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Volume n°7

Les Tribulations de Manès

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Lorsqu’il fut assez âgé pour marcher seul, Manès s’en alla dans la montagne. Là-bas il réfléchit dix années durant. Lorsqu’il contemplait le ciel l’air lui soufflait conseils, lorsqu’il trempait ses pieds nus l’eau lui gargouillait avis, lorsqu’il creusait le sol la terre lui grondait préceptes et lorsqu’il réchauffait ses mains froides le feu lui crépitait guidance. La nature devint son maître à penser et Manès était maintenant un disciple chevronné. Une nuit, alors que les étoiles brillaient d’un feu nouveau, Manès s’éveilla en sursaut. Il attrapa sa tablette et son calame et se mit à écrire. Lorsque le soleil s'éveilla, il admira son travail et dit à son cœur : « Voici des lois que la Nature m’a offertes pour guider les Hommes, j’ai trop réfléchi et la Nature me presse de tendre la main pour rendre ce qu’elle m’a donné. » Ainsi Manès quitta sa montagne, joyeux et prospère.

Alors qu’il atteignait l’orée d’une dense forêt, il vit une femme poindre de la lisière. Elle était habillée de fourrures et chargée de gibier, son visage dur tanné par le soleil portait des yeux perçants d’un vert peu commun. Lorsque Manès voulut l’interpeller, elle décocha une flèche d’un arc qu’elle gardait par-devers elle. La flèche lui frôla l'oreille et vint se ficher dans un arbre juste derrière. La chasseresse s’avança vers Manès et, le tenant en joue, l’empressa d'expliquer sa présence. Alors Manès lui parla en ces mots : « Noble guerrière, si ta flèche m’a manqué c’est parce que la Nature m'envoie et que ma mission débute à peine. J’ai là les grandes lois de la Nature que tu te dois de respecter, car elles sont universelles; universelles, car elles furent avant les Hommes; immortelles, car elles vivent en chacun de nous; immuables, car elles sont justes ». La chasseresse lut ce qui était inscrit sur la tablette et répondit : « Petit homme présomptueux, ta loi ordonne de ne point tuer, en voilà une jolie règle. Sache que je tue tous les jours que la Nature m’offre de vivre. Sache que cette même Nature m’a donné un mari si violent qu’il nous aurait battus à mort, moi et mon fils, si je ne l'avais pas tué avant. Qu’en disent tes lois ? » Manès resta coi, salua la femme et s’en alla dans la forêt. Il avait l’esprit confus et le cœur lourd. Ses pensées, comme les feuilles au-dessus de sa tête, virevoltaient et bruissaient. Alors qu’un rayon de soleil traversait le plafond de feuilles pour lui réchauffer les oreilles, il reprit confiance et son cœur se mit à sourire à nouveau. Manès s’assit sur la mousse d’une grosse pierre, sortit sa tablette et son calame et ajouta des exceptions au-dessous de ses lois. Alors il se leva et songea qu’il fut fort heureux que la providence eût eu l’amabilité de lui présenter cette femme, car il obtint grâce à elle de nouvelles lois; indubitablement la Nature lui avait fait offrande de ces dérogations. Ainsi Manès quitta la forêt, joyeux et prospère.

Alors qu’il atteignait le cours d’un petit ruisseau serpentant entre de basses collines, Manès entendit un enfant jouer dans le tumulte de l’eau. L’enfant était vêtu de haillons et avait la peau mate de ceux qui travaillent dehors tout le jour durant, on devinait que ses bouclettes eussent été blondes s’il n’avait pas vécu dans la misère. Manès interpella l’enfant depuis le lit de la rivière. En tournant ses beaux yeux verts, gais et rieurs, l’enfant l’éclaboussa et l’aspergea plusieurs fois, mais constatant le sérieux morne de Manès, il finit par le rejoindre. Alors Manès lui parla en ces mots : « Enfant, toi qui es l’avenir de l’Homme, toi qui fus chameau avant lion, toi plus que quiconque, tu te dois de respecter les lois que la Nature m’a offertes, car elles sont universelles; universelles, car elles furent avant les Hommes; immortelles, car elles vivent en chacun de nous; immuables, car elles sont justes. » L’enfant écouta Manès qui récitait ses lois, puis il dit : « Petit homme aux grandes oreilles, je ne suis ni un lion ni un chameau et je n’ai pas bien compris tes règles. Tu dis qu’il ne faut point voler, c’est une jolie loi. Sache que j’ai volé un pain ce matin; si je ne l’avais pas fait, cette semaine de jeûne aurait eu raison de moi. Je suis orphelin, car j’ai dû fuir mon foyer; si je ne l’avais pas fait, les sévices et la violence quotidienne auraient eu raison de moi. Qu’en disent tes lois ? » Manès demeura sur place un moment, muet et circonspect, puis salua l’enfant et s’en alla entre les collines. Il avait l’esprit brumeux et le cœur las. Ses pensées étaient sans cesse soufflées par la bise qui devenait plus froide à mesure que les vallons de la région s'étalaient. Alors qu’un rayon de lune, perçant de gros nuages, vint lui taper les esgourdes, il se prit à sourire. Son cœur s’allégea et des idées se mirent à danser entre les hautes herbes d’une prairie accueillante. Manès s’assit contre le tronc d’un immense noyer, sortit sa tablette et son calame et, à la lumière du petit astre, ajouta des exceptions au-dessous de ses lois. Alors il rêvassait qu’il fut fort heureux d’avoir croisé le chemin de cet enfant, car il obtint grâce à lui de nouvelles lois. Indubitablement la Nature avait pour dessein qu’ils se rencontrassent. Ainsi Manès s’assoupit, joyeux et prospère.

