partenariat public-public
Le partenariat privé-privé
Au XIXe siècle, les conceptions philosophiques de l’État sont empreintes d’idéalisme : c’est parce qu’elles considèrent l’État du point de vue des idées – c’est-à-dire détaché des conditions matérielles et historiques d’existence – qu’elles peuvent voir en lui une manifestation de la raison humaine, comprise comme étant une faculté partagée par tous :
« Or, si autrefois les professeurs philosophes de droit public ont construit l’idée de l’État en partant des instincts, soit de l’ambition, soit de la sociabilité, ou parfois même de la raison, mais de la raison individuelle et non de la raison de la société, en revanche la philosophie la plus récente, aux conceptions plus idéales et plus profondes, l’a construite en partant de l’idée du Tout. Elle considère l’État comme le grand organisme où la liberté juridique, morale et politique doit trouver sa réalisation et où chaque citoyen, en obéissant aux lois de l’État, ne fait qu’obéir aux lois naturelles de sa propre raison, de la raison humaine »42.
C’est en les opposant à pareilles conceptions qu’on peut mesurer le caractère révolutionnaire des idées de Marx sur l’État. Loin de prétendre ici présenter une théorie marxiste de l’État qui soit figée – sans doute inexistante en tant que telle43 –, on se contentera pour notre part d’en rappeler quelques caractéristiques pertinentes pour notre question.
Loin d’être une manifestation de quelconque raison humaine à travers l’histoire, l’État est pour le philosophe allemand, avant tout, un moyen de défense de l’organisation de la société : « Les privilèges des classes actuellement dirigeantes et l’esclavage de la classe ouvrière reposent au même titre sur l’organisation existante du travail qui sera évidemment défendue et entretenue par les premières avec tous les moyens dont elles disposent, l’un de ces moyens étant l’actuel appareil d’État »44. L’État est à ce titre un allié de la classe dominante. C’est ainsi que la propriété bourgeoise, celle-là même qui est à l’origine de la séparation du travailleur des moyens de production et donc à la base de toute exploitation45, se trouve protégée par l’État : « À l’heure présente, les rapports bourgeois de propriétés sont ‘maintenus’ par le pouvoir d’État que la bourgeoisie a organisé pour la défense de ses rapports de propriété »46.
Les liens entre l’État et la classe dominante sont toutefois plus profonds qu’en apparence. L’exactitude de l’affirmation selon laquelle l’État est un allié de la classe dominante reste en effet limitée, dans la mesure où cette formulation incite à la représentation de deux entités distinctes : l’État, d’une part, l’organisation sociale telle qu’elle profite à la classe dominante, d’autre part. Cette distinction est en réalité superficielle car « [d]u point de vue politique, l’État et l’organisation sociale ne sont pas deux choses différentes. L’État, c’est l’organisation de la société »47. Cette identité ne résulte pas du fait que la classe dominante se serait adaptée à l’État, que du contraire : c’est parce que la classe dominante détient les moyens de production qu’il détient aussi l’État, c’est-à-dire qu’il lui donne la forme qu’elle veut. C’est bien là une conséquence du matérialisme historique : ce n’est pas l’idée qui fait le matériel – une quelconque raison humaine qui explique l’existence de l’État moderne –, mais l’inverse : l’État moderne est le produit de luttes sociales dont le vainqueur est la bourgeoisie. La chose est très explicitement affirmée dans l’Idéologie allemande : « Ces conditions réelles ne sont pas du tout créées par le pouvoir d’État ; ce sont elles, au contraire, qui créent ce pouvoir-là »48.
Ce rapport dévoilé entre l’État et l’organisation capitaliste de la société affecte naturellement toute relation entre l’État et les individus. On se rapproche ainsi ici de la question qui nous guide. Formellement, l’État bourgeois protège indifféremment tout individu, alors que les individus recherchent leurs intérêts propres seulement. Dit autrement, l’État protège l’intérêt général. Sauf que, dans la société capitaliste du XIXe siècle, cet intérêt général n’est jamais qu’un voile qui cache des intérêts privés de la classe dominante. C’est ainsi que le jeune Marx voit l’intérêt privé comme le credo de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, dans la mesure où celle-ci pense les individus comme des êtres originellement isolés :
« aucun des prétendus droits de l’homme ne s’étend au-delà de l’homme égoïste, au-delà de l’homme comme membre de la société civile, savoir un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son caprice privé, l’individu séparé de la communauté. Bien loin que l’homme ait été considéré, dans ces droits-là, comme un être générique, c’est au contraire la vie générique elle-même, la société, qui apparaît comme un cadre extérieur aux individus, une entrave à leur indépendance originelle »49.
Cela n’empêchera toutefois pas, que du contraire, l’État de présenter l’intérêt de la classe dominante comme étant l’intérêt de toutes les classes, c’est-à-dire comme l’intérêt général. La chose est tellement vraie que Marx affirme avec Engels que même le prolétariat, comme la bourgeoisie, devra « d’abord s’emparer du pouvoir politique afin de présenter, elle aussi, son intérêt comme l’intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dès le début »50.
Ces considérations ont une incidence directe sur le paradoxe du partenariat public-privé. Si l’intérêt général n’existe pas, le public dont il est tributaire ne peut pas plus exister dans les préoccupations politiques. Et dès lors que le public n’existe pas plus, qu’il n’est donc qu’un simple mot, l’idée même du partenariat public-privé s’en retrouve radicalement transformée. Si l’on tire les conséquences de cette disparition jusqu’au bout, c’est-à-dire que si l’on accepte, avec le philosophe allemand, que l’État n’est jamais qu’une expression politique de la classe dominante, il faudra en réalité tout simplement parler désormais de partenariat privé-privé pour toute collaboration entre les autorités publiques et quelques parties privées : les intérêts des uns ne diffèrent pas de ceux des autres. Sous l’angle de ce partenariat dont la nature réelle aurait été « dévoilée », le paradoxe disparaît. Car que l’un, l’État ou le partenaire privé, s’enrichisse au détriment de l’autre – et on peut d’ailleurs bien considérer que si le partenariat public-privé est synonyme d’échec pour les pouvoirs publics, il peut être en même temps synonyme de réussite pour le partenaire privé –, rien n’aura changé au niveau des classes : l’opération est au pire neutre pour la classe dominante – entendue cette fois comme incluant l’État –, au mieux l’enrichira au détriment de la classe dominée. Partant, dès lors que l’opération est neutre, il n’est plus possible de parler d’échec, c’est-à-dire de ce qui formait un des éléments essentiels du paradoxe, vu sa relativisation. Sous cet angle, on dira que le paradoxe disparaît en même temps que l’échec du mécanisme.
La naissance de l’État démocratique
Si le partenariat privé-privé aurait pu être une appellation adéquate pour tout contrat de grande envergure passé entre les pouvoirs publics et des particuliers jusqu’à la fin du XIXe siècle, il devrait sans doute être réarticulé différemment aujourd’hui. C’est que l’État, pas plus que l’idéologie dominante qu’il véhicule, ne sont pas restés identiques à ce qu’ils étaient au XIXe siècle. En réalité, des changements de l’État et de l’idéologie ont nécessairement dû suivre les transformations – limitées mais non négligeables – du mode de production capitaliste : la superstructure suit le développement de l’infrastructure. Le développement de la sécurité sociale ou la création de nouveaux droits impensables au XIXe siècle comme le congé payé51 en sont des manifestations des plus évidentes. Qui niera que le capitalisme ait été capable de nombreuses adaptations au cours du XXe siècle, surtout dans sa deuxième moitié52 ? Cette évolution constitue d’ailleurs une critique, quelque peu rapide mais qui n’est pas entièrement dénuée de pertinence, qu’on a souvent opposée à ceux qui souhaitaient réactualiser la pensée de Marx. Qu’on admette que ce dernier « ne pouvait pas voir et n’imaginait pas ces développements »53 ou qu’il appelait à l’inverse en ce sens dans ses œuvres de maturité54, il n’empêche que l’État d’aujourd’hui ne se laisse plus aussi aisément réduire à une entité qui ne serait ou qui ne pourrait qu’être un outil aux mains de la classe dominante.
Cela est d’autant plus vrai qu’existe indéniablement aujourd’hui, comparé au XIXe siècle où le suffrage universel était inexistant, un État démocratique : « Surtout, la thématique de l’État démocratique devient centrale, non seulement en tant que régulateur politico-juridique du conflit social, mais aussi comme terrain sur lequel le suffrage universel permet de construire des projets communautaires capables de fonder l’intérêt général de la société, sur les intérêts particuliers mais majoritaires des travailleurs »55. Un lecteur de Marx se gardera très certainement d’affirmer que la lutte des classes ait pour autant disparu : l’État, fût-il démocratique, ne pourrait cesser de défendre les intérêts de la classe dominante sans cesser d’être un État, vu que cette défense est sa principale raison d’être56. Toujours est-il que le suffrage universel a nécessairement forcé la classe dominante à revoir ses moyens de gouvernance, au risque d’être évincé des lieux de prise de décisions. Ainsi, bien qu’ils fluctuent à travers l’histoire depuis le XXe siècle, le suffrage universel aura donné aux notions de public et d’intérêt général une réelle existence politique et sociale.
L’économie ou la morale face à l’économie morale
Parmi les adaptations que la démocratisation de la société a dû provoquer dans l’esprit de la classe dominante, la justification croissante de la nécessité de l’ordre social, qui est censé exister dans l’intérêt de tous, est sans doute celle qui mérite le plus d’intérêt. Mais alors qu’au XIXe siècle, certains économistes pouvaient s’adonner à justifier l’ordre social sans se soucier de la morale ou plus généralement encore des idées de la classe dominée, la naissance de l’État démocratique les a forcés à adapter leurs discours. Là réside à notre sens la différence fondamentale entre l’idéologie capitaliste du XIXe siècle et l’idéologie libérale que nous connaissons.
Le problème réel de départ est le suivant : l’opposition entre les individus dans le mode de production capitaliste s’empare de tous les aspects imaginables de la vie sociale. Cette opposition de tous contre tous est pour le philosophe allemand, ainsi que nous l’avons déjà mentionné, au cœur du mode de production capitaliste, elle en est l’essence et non quelconque accident ou modalité secondaire qui pourrait prendre d’autres formes. C’est ainsi que celui-ci va conclure, à l’inverse de certains économistes, que la morale est nécessairement extérieure au système capitaliste. Cela ne signifie pas que nécessairement le capitalisme soit immoral, mais à tout le moins est-il amoral : seul compte la recherche du profit et les considérations morales ne devraient pas plus importer au bon capitaliste qu’elles ne devraient importer à un éthologue qui observe des insectes. C’est bien, à notre sens, cela que Pasukanis veut affirmer lorsqu’il écrit que le grand capitaliste va ruiner de bonne foi le plus petit : « Le grand capitaliste ruine ‘de bonne foi’ le petit capitaliste sans porter atteinte par là à la valeur absolue de sa personne »57.
Une partie de l’idéologie bourgeoise a toujours présenté comme « harmonieux » un système qui cause des désastres ou comme « libres et égaux » des individus qui exploitent et des individus qui sont exploités. C’est d’ailleurs davantage contre ce « voile » moral que contre l’amoralisme de l’économie que Marx a fait couler de l’encre. C’est ainsi que si le langage de Ricardo semble cynique, ce dernier a-t-il eu au moins le mérite de ne pas tenter d’embellir la chose, car le « cynisme est dans les choses et non dans les mots qui expriment les choses »58. Cela ne saurait toutefois être dit de ceux qui n’assument pas ce caractère amoral du système social :
« Des écrivains français, tels que MM. Droz, Blanqui, Rossi et autres, se donnent l’innocente satisfaction de prouver leur supériorité sur les économistes anglais, en cherchant à observer l’étiquette d’un langage ‘humanitaire’ ; s’ils reprochent à Ricardo et à son école leur langage cynique, c’est qu’ils sont vexés de voir exposer les rapports économiques dans toute leur crudité, de voir trahis les mystères de la bourgeoisie »59.
À la limite, il ne serait pas insensé de soutenir que l’immoralisme de l’idéologie bourgeoise découle précisément de ses tentatives de voiler l’amoralisme du système capitaliste. Car assumer l’état de choses tel qu’il est, c’est permettre à tout un chacun d’en prendre conscience et donc éventuellement de s’insurger contre : « Sans l’hypothèse – ou le postulat – d’une prise de conscience révolutionnaire par les victimes de l’exploitation capitaliste, l’abolition du salariat, condition sine qua non d’une économie socialiste est, pour Marx, inconcevable »60. Au contraire, nier cet état des choses, c’est empêcher son renversement.
C’est dans les Manuscrits de 1844 qu’est exposé au plus clairement la relation entre la morale et l’économie capitaliste : a priori, l’une et l’autre n’ont tout simplement aucun lien entre elles. Ceci nous fait dire qu’un bon économiste devrait en toute hypothèse faire abstraction de la morale :
« Ainsi M. Michel Chevalier reproche à Ricardo de faire abstraction de la morale. Or Ricardo laisse l’économie parler son propre langage, et, si celui-ci n’est pas moral, Ricardo n’y peut rien. Quand il moralise, M. Chevalier fait abstraction de l’économie politique, mais en réalité il fait nécessairement abstraction de la morale quand il fait de l’économie politique »61.
Pour autant, si l’économie capitaliste n’a pas égard à la morale, qu’elle est indifférente à toutes les idées morales, religieuses, sociales, etc., qui existaient jusqu’à sa naissance, cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’ait pas une forme de morale propre. Tout comme il existe de « bonnes manières » qui guident les actions des individus vivant dans une même collectivité, il existe également de « bonnes manières » d’être un bon capitaliste. Dit autrement, il existe une morale économique, différente toutefois de la morale sociale. Il n’y a donc aucune contradiction à affirmer que l’économie capitaliste est amorale du point de vue de la seconde, mais non de la première : « Son idéal moral, c’est l’ouvrier qui porte à la caisse d’épargne une partie de son salaire ; pour défendre cette marotte, elle a même trouvé un art servile tout prêt, le théâtre, qui en a fait un sujet sentimental. Elle est donc – malgré ses airs mondains et lascifs – une vraie science morale, la plus morale des sciences ». Et c’est l’abnégation qui forme la caractéristique principale de cette morale économique qui lui est propre :
« Sa grande maxime, c’est l’abnégation, le renoncement à la vie et à tous les besoins humains. Moins tu manges, bois, achètes de livres ; moins tu vas au spectacle, au bal, au cabaret ; moins tu penses, aimes, étudies ; moins tu changes, peins, fais des vers, etc., plus tu épargnes, plus tu augmentes ton trésor que ne mangeront ni les mites ni la poussière, et plus s’accroît ton capital. Moins tu es, moins tu t’extériorises, plus tu possèdes, plus ta vie aliénée grandit, plus tu engranges ton propre être aliéné »62.
« Accumulez, accumulez ! C’est la loi et les prophètes ! »63
Voilà la morale des économistes dans ses grandes lignes, accumulation ou abnégation étant deux façons d’exiger la même chose :
« Tout ce que le travailleur peut dépenser par-dessus le marché pour sa jouissance, soit matérielle, soit intellectuelle, est consommation improductive. Si l’accumulation du capital occasionne une hausse de salaire qui augmente les dépenses de l’ouvrier sans mettre le capitaliste à même de faire une plus large consommation de forces de travail, le capital additionnel est consommé improductivement. En effet, la consommation du travailleur est improductive pour lui-même, car elle ne reproduit que l’individu nécessiteux ; elle est productive pour le capitaliste et l’État, car elle produit la force créatrice de leur richesse »64.
Bien qu’il ne s’agit pas d’une nécessité, cette morale économique semble toutefois, a priori du moins, s’opposer à la morale sociale :
« Demanderais-je à l’économiste si j’obéis aux lois économiques en tirant de l’argent de la prostitution de mon corps que je cède à la volupté d’autrui (en France, les ouvriers d’usine appellent la prostitution de leurs femmes et de leurs filles ’la dixième heure de travail’, ce qui est littéralement exact), si je n’agis pas selon les règles de l’économie politique lorsque je vends mon ami aux Marocains (et la traite directe des hommes, tel le trafic des recrues, etc., se pratique dans tous les pays civilisés), l’économiste me répondrait : ‘Tu ne transgresses pas mes lois ; toutefois, prends garde à ce qui disent duègne morale et duègne religion ; ma morale, ma religion économiques n’ont rien à te reprocher, seulement…’ »65.
Certes, il n’est pas exclu dans l’absolu que la morale propre au capitalisme épouse une morale sociale dans une certaine mesure, comme lorsqu’elle réclame la liberté et l’égalité pour tous les individus66. Toujours est-il que, fondamentalement, on dira que ce n’est jamais que de façon accidentelle que les deux peuvent aller dans un même sens. Par essence, elles semblent plutôt être en opposition : la morale sociale va régulièrement former une limite à l’économie, en interdisant telle ou telle pratique.
Tout laisse à penser que le choix devrait être exclusif : entre l’économie capitaliste ou la morale, il faudrait choisir. C’est sans doute ce qu’ont fait certains économistes du XIXe siècle, comme Ricardo ou Smith. Le grand tour de l’idéologie libérale du XXe siècle, toutefois, va précisément consister à nier la pertinence de cette opposition. Lorsqu’on lui demandera de choisir entre l’économie et la morale, elle va feindre ne pas voir l’opposition. C’est ainsi qu’elle présentera une économie à la forme morale ou, dit autrement, une économie morale. Nous affirmerons que cette économie ainsi présentée, qui ne peut exister pour Marx que dans l’imaginaire de quelques individus – tout comme « [u]ne hostie consacrée, c’est bien le corps du Christ, pour le croyant qui a reçu l’eucharistie »67 –, est particulièrement propice à l’émergence d’un mécanisme comme le partenariat public-privé.
Un tour de passe-passe : le partenariat public-public comme forme morale du partenariat privé-privé
Il ne nous revient pas ici de retracer l’histoire de l’idéologie bourgeoise depuis le XIXe siècle jusqu’à sa transformation en ce qu’on nommera l’idéologie libérale. On partira, très modestement, de la certitude suivante : formellement, l’idéologie libérale, sous ses multiples ramifications, a compris depuis le XXe siècle avoir tout intérêt à ne plus se présenter comme une idéologie cynique. S’il est vrai, ainsi que nous y reviendrons dans la prochaine section, que les individus sont aujourd’hui, dans le fond, toujours considérés être responsables de leur sort comme au XIXe siècle68, la naissance de la démocratie a incité à de nombreuses réserves idéologiques : quelle personnalité politique libérale sérieuse oserait aujourd’hui tenir, tels quels, tous les propos d’un Ricardo ou d’un Smith ? Même dans les sociétés les plus libérales, le « social » semble désormais avoir une existence bien ancrée69. Il a fallu donc désormais intégrer l’intérêt de tous dans les discours politiques, même de ceux que Ricardo réduisait à des chapeaux70. C’est dans ce contexte idéologique qu’il convient de replacer le mécanisme du partenariat public-privé.
Nous l’avons laissé comprendre dans notre introduction déjà : les discours qui entourent le partenariat public-privé tendent à se présenter comme étant inclusifs. Ainsi, le mécanisme est présenté comme étant intéressant pour l’État, pour le partenaire privé, mais aussi et surtout pour tout un chacun. Reprenons brièvement l’ordre logique de ces discours. L’idée de départ est que l’État « intervient trop », alors qu’il ne devrait se contenter que d’assurer la sécurité de tous, juste assez pour que qui veut puisse s’adonner à des échanges sur le marché. Margaret Thatcher ne disait autre chose en 1976 :
« Le gouvernement devrait abandonner son rôle autoritaire actuel en matière industrielle. Il doit y avoir un dialogue et un partenariat volontaire constructif entre le gouvernement et l'industrie [...]. Le gouvernement peut bien parfois aider à adoucir les problèmes de l’industrie, dans la formation et la mobilité des travailleurs, le financement et la commercialisation des exportations, ainsi de suite. Mais le rôle principal du gouvernement est de créer le climat économique à l’intérieur duquel l’industrie pourra prospérer »71.
Si le recours au partenariat public-privé doit être privilégié, c’est d’abord parce qu’il serait extrêmement efficace pour fournir des services aux citoyens : « Les partenariats public-privé sont apparus être l’un des moyens les plus efficaces de fournir des services à nos citoyens »72. Là où l’État interviendrait de trop, le secteur privé ne le ferait pas assez : il faudrait, dans une certaine mesure, inverser l’importance de chacun des acteurs dans la vie économique :
« Les partenariats peuvent tirer le meilleur de toutes les opportunités imaginables, et ils peuvent les utiliser de la manière la plus efficace et la plus productive pour répondre aux besoins locaux. Aucun secteur de notre nation – gouvernement, entreprises, travailleurs ou organisations sans but lucratif – ne peut résoudre à lui seul nos problèmes urbains. Mais en travaillant ensemble, en mettant nos ressources en commun et en nous appuyant sur nos forces, nous pouvons accomplir de grandes choses »73.
D’un point de vue marxiste, cette idée que les particuliers puissent, sous le mode de production capitaliste, s’adonner à des activités économiques dans l’intérêt des autres est contradictoire : l’économie suppose qu’on n’ait égard qu’à l’accroissement de son propre intérêt. Loin de ce qu’en disent les discours unificateurs, le capitalisme est pour le philosophe allemand la guerre de tous contre tous74 : entre l’économie ou la morale, ainsi que nous l’avons dit, il faut choisir son camp et ce n’est jamais qu’accessoirement qu’on peut s’intéresser à l’autre.
On s’approche ici du paradoxe du partenariat public-privé qui nous intéressent : pourquoi continuons-nous à recourir au mécanisme s’il ne fonctionne pas si bien que prévu ? La réponse réside dans cette tendance qu’a l’idéologie libérale de minimiser, si pas de nier, les contradictions d’intérêts entre les individus. La présentation par Tony Blair, en 1995, du Royaume-Uni dont il rêvait illustre remarquablement cette idée :
« Une jeune nation : finie l’opposition des patrons et des travailleurs – partenariat sur le lieu de travail ; finie l’opposition du public et du privé – de la coopération pour reconstruire nos routes, chemins de fer, centres-villes et régions ; pas d’expansion et de récession économique, mais une stabilité dont les entreprises ont besoin pour planifier le futur ; de l’aide pour les petites entreprises ; une nouvelle relation entre le secteur public et le secteur privé, des mesures pour encourager l’investissement à long terme »75.
Dans l’esprit de l’ancien Premier Ministre britannique, il n’y a pas d’opposition entre le patron et le travailleur, tout comme il n’y a pas d’opposition entre le secteur public et le secteur privé. Ces catégories doivent ainsi avancer main dans la main. Qu’est-ce que cela implique au niveau des relations entre pouvoirs publics et secteur privé ? Celles-ci ne formeront évidemment plus, comme cela aurait pu être le cas au XIXe siècle, des partenariats privé-privé, vu que tous les individus sont des « partenaires ». Que du contraire : dès lors qu’il n’y a plus de distinction entre le privé et le public, que tous les intérêts finissent par coïncider, les relations entre les deux s’apparentent désormais à des partenariats public-public.
Que le partenariat soit privé-privé ou qu’il soit public-public, il s’agit de supposer dans les deux cas une seule et même chose : les intérêts des différentes parties iraient dans un seul et même sens. Seulement, à travers l’idée du partenariat public-public, ce qui est affiché change fondamentalement : alors qu’un partenariat privé-privé laisse manifestement entendre qu’il ne produira d’intérêts que pour une catégorie de personnes – la classe dominante –, le partenariat public-public occulte cette exclusivité et se présente comme inclusive. Là où le partenariat privé-privé apparaît être fondamentalement cynique, le partenariat public-public semble épouser l’enseignement biblique : « qui arrose sera lui-même arrosé », disent les Proverbes (11.25).
C’est en ce sens que, pour promouvoir le partenariat public-privé – en tant qu’il serait un partenariat public-public –, il a fallu nécessairement nier ou minimiser les distinctions entre le privé et le public : « Pour promouvoir le privé comme gestionnaire de services publics, le gouvernement insiste sur le fait que la nature du prestataire de services (privé ou public) n’a ‘aucune importance’. En réalité, la PFI [Private Finance Initiative] permet au secteur privé de s’impliquer de manière générale et profonde dans des services essentiels à une nation »76. Bien sûr, ces oppositions sont connues de longue date, et il ne nous viendrait pas à l’idée de présenter cette différence de logiques qui existe entre le public et le privé comme originale. On prendra comme preuve le fait que, dans son fonctionnement même, le partenariat public-privé sera vécu par le partenaire privé comme un mécanisme étrange, dans la mesure où les exigences de l’État vont naturellement obéir à une logique différente à la sienne : « Cette période de conflit traduit l’opposition entre la logique de l’État, qui considère l’entreprise comme un simple instrument au service d’objectifs plus vastes, et celle de l’entreprise qui considère qu’elle n’existe que pour faire fonctionner sa technologie. [...] À l’opposé, le comportement de l’entreprise est considéré par l’État comme incompréhensible et vécu comme illégitime et incompatible avec les objectifs de départ »77.
Mais on ne pourrait pour autant réduire le problème du partenariat public-privé à un simple calcul des avantages contre les inconvénients. Il n’est ainsi pas rare, lorsqu’on consulte les ouvrages et manuels sur le mécanisme, de rencontrer des tableaux où sont mentionnés les avantages et les inconvénients de celui-ci – étant sous-entendu que l’autorité publique devra réaliser ses propres calculs et vérifier que les avantages dépassent les inconvénients. Parmi les inconvénients, on indiquera souvent le fait que les autorités publiques et les partenaires privés obéissent à des logiques différentes, différences qu’on résumera par le fait que le partenaire privé s’investit dans tout projet en recherchant à augmenter son intérêt privé et non l’intérêt général – ce qu’il fera, pour le redire avec les mots de Pasukanis, « de bonne foi ».
Depuis une perspective marxiste, ce calcul est tout simplement insuffisant : la recherche de l’intérêt privé au détriment de l’intérêt général n’est pas un simple inconvénient, mais constitue bien plutôt l’essence même du partenaire privé, sa raison d’être ou son leitmotiv social. Cela se vérifie d’ailleurs très bien en pratique, en ce que le modèle issu du privé va venir modifier la nature même du pouvoir public : l’État devient un État-calcul : « Le cliché de la grande firme marchande s’impose comme modèle aux administrations. Citoyens et fonctionnaires assument sans fard des conduites d’Homo economicus guidés par l’idée fixe ‘d’en avoir pour son argent’. L’État devient un État-calcul, ayant pour fondement unique de légitimité et d’action, le calcul généralisé d’avantages et d’inconvénients »78. Loin d’être un élément parmi d’autres dans un tableau, la recherche de l’intérêt privé doit ainsi plutôt se concevoir comme ce qui affecte le tableau tout entier, comme s’il en déterminait la forme ou la couleur. Or, précisément, c’est en faisant de l’essentiel un accessoire – la recherche du profit dans le chef du secteur privé qui ne constituerait qu’un inconvénient parmi d’autres – que l’idéologie libérale peut prétendre que le partenariat entre le secteur public et le secteur privé n’est jamais que, dans le fond, un partenariat public-public.
Explication marxiste du paradoxe
De tous ces développements, on peut désormais déduire l’explication du paradoxe du partenariat public-privé. Dès lors qu’on admet, avec l’idéologie capitaliste, que les intérêts de tous convergent, qu’il n’existe pas des intérêts privés opposés à l’intérêt général et que, dès lors, le secteur privé et les pouvoirs publics peuvent avancer main dans la main, il faut en réalité admettre qu’on ne peut que réitérer les expériences de partenariats public-privé, peu importe les résultats décevants : on trouvera toujours, après coup, une raison qui explique le dysfonctionnement de l’un ou l’autre partenariat. Cette justification a posteriori est nécessaire, car il en va là de la survie du mode de production capitaliste : celui-ci a besoin, surtout depuis la naissance de l’État démocratique, de présenter à travers l’idéologie officielle les intérêts des uns comme étant les intérêts de tous. En ce sens, reconnaître que le partenariat entre le public et le privé puisse ne pas fonctionner, dire que le privé puisse ne pas être le partenaire du public – soit notre partenaire à tous –, ne nous pousse-t-il pas à nécessairement devoir reconnaître la précarité et la relativité de toute une partie fondamentale de ce qui constitue la substance de l’idéologie libérale79, celle-là même qui s’assure de la survie du mode de production capitaliste ?
L’idéologie qui atténue les antagonismes sociaux pour les présenter comme secondaires ou accidentelles est à ce point prenante qu’il en va comme d’un paradigme dans lequel évoluent les défendeurs du mécanisme. Et à ce titre, il n’y aurait en réalité pas plus de chance pour ceux-ci de comprendre, en partant de leurs prémisses et contraintes, la possibilité que le partenariat public-privé puisse échouer qu’il y en avait pour le jeune Kuhn de trouver le moindre sens dans la physique d’Aristote80. Il n’y a dès lors même plus matière à s’étonner, car les choix à l’origine du paradoxe ne sont pas tant techniques ou scientifiques qu’idéologiques. On s’étonnera d’autant moins de ce paradoxe – qui n’est donc jamais qu’un paradoxe en apparence –, qu’on admettra avec Marx que l’économie politique, dont la tâche est d’assurer la survie de l’idéologie officielle face à ses adversaires – survie dont dépend l’existence de l’infrastructure de la société entière –, n’est pas une affaire de sciences, malgré ses parures, mais est plutôt une simple expression intellectuelle des rapports de force existants au sein de la société. C’est en ce sens qu’on dira que le paradoxe du partenariat public-privé relève plus d’une histoire passionnelle, c’est-à-dire de l’histoire d’une classe dominante qui protège ses intérêts, que d’autre chose : le paradoxe du partenariat public-privé n’est qu’une conséquence parmi d’autres de l’idéologie libérale qui s’admire dans la glace.
Droit et perception des relations sociales
Nous tentons dans cette section de présenter le droit depuis une perspective marxiste, c’est-à-dire en tant qu’élément qui procède du mode de production capitaliste. Nous remarquons que, à côté de la logique bourgeoise qui le dominait tout au long du XIXe siècle, le droit permet également de faire sienne une logique qui prend acte des antagonismes sociaux et qui, à ce titre, permet de limiter l’exploitation capitaliste. C’est toutefois à travers une logique bourgeoise que les législateurs belges sont intervenus en matière de partenariat public-privé, démontrant ainsi leur confiance au mécanisme et à la possibilité que les acteurs privés puissent œuvrer dans l’intérêt de tous.
Caractéristiques du droit capitaliste
L’essence du droit bourgeois
Le droit est un élément parmi d’autres de la superstructure. En ce sens, le droit doit, d’une manière ou d’une autre, refléter l’infrastructure. C’est la raison pour laquelle on ne pourrait comprendre le droit sans comprendre le mode de production capitaliste, tout comme on ne pourrait, sans comprendre cette dernière, comprendre la morale ou la religion. Que du contraire, la loi n’est jamais que l’expression d’un état de la société :
« la société n’a pas pour fondement la loi. C’est là une illusion juridique. Bien au contraire, la loi doit être fondée sur la société, elle doit être l’expression de ses intérêts et de ses besoins, issus du mode matériel de production de l’époque, et elle doit les protéger contre l’arbitraire de tel ou tel individu. Voici dans ma main le Code Napoléon. Il n’a nullement produit la société bourgeoise moderne, c’est plutôt la société bourgeoise, née au XVIIIe siècle et développée au XIXe siècle, qui trouve simplement dans le Code une expression légale »81.
Mais comment plus précisément le droit traduit-il en son langage le mode de production capitaliste ? Où réside donc, en son sein, le parallélisme avec ce dernier ? On dira qu’il est à trouver, principalement, dans sa perception abstraite des relations sociales ou, ce qui revient au-même, dans son caractère formel. C’est ainsi que le droit capitaliste concevait, dans ce qui lui était le plus essentiel au XIXe siècle, tous les individus sur un même pied d’égalité. Or, pour Marx, le mode de production capitaliste est précisément fondé sur une séparation fondamentale entre, d’une part, la classe dominante qui détient les moyens de production et, d’autre part, le prolétariat qui en est dépourvu. Quasi paradoxalement, le droit égal, qui fait fi de la lutte des classes, provoque une inégalité :
« dans la société bourgeoise comme dans la société socialiste des ouvriers allemands, le droit égal produit en réalité des conséquences anti-égalitaires et finit par devenir une confirmation de privilège. Sa faute originelle est en effet de traiter comme égaux des individus qui sont, de fait, chacun considéré dans sa singularité, profondément inégaux »82.
Ce caractère abstrait du droit atteint son paroxysme dans le Code civil de 1804, où « la formation des conventions est dominée par un modèle contractuel unique et cohérent correspondant à la situation économique et sociale de son temps et qui, à grands traits, pourrait se résumer comme suit : liberté, égalité et instantanéité »83. Ou pour le dire avec les mots de Marx lorsqu’il décrit le marché capitaliste, qui obéit à l’esprit du Code civil : « Ne règnent ici que la Liberté, Égalité, Propriété et Bentham »84. C’est ainsi que le droit dans l’esprit originel du Code civil ne fait aucune distinction selon qu’on soit un capitaliste ou un prolétaire, un homme ou une femme, un citoyen ou un étranger85. C’est d’ailleurs un reproche dans le fond similaire que Pasukanis fera à Kelsen : « l’école normative, avec Kelsen à sa tête, nie complètement le rapport entre les sujets, refuse de considérer le droit sous l’angle de son existence réelle et concentre toute son attention sur la valeur formelle des normes »86.
Ce détachement qu’opère le droit des conditions réelles de l’existence trouve également son expression dans le droit répressif. Lorsque Hegel affirme que la peine est le droit du criminel, qu’elle est un effet de sa volonté, il ne fait rien d’autre que tirer les conséquences d’un droit qui considère l’individu abstraitement :
« N’est-ce pas un leurre que de substituer à l’individu avec ses motivations réelles, livré à la pression des multiples circonstances sociales, l’abstraction de la ‘libre volonté’ – de substituer une des nombreuses qualités de l’homme à l’homme lui-même ? »87
Mais en quoi le caractère abstrait du droit est-il une conséquence du mode de production capitaliste ? Il l’est, à tout le moins, à deux titres. D’une part, il permet de libérer les individus qui pourront alors seulement être exploités par la classe capitaliste. Un serf, pas plus qu’un esclave, n’avait la capacité pour conclure un contrat de travail et d’être ensuite exploité dans le cadre de celui-ci. Avant d’être travailleur, l’individu devait être libre88. D’autre part, il permet de justifier l’idée selon laquelle chacun est responsable de son sort, c’est-à-dire que chacun a, pour le bien ou pour le pire, ce qu’il mérite : il revient donc à l’individu lui-même d’être prévoyant face aux aléas de la vie89.
Une nouvelle logique
On a longtemps réduit la conception du droit chez Marx à une simple critique qui ne voyait dans le droit qu’un symptôme du mode de production capitaliste, ce qui excluait d’en faire un objet d’étude en tant que tel. Cette thèse ne fait aujourd’hui toutefois plus l’unanimité au sein des commentateurs du philosophe allemand.
L’idée la plus importante qui lentement poussa à l’abandon de cette thèse découle du fait que le droit pourrait être conçu, depuis une perspective marxiste, comme un outil d’émancipation sociale. Qu’il suffise ou pas à renverser l’ordre capitaliste et à mettre fin à la lutte des classes n’empêche qu’il peut avoir une réelle utilité sociale et politique. Plusieurs textes de Marx permettent en effet d’apercevoir que le droit pourrait être mobilisé en faveur du prolétariat. On se permettra à ce propos de reproduire un extrait du premier livre du Capital déjà cité plus haut :
« Le pompeux catalogue des ‘droits de l’homme’ est ainsi remplacé par une modeste ‘grande charte’ qui détermine légalement la journée de travail et ‘indique’ enfin clairement quand finit le temps que vend le travailleur, et quand commence le temps qui lui appartient’. Quantum mutatus ab illo ! »90
Ce à quoi Marx appelait alors était-il autre chose qu’une forme de droit du travail ? Or, si ce dernier était absent au XIXe siècle, il a indéniablement acquis aujourd’hui une existence relativement solide. Et il faut bien remarquer ce que ce droit du travail a de fondamentalement différent du droit civil. Alors que l’égalité – et par conséquent la liberté, qui est reconnu à tout un chacun également – semble constituer le mot d’ordre du Code civil, le droit du travail prend en considération les inégalités factuelles qui existent entre capitaliste et prolétaire – ce sont d’ailleurs bien elles qui sont à l’origine des revendications sociales. Ce dernier instaure ainsi une série de limites à la liberté contractuelle, qui sont en réalité, dans une perspective marxiste, des freins à la liberté d’exploiter : salaire minimum, heures de travail déterminées, etc. Là où le Code civil était à l’origine tout entier fondé sur une approche abstraite des conditions sociales d’existence, le droit du travail semble précisément être né de la prise en considération de l’insuffisance de cette abstraction pour rendre compte de la réalité. C’est ainsi que, dès la fin du XIXe siècle, on a senti en Belgique qu’il n’était pas suffisant d’estimer que l’obligation de réparer le préjudice né d’un accident du travail devait avoir son unique source dans le contrat de travail91.
Althusser a écrit que le droit du travail était un droit « ‘monstrueux’ au regard du Code civil »92. On dira à sa suite que c’est comme si, réduit à ses grandes lignes, notre droit se divisait en deux parties obéissantes à des logiques diamétralement opposées : l’une, qui est restée seule fidèle à l’esprit originel du droit bourgeois, est constituée de toutes les dispositions qui considèrent les individus abstraitement, c’est-à-dire comme étant égaux, tandis que l’autre est constituée de toutes les dispositions qui les considèrent concrètement, c’est-à-dire dans des rapports toujours particuliers et différents. Si cette seconde logique est dite monstrueuse par un marxiste par rapport au droit bourgeois du XIXe siècle, c’est en ce qu’elle remet en question le credo de l’esprit du Code civil : « liberté, égalité et instantanéité ».
La notion de service public n’est d’ailleurs pas étrangère à cette opposition entre ces deux logiques antagonistes – ce n’est pas sans raison que Tony Blair, dans son discours précité, prétendait qu’avaient disparu et l’opposition entre patron et travailleur et l’opposition entre public et privé. C’est que les services publics, dans leur principe, obéissent à une logique où « l’individu nécessiteux » n’est pas une anormalité à combattre, telle qu’elle l’est pourtant pour une logique capitaliste. Que l’on songe à l’enseignement ou à la culture, aux soins de santé ou au monde associatif, il existe un large champ dans la société qui n’est pas censé obéir à cette logique marchande. Évidemment, ces sortes « d’exceptions » au modèle économique dominant en sont toujours tributaires. Mais elles sont comme des « empires dans un empire », où les règles sont différentes en leur intérieur et en leur extérieur. Et tout comme le droit du travail, l’idée même d’un service organisé par les pouvoirs publics qui doit profiter à tous découle d’une perception des relations sociales qui n’isole pas les individus pour les considérer chacun responsable de leur sort, mais les met d’emblée en relation : « Le citoyen a vu dans le service public le visage de la solidarité »93. Le service public présuppose nécessairement une perception des relations sociales qui ne soit pas abstraite94.
Application : législation belge relative aux partenariats public-privé
L’intention des législateurs déduit du paysage légal
Il n’existe pas de norme qui régisse le partenariat public-privé en tant que tel en Belgique, ni même qui en donne une définition unique95 – pour l’essentiel, le mécanisme relève de la notion de marché public, c’est-à-dire de la loi du 17 juin 2016 (M.B. 14 juillet 2016). Cette dernière ne contient toutefois rien sur le partenariat public-privé, de sorte que les interventions législatives sur le mécanisme viennent s’ajouter à la réglementation de droit commun relative au marché public.
À défaut d’avoir une norme nationale unique, nous proposons ici à nos lecteurs de lui présenter une sorte de paysage des différentes normes ad hoc, duquel il sera possible de dégager les intentions convergentes des différents législateurs. On citera ainsi à titre d’exemples :
1. Le Code wallon de l’habitation durable (M.B. 4 décembre 1998) (anciennement le « Code wallon du logement et de l’habitat durable ») contient un chapitre IVbis intitulé « Des aides au partenariat » : sous certaines conditions énumérées à l’art. 78bis, §2, du Code, « un pouvoir local, une régie autonome, une société de logement de service public, le Fonds du Logement des Familles nombreuses de Wallonie, la Société wallonne du Logement ou un organisme à finalité sociale agréé » qui agit en partenariat avec une autre personne morale en vue de mettre en œuvre le droit au logement peut obtenir une aide de la Région sous forme de subvention.
2. Le décret wallon relatif aux déchets du 27 juin 1996 (M.B. 2 août 1996) oblige aux personnes morales de droit public de conclure un partenariat avec une personne morale de droit privé pour « prétraiter, valoriser ou éliminer des déchets industriels » (art. 5bis).
3. Le décret de la Communauté française relatif au programme de financement exceptionnel de projets de rénovation, construction, reconstruction ou extension de bâtiments scolaires via des partenariats public/privé (PPP) du 14 novembre 2008 (M.B. 3 mars 2009) prévoit le recours au partenariat public-privé pour « mise en œuvre du programme de financement exceptionnel en matière de bâtiments scolaires » (art. 2).
4. L’ordonnance organique bruxelloise de la revitalisation urbaine du 6 octobre 2016 (M.B. 18 octobre 2016) aborde le problème de façon indirecte. Elle dispose en son article 38 que des personnes morales de droit public, qu’elle énumère, peuvent bénéficier d’une subvention « dans le cadre de la mise en œuvre de contrats de rénovation urbaine ». Or, l’article 36, al. 4, dispose que ces contrats « peuvent aussi être exécutés et mis en œuvre en partenariat avec des partenaires associés ». Bien que moins incitative, l’ordonnance permet de subventionner des personnes morales de droit public qui concluent un partenariat public-privé.
5. La loi portant disposition urgentes concernant le chemin de fer du 30 avril 2007 (M.B. 25 mai 2007) (appelée également « Loi Diabolo ») permet à Infrabel (qui est une personne morale de droit public) de confier à un tiers « le financement, la conception, la construction et l’exploitation de l’infrastructure ferroviaire reliant l’aéroport de Bruxelles-National à la berme centrale de l’autoroute E19 » (art. 3), en plus de « céder à l’exploitant la propriété de fonds » (art. 6) par dérogation aux règles de la domanialité.
6. Le décret flamand relatif au partenariat public-privé du 18 juillet 2003 (M.B. 19 septembre 2003) consacre explicitement un « cadre facilitaire » au partenariat public-privé (spécialement en ses art. 7 à 15).
À la lecture de ces différentes normes, la volonté des législateurs semble manifeste : toutes ces normes visent à encourager le recours au partenariat public-privé. Sauf le décret wallon relatif aux déchets du 27 juin 1996 qui pour sa part oblige les personnes morales de droit public à recourir au partenariat public-privé dans les hypothèses qu’il vise, toutes les autres normes vont faciliter le recours au mécanisme.
Il semble exister à cet égard trois outils incitatifs au recours au partenariat public-privé. Il y a d’abord la subvention, prévue par exemple par le chapitre IVbis du Code wallon de l’habitation durable, l’ordonnance organique bruxelloise de la revitalisation urbaine du 6 octobre 2016 ou encore le décret de la Communauté française relatif au programme de financement exceptionnel de projets de rénovation, construction, reconstruction ou extension de bâtiments scolaires via des partenariats public/privé (PPP) du 14 novembre 2008.
Outre cette subvention, il existe également deux outils incitatifs de nature juridique. Le décret flamand relatif au partenariat public-privé du 18 juillet 2003, qui constitue à coup sûr en Belgique le décret à la portée la plus large qui soit en matière de partenariat public-privé – dans la limite des compétences du législateur flamand –, est très explicite à cet égard. On peut ainsi notamment lire dans ses travaux préparatoires que celui-ci, de l’aveu même de M. Dirk Van Mechelen, alors Ministre flamand des Finances, vise à faciliter la mise en place de partenariats public-privé par deux moyens. D’une part, il s’agit de déroger aux règles relatives à la domanialité : « En vue de faciliter les projets de partenariats public-privé, des modifications sont tout d’abord apportées au cadre juridique relatif au droit domanial »96. D’autre part, il s’agit de permettre aux autorités flamandes de créer des entités juridiques mixtes et d’y participer : « Outre l’assouplissement du droit domanial, le projet de décret prévoit des possibilités élargies pour la Communauté flamande, la Région flamande et les institutions qui en dépendent de recourir à des entités juridiques mixtes »97. Ces objectifs, qui constituent donc deux outils supplémentaires pour encourager le recours aux partenariats public-privé, sont réalisés respectivement aux articles 8, d’une part, 13 et 15 à 18, d’autre part, du décret.
On le voit, nos législateurs font confiance au face au partenariat public-privé. C’est ainsi que les partenariats public-privé sont vus « comme une des démarches moderne et pragmatique dans laquelle gouvernement et monde des affaires réalisent, main dans la main (de handen in elkaar slaan), des projets qui ont tout à la fois une utilité sociale qu’un intérêt commercial »98.
Une grande indulgence
Nous avons dit plus haut que deux conceptions opposées du droit pouvaient être établies depuis une perspective marxiste : l’une est bourgeoise et abstraite, en ce qu’elle considère tout un chacun comme l’égal de l’autre, tandis que l’autre est empreinte de considérations historiques : les individus sont en lutte perpétuelle et les intérêts des uns s’opposent à ceux des autres. Cette seconde logique, qui considère les individus en relation, constitue également la logique des services publics. Et c’est en suivant cette seconde logique que les interventions du législateur peuvent constituer des limites à la liberté économique – que ça soit dans le droit du travail ou à travers les services publics qui, en principe du moins, excluent la logique marchande de certains secteurs.
Il semble manifeste que rien dans les normes qui entourent le partenariat public-privé en Belgique peut nous faire penser que les législateurs se sont détachés d’une conception abstraite des relations sociales. C’est en réalité tout l’inverse qui s’est produit : loin de considérer l’exploitation comme le leitmotiv des acteurs privés – rappelons qu’il n’y a là rien de péjoratif : le bon capitaliste doit accroître son intérêt « de bonne foi » –, les interventions législatives montrent que notre droit a vu en eux des alliés de toute la société entière. C’est ainsi que, par exemple, l’exposé des motifs du décret du 14 novembre 2008 relatif au programme de financement exceptionnel de projets de rénovation, construction, reconstruction ou extension de bâtiments scolaires via des partenariats public/privé (PPP) de la Communauté française ne mentionne que des avantages à recourir au partenariat public-privé, tant pour les partenaires privés que pour les pouvoirs publics99. On comprend dès lors pourquoi, tout en facilitant le recours au partenariat public-privé, notre droit ne contient pas de contraintes particulières au mécanisme. Les seules contraintes sont celles qui sont inhérentes à tout marché public. Sauf que l’implication du privé par l’intermédiaire d’un partenariat public-privé dans les activités du secteur public est bien plus importante que lorsqu’on est en présence d’un marché public : « Le contrat de partenariat public-privé se distingue toutefois de ces deux types de conventions : à la différence du marché public, il s’exécute sur une longue période avec une prestation globale et une implication du privé plus forte avec notamment une intervention sur le plan financier ; à la différence de la délégation de service public, la rémunération ne prend pas seulement en compte la recette d’exploitation de l’infrastructure »100. On retiendra également à cet égard la dérogation prévue par la plupart des normes aux règles relatives à la domanialité.
C’est comme si, pour reprendre un exemple de Pasukanis, notre législateur avait considéré le partenaire public comme celui avec lequel les pouvoirs publics partageraient un but unique, excluant par là toute relation litigieuse :
« Une des prémisses fondamentales de la règlementation juridique est ainsi l’antagonisme des intérêts privés. Cet antagonisme est aussi bien la condition logique de la forme juridique que la cause réelle de l’évolution de la superstructure juridique. Le comportement des hommes peut être déterminé par les règles les plus compliquées, mais le moment juridique de cette réglementation commence là où commencent les différences et les oppositions d’intérêts. Gumplowicz dit : ‘le litige est l’élément fondamental de tout fait juridique’. L’unité de but par contre représente la condition de la réglementation technique. C’est pourquoi les normes juridiques relatives à la responsabilité des chemins de fer présupposent des droits privés, des intérêts différenciés, tandis que les normes techniques du trafic ferroviaire présupposent un but unitaire, celui par exemple d’une capacité de rendement maximum »101.
On dira, à la suite du juriste soviétique, que les normes relatives au partenariat public-privé ont pour prémisse que les partenaires partagent tous deux un même but, tel un « rendement maximum », mais non quelconque antagonisme économique ou sociale. La chose ne surprendra pas, si l’on admet au préalable que les acteurs privés sont considérés par les législateurs comme étant ceux avec qui la société tout entière avancera main dans la main.
N’est-ce pas toutefois en étant dépouillé de sa recherche aveugle du profit – qui seul doit pourtant guider tout bon capitaliste – que cet acteur privé est ainsi érigé en allié ? Mieux encore : ainsi présenté, cet acteur privé existe-t-il autre part que dans l’imaginaire libéral ? À ces deux questions, nous sommes enclins à répondre par l’affirmative. D’où, sans doute, cette espèce d’indulgence de nos législateurs qu’on retrouve dans les textes normatifs : loin d’avoir voulu limiter la recherche du profit, ils ont cherché à ouvrir le plus de portes possible au secteur privé. On dira dès lors que le fait même pour eux de ne pas considérer que l’antagonisme des intérêts doive nécessairement donner lieu à des litiges – qu’il faudrait prévenir – démontre le souhait de ne pas remettre en question ce qui touche aux fondements de l’organisation libérale de la société. Ici comme avant, il n’y a plus matière à s’étonner face au paradoxe du partenariat public-privé, vu cette indulgence des législateurs à l’égard des acteurs privés qui fait penser à l’indulgence d’un père à l’égard de son fils : « elle passe sur les défaillances d’un fils, parfois elle les trouve charmantes »102.
Conclusion
Le prisme libéral occulte une question à propos du partenariat public-privé qu’il est pourtant nécessaire de se poser préalablement à toute analyse de terrain : peut-il exister un partenariat entre des personnes dont les intérêts sont ce qu’il y a de plus contradictoires qui soient ? Marx aurait sans doute répondu par la négative : le partenariat public-privé semble tout simplement constituer une contradictio in terminis. Sans doute ses lecteurs le suivraient sur ce point. Pour notre part, on invitera celles et ceux qui n’ont pas d’affinités particulières avec la pensée du philosophe allemand à reconnaître, à tout le moins, que le partenariat public-privé repose de tout son poids sur des prémisses idéologiques libérales et que c’est ainsi perçu – et non comme simple outil technique – qu’il convient d’analyser la manière dont les acteurs publics ou privés se positionnent face aux échecs du mécanisme.
Reagan R., « Remarks at a White House Briefing for the United States Delegation to the International Conference on Private Sector Initiatives », 6 novembre 1986, consulté sur <https://www.reaganlibrary.gov/ archives/speech/remarks-white-house-briefing-united-states-delegation-international-conference> le 21 avril 2021. Sauf mention d’un traducteur, toutes les traductions du présent travail sont les nôtres. ↩
Pour ce faire, le comité sert de forum pour les échanges, émet des recommandations ainsi que des avis. (Voyez à ce propos les Terms of Reference for the Committee on Innovation, Competitiveness and Public-Private Partnerships (ECE/EX/2015/L.8).) ↩
Commission Européenne, « Livre vert sur les partenariats public-privé et le droit communautaire des marchés publics et des concessions », COM2004/327, p. 4. ↩
Il s’agit d’un projet du gouvernement Michel qui avait pour but de fixer les grandes lignes d’investissement en Belgique en vue d’attirer les investisseurs, générer de la croissance et des emplois. Il était prévu que 55% du coût de ce projet, estimé à 150 milliards d’euros, soit financé par des partenaires privés (Comité stratégique, « Pacte National pour les Investissements stratégiques – Rapport », septembre 2018, p. 7 et 23, consulté sur <https://www.npsi-pnis.be/sites/default/files/report_full-fr_web_final.pdf> le 30 juillet 2020). ↩
Crivellaro R., et. al., « Lancement du Pacte national pour l’Investissement en Belgique », Reportage au journal télévisé de la RTBF (11 septembre 2018), consulté sur <https://www.rtbf.be/info/economie/detail_pacte-d-investissement-a-150-milliards-d-ou-vient-l-argent?id=10016266> le 18 avril 2021. ↩
Commission Européenne, « Livre vert sur les partenariats public-privé et le droit communautaire des marchés publics et des concessions », COM2004/327, p. 3. ↩
Lichère F., « Rapport général », Partenariats public-privé : rapports du XVIIIe Congrès de l’Académie Internationale de Droit Comparé, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 2. On citera quelques définitions doctrinales à titre d’exemples : « Au sens large, il est défini comme un arrangement au sein duquel un gouvernement et une partie privée, à but lucratif ou non, exercent ou entreprennent ensemble une activité traditionnellement publique. Au sens strict, il est défini comme une relation complexe – qui souvent implique au moins une entité gouvernementale et un consortium d’entreprises privées – créée pour construire de grandes infrastructures publiques, dense en capitaux et de longue durée, telles une autoroute, un aéroport, un bâtiment public ou un système de distribution d’eau, ou pour entreprendre un important projet de reconstruction » (Savas E. E., Privatization and Public-Private Partnerships, Londres, Chatham House, 1999, p. 31) ; « Les partenariats public-privé (PPPs) combinent les ressources du gouvernement avec celles des agents privés (à but lucratif ou non) en vue d’atteindre des objectifs sociétaux. Les formes prises par le partenariat public-privé incluent l’adjudication de services, la gestion commerciale des services publics, et la conception d’organisations hybrides pour le partage des risques et la coproduction entre le gouvernement et les agents privés » (Skelcher C., « Public-Private Partnerships and Hybridity », in The Oxford Handbook of Public Management, éd. Ferlie Ewan, et al., Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 347) ; « une coopération à long terme entre partenaires publics et privés pour fournir une infrastructure ou service public, selon les principes du partage des risques entre les parties et le rapport qualité prix » (Yseult M., Public-private Partnership and the Law. Regulation, Institutions, Community, Cheltenham, Edward Elgar, 2014, p. 2) ; etc. ↩
Durviaux A.-L., « Regard croisé sur la contractualisation du droit administratif de l’économie : illustration sur le thème des partenariats public-privé », in Revue de droit de l’ULB, 2006, vol. 33, p. 211. Pour une position opposée, voir par exemple Trochu M., « Le partenariat public-privé dans le droit des États membres de l’Union européenne – Étude comparative (France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni) », in Le partenariat public-privé dans le cadre UE-ASEAN, éd. Trochu Michel, et. al., Bruxelles, Bruylant, 2015, p. 60sq. ↩
Voir Bezançon X., « Une approche historique du partenariat public-privé », in Revue d’économie financière, 1995, vol. 5/1, pp. 27-50. ↩
Boyer E., Forrer J., Kee E. J., Newcomer K., « Public-Private Partnerships and the Public Accountability Question », in Public Administration Review, 2010, vol. 70/3, p. 475. ↩
Venmans F., « Le partenariat public-privé pour les bâtiments scolaires en Communauté française », in Courrier Hebdomadaire du CRISP, 2010/22, n°2067-2068, p. 61. ↩
Auby J.-F., « Les contrats de partenariat étaient-ils nécessaires ? », in Revue française de droit administratif, 2004, p. 1095. ↩
Cour des Comptes Européenne, « Rapport spécial n° 9/2018 : Les partenariats public-privé dans l’UE : de multiples insuffisances et des avantages limités », p. 57, consulté sur <https://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/SR18_09/SR_PPP_FR.pdf> le 2 août 2020. ↩
Eurodad, « History RePPPeatead. How Public Private Partnership are failing », octobre 2018, p. 37, consulté sur <https://eurodad.org/HistoryRePPPeated> le 2 avril 2020. Eurodad est un réseau qui compte plus d’une cinquantaine d’ONG à travers le monde et qui rend régulièrement des rapports sur des questions relatives, notamment, à la dette publique ou à la lutte contre la pauvreté. Dans ce rapport cité, ont notamment été étudié des partenariats public-privé qui avaient pour objet la construction de l’aéroport de Chinchéro, la construction du nouveau Palais de justice de Paris ou encore la création d’un réseau de distribution d’eau à Jakarta. ↩
Chowdhury A., Ks J., Platz D., Sharma K., « Public-Private Partnership and the 2030 Agenda for Sustainable Development : Fit for purpose? », in Desa Working Paper, février 2016, n° 148, p. 22. ↩
Le Masterplan du Ministre de la Justice Koen Geens prévoit en effet que dix nouvelles prisons (Termonde, Beveren, Haren, Marche-en-Famenne, Leuze-en-Hainaut, Anvers, Bourg-Léopold, Lantin, Verviers, Vresse-sur-Semois) seront réalisées par un partenariat public-privé (« Masterplan. Détention et internement dans des conditions humaines », consulté sur <https://www.regiedesbatiments.be/fr/projects/detention-et-internement-dans-des-conditions-humaines> le 14 novembre 2020). ↩
Cour des Comptes, « Maintenance des établissements pénitentiaires en partenariat public-privé. Suivi par la Régie des bâtiments et le SPF Justice. Novembre 2018 », p. 61, consulté sur <https://www.ccrek.be/FR/Publications/Fiche.html?id=2847611e-cb6b-4b04-b897-136cfe1baf48> le 3 novembre 2020. ↩
Rekenhof, « Publiek-private samenwerking bij de Vlaamse overheid. Verslag van het Rekenhof aan het Vlaams Parlement. Februari 2009 », p. 84, consulté sur < https://www.ccrek.be/Docs/2009_07_PPS_Perbericht.pdf> le 3 novembre 2020. ↩
Cour des Comptes, « Maintenance des établissements pénitentiaires en partenariat public-privé. Suivi par la Régie des bâtiments et le SPF Justice. Novembre 2018 », op. cit., p. 83. ↩
Jeremy Colman, assistant auditeur général au National Audit Office qui est en charge d’évaluer les performances partenariats public-privé au Royaume-Uni, décrivait d’ailleurs ces comparateurs comme « prone to error, irrevelant, unrealistic and based on a pseudo-scientific mumbo jumbo » (Colman J., « Mumbo jumbo…and other pitfalls : Evaluating PFI/PPP projects. National Audit Office PFI / PPP Conference ‘Bringing about beneficial change’ », in The PFI Report, Juillet 2002, n° 65, p. 36.) ↩
Le propriétaire économique du partenariat public-privé est déterminé « en évaluant quelle est l’unité qui supporte la majorité des risques et quelle est celle qui devrait profiter de la majorité des avantages conférés par ces actifs » (SEC 2010, 20.283). Or, c’est au bilan comptable du propriétaire économique – qui peut donc être le partenaire privé et non l’autorité publique – que les coûts du partenariat doivent être inscrits. ↩
Rekenhof, « Publiek-private samenwerking bij de Vlaamse overheid. Verslag van het Rekenhof aan het Vlaams Parlement. Februari 2009 », p. 84, op. cit. La déconsolidation du partenariat public-privé se faisait également sous le système du SEC1995. ↩
Yescombe E. R., Public-Private Partnerships, Principles of policy and finance, Elsevier, Oxford, 2007, p. 39, nous soulignons (cité dans Venmans Frank, « Le partenariat public-privé pour les bâtiments scolaires en Communauté française », op. cit., p. 24). Voir également en ce même sens : « On peut craindre, au vu de certaines initiatives récentes en Belgique, que les autorités publiques se lancent dans des opérations de PPP pour des motifs non pertinents, comme l’amélioration à brève échéance de la situation budgétaire au détriment d’une saine gestion financière à long terme » (Flamme P., Flamme M.-A., Dardenne C., Les marchés publics européens et belges, Bruxelles, Larcier, 2009, p. 265) ; « En revanche, la collectivité publique ne rémunère le partenaire privé qu’après la mise en œuvre du projet, à travers des redevances périodiques versées pendant toute la durée du contrat. En raison de cette forme particulière de paiement, qui permet d’étaler le financement public dans le temps, la possibilité pour les entités publiques d’utiliser le contrat de partenariat public-privé comme moyen d’échapper aux contraintes budgétaires semblait séduisante » (Diniz R., Les partenariats public-privé dans la mondialisation juridique, Bruxelles, Bruylant, 2021, p. 9). ↩
Ainsi, là où Ricardo expliquait des crises « par l’enchérissement du blé dû aux mauvaises récoltes, la dépréciation du papier-monnaie, des denrées coloniales, etc. », Marx les liait à « la métamorphose de la marchandise elle-même, la séparation de l’achat et de la vente » ou « au rôle de l’argent comme moyen de paiement, rôle où il figure dans deux fonctions différentes à deux moments différents dans le temps » (Marx K., Matériaux pour l’économie, in Œuvres, 4 vol., vol. 2, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1968, pp. 464 et 476). ↩
La réalité économique et sociale forme dès lors la base ou l’infrastructure sur laquelle se construisent les idées humaines et qui constituent ensemble la superstructure. Seule une analyse portant sur tout l’édifice ainsi constitué permet de comprendre les raisons d’être, fonctions et conséquences des étages supérieurs : « La métaphore de l’édifice a donc pour objet de représenter avant tout la ‘détermination en dernière instance’ par la base économique. Cette métaphore spatiale a donc pour effet d’affecter la base d’un indice d’efficacité connu sous les termes célèbres : détermination en dernière instance de ce qui se passe dans les ‘étages’ de la superstructure, par ce qui se passe dans la base économique. [...] Nous pouvons donc dire que le grand avantage théorique de la topique marxiste, donc de la métaphore spatiale de l’édifice (base et superstructure), est à la fois de faire voir que les questions de détermination (ou d’indice d’efficacité) sont capitales ; de faire voir que c’est la base qui détermine en dernière instance tout l’édifice ; et par voie de conséquence d’obliger à poser le problème théorique du type d’efficacité ‘dérivée’ propre à la superstructure, c’est-à-dire d’obliger à penser ce que la tradition marxiste désigne sous les termes conjoints d’autonomie relative de la superstructure, et d’action en retour de la superstructure sur la base » (Althusser L., Sur la reproduction, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 89). ↩
« Il ne fait de doute pour personne que l’analyse aristotélicienne de l’esclavage – et surtout les chapitres qu’y consacre le livre I de la Politique – a une fonction idéologique au sens marxiste du mot. Il s’agit bien, en dernier ressort, de justifier, en prétendant la fonder sur des faits naturels donc incontestables, la pratique sociale de l’esclavage » (Pellegrin P., « La théorie aristotélicienne de l’esclavage : tendances actuelles de l’interprétation », in Revue Philosophie de la France et de l’Étranger, t. 172/2, 1982, p. 350). ↩
Il est en effet de plus en plus souvent défendu que le droit ne doit pas, dans une lecture marxiste, être réduit à n’être seulement qu’une partie de la superstructure, c’est-à-dire sans intérêt réel : « Une seconde lecture optant pour un ‘déterminisme faible’ s’est forgée à partir d’une réflexion sur la spécificité même du droit. Tout en respectant la thèse marxienne d’une absence d’autonomie du droit, il s’agit de décliner autrement son lien de dépendance à l’égard de l’économie et de prendre la mesure du fait que ‘base’ et ‘superstructure’ sont des termes métaphoriques » (Aubert I., « Que doivent à Marx les Critical Legal Studies et la Critical Race Theory ? », in Droit et philosophie, novembre 2018, n° 10, p. 225). ↩
Fischbach F., « L’idéologie chez Marx : de la ‘vie étriquée’ aux représentations ‘imaginaires’ », in Actuel Marx, 2008/1, n° 43, pp. 12-13. ↩
Marx K., Engels F., La Sainte Famille, in Œuvres, 4 vol., vol. 3, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1982, p. 554. ↩
Marx K., Manuscrits de 1844, op. cit., p. 31. ↩
Nous employons dans notre travail « idéologie bourgeoise » ou « idéologie capitaliste » dans un même sens, c’est-à-dire comme l’idéologie de la classe dominante qui détient les moyens de production jusqu’au début du XXe siècle au moins. ↩
Marx K., Manuscrits de 1844, in Œuvres, op. cit., p. 126. ↩
Marx K., « Travail salarié et capital », in Œuvres, 4 vol., vol. 1, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1963, p. 221. ↩
Marx K., Engels F., Idéologie allemande, in Œuvres, op. cit., p. 1056. ↩
Ibid. p. 1082. ↩
Pasukanis E., La théorie générale du droit et le marxisme, trad. Jean-Marie Brohm, Paris, EDI, 1990, pp. 134-135. ↩
Bastiat F., Les harmonies économiques, in Œuvres complètes, 7 vol., vol. 6, Paris, Guillaumin et C. Libraires, 1855, p. 555. L’intégralité des œuvres de Bastiat a été numérisée et est consultable sur le lien suivant : <https://archive.org/details/oeuvrescomplt01bast>. ↩
Marx K., Principes d’une critique de l’économie politique, in Œuvres, 4 vol., vol. 2, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1968, p. 180. ↩
Sobel R., « Idéologie, sujet et subjectivité en théorie marxiste : Marx et Althusser », in Revue de philosophie économique, 2013/2, vol. 14, pp. 160-161. ↩
Marx K., Engels F., Idéologie allemande, in Œuvres, op. cit., p. 1082. ↩
Marx K., Principes d’une critique de l’économie politique, in Œuvres, op. cit., p. 217. ↩
Marx K., « L’article de tête du numéro 179 de la ‘Kölnische Zeitung’. Reinische Zeitung, 10, 12 et 14 juillet 1842 », in Œuvres, 4 vol., vol. 3, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1982, p. 220. ↩
« C’est en fait à une constellation d’éléments théoriques, ou théorico–historiques, plutôt qu’à une théorie de l’État, que nous avons affaire » (Herrera Rémy, « Brève introduction à la théorie de l’État chez Marx et Engels », in Cahier de la Maison des Sciences économiques de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, n° 1, janvier 2001, p. 2.) ↩
Marx K., « Inauguration du Parlement du Travail. New York Times, 24 mars 1854 », in Œuvres, 4 vol., vol. 4, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1994, p. 751. ↩
Ainsi, « l’ouvrier se trouve en réalité, à l’égard du caractère social de son travail, de sa coordination avec le travail d’autrui en vue d’un but commun, comme envers une puissance étrangère ; les conditions qui lui permettent de réaliser cette coordination sont, pour lui, propriété d’autrui, qu’il lui serait absolument indifférent de gaspiller, s’il n’était forcé d’économiser » (Marx K., Le Capital III, op. cit., p. 913.) C’est parce qu’elle est propriété du capitaliste que la chose produite par le prolétaire s’oppose à lui comme une force étrangère. ↩
Marx K., « La critique moralisante et la morale critique. Deutsche-Brüsseler-Zeitung, 28 et 31 octobre, 11, 18 et 25 novembre 1847 », in Œuvres, 4 vol., vol. 3, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1982, p. 753. ↩
Marx K., « Gloses critiques en marge de l’article ‘le Roi de Prusse et la réforme sociale. Par un prussien », in Œuvres, 4 vol., vol. 3, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1982, p. 408. ↩
Marx K., Engels F., Idéologie allemande, in Œuvres, 4 vol., vol. 3, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1982, p. 1232. ↩
Marx K., La Question Juive, in Œuvres, 4 vol., vol. 3, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1982, p. 368. Précisons ici que la critique de Marx n’est pas, à notre sens, une critique des droits de l’homme en tant que tels, mais plutôt une critique des droits de l’homme dont la substance est formée par le droit de propriété. C’est en ce sens seulement que nous présentons Marx comme un adversaire de cette déclaration de 1793. Cela n’empêche qu’on « peut avancer que la théorie de Marx, bien qu’elle ne se présente pas comme une théorie des droits de l’homme, offre en son centre de quoi s’inscrire contre toutes les atteintes portées aux droits des hommes. Ce qui se joue aujourd’hui à travers les revendications des droits de l’homme – à savoir la défense transnationale de la liberté de l’individu réel – peut puiser dans la théorie marxienne du mode de production sociale. Et cette théorie, en retour, réclame le principe d’une affirmation réelle du droit des hommes, en tant qu’individus, à développer leur liberté comme une fin absolue » (Lacroix J., Pranchere J.-Y., « Karl Marx fut-il vraiment un opposant aux droits de l’homme ? », in Revue française de science politique, 2012/3, vol. 62, p. 450). ↩
Marx K., Engels F., Idéologie allemande, op. cit., p. 1064. ↩
Voyez par exemple comment Deleuze, qui a connu la chose de près, trouvait « grandiose » que tout à coup, suite à la création du congé payé, les plages françaises jusqu’alors réservées aux bourgeois se trouvaient « envahies » par des travailleurs (Parnet C., L’abécédaire de Gilles Deleuze, Paris, éditions Montparnasse, 2004). ↩
« Pour reprendre la formule de Crosland, le capitalisme de l’après-guerre fut sans conteste un système ‘réformé au point d’en être méconnaissable’ ; ou, selon le mot du Premier ministre britannique Harold Macmillan, ce fut une version ‘nouvelle’ du vieux système » (Hobsbawm J. E., L’âge des extrêmes, Paris, André Versaille éditeur, 2008, p. 358). ↩
Petrucciani S., « Les multiples dimensions de la critique marxienne du droit », in Droit et philosophie, novembre 2018, n° 10, p. 20. ↩
Le droit comme outil d’émancipation apparaît par exemple dans Le Capital. Ainsi, avec un esprit qui pourrait être celui d’un juriste, Marx appelle, comme une série de mouvements de la classe ouvrière d’alors, à la création de droits effectifs pour limiter le temps de travail du prolétariat : « Le pompeux catalogue des ‘droits de l’homme’ est ainsi remplacé par une modeste ‘grande charte’ qui détermine légalement la journée de travail et ‘indique’ enfin clairement quand finit le temps que vend le travailleur, et quand commence le temps qui lui appartient’. Quantum mutatus ab illo ! » (Marx K., Le Capital I, in Œuvres, 4 vol., vol. 1, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1963, p. 837). ↩
Cerroni U., « Marx et la science sociale », in Actuel Marx, trad. Jacques Texier et Michèle de Matteis, 1988/2, n° 4, p. 91. ↩
« À la vérité, l’impuissance est la loi naturelle de l’Administration quand elle est placée devant les conséquences qui résultent de la nature antisociale de cette vie civile, de cette propriété privée, de ce commerce, de cette industrie, de ce pillage réciproque des multiples sphères civiles. Car cet écartèlement, cette bassesse, cet esclavage de la société civile constituent le fondement naturel sur lequel repose l’État moderne, de même que la société civile de l’esclavage était le fondement naturel de l’État antique » (Marx K., « Gloses critiques en marge de l’article ‘le Roi de Prusse et la réforme sociale. Par un prussien », op. cit., pp. 408-409). ↩
Pasukanis E., La théorie générale du droit et le marxisme, op. cit., p. 145. ↩
Marx K., Misère de la philosophie, in Œuvres, 4 vol., vol. 1, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1963, p. 25. ↩
Marx K., Misère de la philosophie, op. cit., p. 26. ↩
Rubel M., « Science, éthique et idéologie », in Cahiers Internationaux de Sociologie, janvier-juin 1967, vol. 42, p. 136. ↩
Marx K., Manuscrits de 1844, in Œuvres, op. cit., p. 96. ↩
Marx K., Manuscrits de 1844, in Œuvres, op. cit., p. 126. ↩
Marx K., Le Capital I, op. cit., p. 737. ↩
Marx K., Le Capital I, op. cit., p. 1075. ↩
Ibid., p. 95. ↩
S’il est vrai que la morale qui sous-tend l’idéologie de la classe dominante peut profiter à des personnes qui n’en font pas partie, ce n’est jamais dû au fait que celle-ci est, relativement à une autre morale, plus encline à laisser entrer en son sein ces dernières : « En renversant le règne de l’aristocratie, la bourgeoisie française permit à beaucoup de prolétaires de s’élever au-dessus du prolétariat ; mais il leur fallait devenir des bourgeois » (Marx K., Engels F., Idéologie allemande, op. cit., pp. 1082-1083). ↩
Prat J.-L., « Marx et l’imaginaire », in Revue du Mauss, 2009/2, n° 34, p. 395. ↩
Ainsi que le disait par exemple Adolphe Tiers en 1848 : « Le principe fondamental de toute société, c’est que chaque homme est chargé de pourvoir lui-même à ses besoins et à ceux de sa famille, par ses ressources acquises ou transmises. Sans ce principe toute activité cesserait dans une société, car si l’homme pouvait compter sur un autre travail que le sien pour subsister, il s’en reposerait volontiers sur autrui des soins et des difficultés de la vie » (Thiers A., « Rapport général présenté par M. Thiers au nom de la Commission de l’assistance et de la prévoyance publiques dans la séance du 26 janvier 1850 », Paris, Paulin, Lheureux et Ce éditeurs, 1850, p. 13). ↩
Ainsi écrivait Hayek, plutôt dépité du constat : « Si au cours des cent dernières années l’on a abandonné le principe suivant lequel, dans une société libre, la contrainte est permise seulement pour sanctionner l’obéissance aux règles universelles de juste conduite, cet abandon a été fait pour servir ce qu’on a appelé des objectifs ‘sociaux’ » (Hayek F., Droit, législation et liberté, trad. Audouin Raoul, 3 vol., vol. 1, Paris, Presses Universitaires de France, 1980, p. 169). ↩
« Mettre sur la même ligne les frais de fabrication des chapeaux et les frais d’entretien de l’homme, c’est transformer l’homme en chapeau » (Marx K., Misère de la philosophie, op. cit., p. 26). ↩
Thatcher M., « The Right Approach (Conservative policy statement) », 4 octobre 1976, consulté sur <https://www.margaretthatcher.org/document/109439> le 20 avril 2021. ↩
Reagan R., « Remarks at a White House Briefing for the Public-Private Partnerships Conference », 11 septembre 1986, consulté sur <https://www.reaganlibrary.gov/archives/speech/remarks-white-house-briefing-public-private-partnerships-conference> le 21 avril 2021. ↩
Reagan R., « Remarks at the Annual Conference of the National League of Cities », 5 mars 1984, consulté sur <https://www.reaganlibrary.gov/archives/speech/remarks-annual-conference-national-league-cities> le 21 avril 2021. Voir aussi, sur l’efficacité de la privatisation, ce qu’en dit l’économiste Madsen Pirie, dans la lignée d’Hayek, qui a eu une influence notable sur la politique de Thatcher : la privatisation « peut déplacer le service [e.g. les services publics] dans un monde purement économique, loin du monde politique. Il peut soumettre le service aux perpétuels effets de la concurrence et du contrôle des coûts. Il peut donner choix et contributions aux consommateurs. Il peut permettre à la dépense du capital et à la fixation des prix d’être déterminés par une logique économique directe, plutôt que par une anticipation de ce que le public peut tolérer » (Madsen P., Dismantling the State : The Theory and Practice of Privatization, États-Unis (ville non indiquée), National Center for Policy Analysis, 1985, pp. 24-25). ↩
Marx K., Engels F., La Sainte Famille, op.cit., p. 554. ↩
Blair T., « Leader’s speech – Brighton (1995) », consulté sur <http://www.britishpoliticalspeech.org/speech-archive.htm?speech=201> le 20 janvier 2021. ↩
Marlière P., « Le public au service du privé. Mondialisation néo-libérale et privatisation des services publics en Grande-Bretagne », in Les Temps Modernes, 2001/4, n° 615-616, pp. 365-366. ↩
Hafsi T., « Partenariats public-privé et management de la complexité : les nouveaux défis de l’État », in Revue française d’administration publique, 2009/2, n° 130, p. 340. ↩
Padioleau J.-G., « Une piété française : ‘la réforme de l’État’ », in Le Débat, 2002/2, n° 119, p. 22. ↩
Soit l’idée selon laquelle c’est avec « les libertés et les compétences entrepreneuriales individuelles que progressera au plus le bien-être de l’humanité entière » (Harvey D., A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 2). ↩
« Comment a-t-il pu dire des choses dont l’absurdité est si manifeste ? Et, surtout, pourquoi ses idées ont-elles été prises au sérieux si longtemps par ses successeurs ? Plus je lis, plus je reste perplexe. Aristote pouvait évidemment se tromper – je n’ai aucun doute qu’il se trompait – mais était-il possible que ses erreurs étaient si flagrantes ? » (Kuhn T., The Essential Tension : Selected Studies in Scientific Tradition and Change, Chicago, The University of Chicago Press, 1977, p. 7). ↩
Marx K., « Le procès contre le Comité départemental des démocrates rhénans. Neue Rheinische Zeitung, 25 février 1849 », in Œuvres, 4 vol., vol. 4, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1994, p. 171. ↩
Petrucciani S., « Les multiples dimensions de la critique marxienne du droit », op. cit., p. 19. ↩
Demoulin M., Montero E., « La formation du contrat depuis le Code civil de 1804 : un régime en mouvement sous une lettre figée », in Le droit des obligations contractuelles et le bicentenaire du Code civil, dir. Wéry Patrick, Bruxelles, La Charte, 2004, p. 64. ↩
Marx K., Le Capital I, op. cit., p. 197. ↩
Voir à ce propos l’article : Martens Paul, « La langue de la loi », in Journal des Tribunaux, 2013, n° 6540, p. 742. ↩
Pasukanis E., La théorie générale du droit et le marxisme, op. cit., p. 75. ↩
Marx K., « La Peine capitale. Le pamphlet de Cobden », in Œuvres, 4 vol., vol. 1, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1963, p. 702. Marx songe ici aux Principes de la philosophie du droit : « L’affliction qu'on impose n’est pas seulement juste en soi ; en tant que juste, elle est aussi l’être en soi de sa volonté, une manière d'exister de sa liberté, son droit. Il faudra dire encore qu’elle est un droit par rapport au criminel lui-même, qu’elle est déjà impliquée dans sa volonté existante, dans son acte » (Hegel G. W. F., Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1940, p. 125). ↩
Pour qu’il y ait vente de la force de travail, « il faut que le vendeur et l’acheteur de la force de travail soient mis en rapport en tant que ‘personnes juridiquement égales’, entre lesquelles peut s’effectuer l’échange de la force de travail contre de la monnaie. Il faut donc que soit présupposé le rapport juridique de l’échange, tel que Marx l’a esquissé plus haut, à savoir le rapport de deux volontés susceptibles de s’engager dans un lien paritaire, et par lequel l’une aliène une marchandise en faveur de l’autre, selon un commun accord » (Noüet Clotide, « Marx et la ‘critique du droit’. Retour sur la critique de la propriété dans le livre I du Capital », in Droit et philosophie, novembre 2018, n° 10, p. 83). ↩
Cela était d’autant plus vrai qu’il n’existait pas, au XIXe siècle, quelconque forme de responsabilité objective telle que nous en connaissons aujourd’hui, d’où cette conséquence logique que chaque individu ne pourra compter que sur lui-même pour sa survie : « La morale est celle de la prévoyance, la vertu la plus célébrée au XIXe siècle, celle dont la culture devait assurer le bon fonctionnement de la société. Prévoyance ? Le fait que, sachant que je ne pourrai jamais compter que sur moi-même, je dois anticiper aujourd’hui ce que sera le lendemain, un lendemain accidentel et aléatoire dont je dois avoir la présence perpétuellement à l’esprit » (Ewald F., « L’assurantialisation de la société française », in Les Tribunes de la Santé, 2011/2, n° 31, p. 26.). ↩
Marx K., Le Capital I, in Œuvres, 4 vol., vol. 1, éd. Rubel Maximilien, et. al., Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1963, p. 837. ↩
« Une des questions les plus importantes qui se rattachent au contrat de travail des ouvriers est celle de la réparation des accidents. Le projet ne fait, à cet égard, que consacrer le principe généralement admis aujourd’hui, à savoir que la responsabilité du patron trouve sa source dans le contrat même, qui l’oblige à veiller en bon père de famille à ce que le travail s’exécute dans des conditions convenables de salubrité et de sécurité. Des règles puisées à d’autres sources ont dicté à des législateurs étrangers et recommandent au législateur belge des remèdes plus complets au problème social de la réparation des accidents du travail. Cette matière, dont le Conseil supérieur du travail vient d’être saisi, doit, dans notre pensée, faire l’objet d’une loi spéciale complémentaire de la loi sur le contrat de travail » (Projet de loi sur le contrat de travail, Chambre, Doc. parl., 1896-1897, n° 26, p. 3). ↩
Althusser L., Sur la reproduction, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 199. ↩
Guenaire M., « Le service public au cœur du développement français », in Le Débat, 2005/2, n° 134, p. 53. ↩
Pour aller plus loin, on peut également soutenir que le développement de ces services publics constitue un salaire indirect et qu’il représente, à ce titre, une étape de plus dans le progrès des conditions de vie du prolétariat : « Du point de vue économique, il correspond à une élévation (en fait considérable) de la ‘valeur de la force de travail’, mais qui se traduit par des procédures de ‘solidarité’ plutôt que d’‘échange’ marchand. Les salariés n’en sont pas, même formellement, propriétaires, mais usagers ou usufruitiers » (Balilbar É., Histoire interminable, D’un siècle à l’autre, Écrits I, Paris, La Découverte, coll. L’horizon des possibles, 2020, p. 271). ↩
Voir par exemple : D’Hooghe D., Vandendriessche F., Publiek-private samenwerking, Bruges, Die Keure, 2001, p. 192sq. Force est de constater que la situation est restée identique aujourd’hui : pas plus qu’il y a vingt ans, le partenariat public-privé ne connaît de définition légale unique. ↩
Cette dérogation est nécessaire dans la mesure où le domaine public est inaliénable : « Dans les projets de PPP, il peut arriver que les immeubles concernés dans un projet doivent être considérés comme des biens faisant partie du domaine public. Le régime de la domanialité publique prévoit que ces biens sont inaliénables. Plus particulièrement, s’ils sont grevés de servitudes, celles-ci ne peuvent pas porter atteinte au droit de l’administration de régler cet usage d’après les besoins et l’intérêt de la collectivité. Par conséquent, l’État ne peut constituer des droits réels sur les biens du domaine public que si ces droits sont révocables » (Van Garsse S., Wyckaert S., « Les partenariats public-privé en Belgique », in Partenariats public-privé : rapports du XVIIIe congrès de l’Académie Internationale de Droit Comparé, dir. François Lichère, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 200-201). ↩
Ontwerp van Decreet : betreffende publiek-private samenwerking. Verslag namens de Commissie voor Algemeen Beleid, Financiën en Begroting uitgebracht door de heer Frans De Cock, Vl. Parl., Stuk 1722 (2002-2003), Nr. 2, pp. 6-7. ↩
Ontwerp van decreet : betreffende publiek-private samenwerking, Vl. Parl., Stuk 1722 (2002-2003), Nr. 1, p. 3. Nous soulignons. ↩
Projet de décret relatif au programme de financement exceptionnel de projets de rénovation, construction, reconstruction ou extension de bâtiments scolaires via des partenariats public/privé (PPP), Parl. Comm. fr., Doc., 2008-2009, n° 596-1, pp. 6-7. ↩
Trochu M., « Le partenariat public-privé dans le droit des États membres de l’Union européenne – Étude comparative (France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni) », op. cit., p. 62. ↩
Pasukanis E., La théorie générale du droit et le marxisme, op. cit., pp. 70-71. ↩
Pétrarque, La vie solitaire, trad. Pierre Maréchaux, Paris, Payot & Rivages, coll. Rivages Poche Petite Bibliothèque, p. 23. ↩