Alors qu’il avait repris sa marche dans une région cultivée où les jachères fleuries laissaient place à des vergers ordonnés, il vit une chaumine devant laquelle s’affairait un vieillard. En s’approchant, Manès observa un homme aux longs cheveux hirsutes et à la barbe large et touffue, pilosité qui laissait peu d’espace à un visage rougeaud du travail et du grand soleil. Alors que Manès atteignait l’ouche de la maisonnette, le vieillard s’assit sur une chaise à bascule et alluma une pipe, semblant attendre l'arrivée du jeune prophète. Manès s’assit face à cet homme sage au regard intelligent et lui parla en ces mots : « Sage barbon, j’ai là les grandes lois de la Nature que tu te dois de respecter, car elles sont universelles; universelles, car elles furent avant les Hommes; immortelles, car elles vivent en chacun de nous; immuables, car elles sont justes. » Le sage lut la tablette puis, dans un discours entrecoupé de bouffées goulues, parla ainsi : « Cheune homme, tu es fort und fikoureux, mais ton esbrit est frais und ton raizonnement virginal. Moi gui zuis fieux und zage, moi gui ai parcouru der monde, che me réchouis de t’Henzeigner ce que che zais. Che fiens d’eine terre loindaine où die pâtizeries und die biere ont bon goût. Foici ce gue ch’ai apris und ce dont che zuis sûr. L’Homme est façonné par zon traffail, car der traffail est der prolongement de l’Homme, il est façonné par der condexte zocial und hisdorique dans lequel il éfolue, il n’existe donc bas de nature humaine Hunifferzelle ! » Manès n’avait jamais envisagé cet argument capital. Il resta pendant un moment l’oreille basse, tout ébaubi, puis s’en alla impotent, sans dire adieu. Son corps était maladroit, son esprit vague et son cœur fermé. À mesure qu’il avançait, les habitations se faisaient plus nombreuses; fermiers et cultivateurs, amodiateurs et censiers, cabanières et vanniers, s'affairaient désormais autour de Manès; elles s’agençaient bientôt en chaussées puis en rues. Manès déambulait, fantomal, et ne se souciait guère du tumulte environnant qui, au demeurant, ne se souciait pas de lui. Ses pensées, comme les pavés sous ses pieds, étaient dorénavant inextricables. Il aurait voulu déchausser ses idées pour les lancer contre cette Nature sardonique qui s'était jouée de lui. Alors qu’il s’engageait dans une venelle où se trouvait une auberge, son cœur voulut bien s’ouvrir et Manès lui parla ainsi : « Des exceptions ne me seront guère utiles à présent, c’est un problème plus profond qu’il me faut résoudre. Ni toi ni la Nature ne pourrez m’aider dans cette quête, je suis las et fatigué de mon voyage et trop de questions me taraudent. Il me faut halter. » Ainsi Manès pénétra dans la ville, soucieux et austère.

Au petit matin, Manès était ragaillardi. Désarroi et curiosité s'étaient mêlés durant la nuit, créant un sentiment nouveau, liberté de confusion ou audace angoissée. Alors qu’il flânait au marché public, le cœur ouvert à l’inconnu, il vit un homme qui parlait au peuple sur un petit échafaud. L’orateur était d’âge mûr, sa calvitie frontale seyait à ses courts cheveux noirs plaqués en arrière et surplombait de petites lunettes rondes; il était rasé de près, mais portait une belle moustache en brosse à dents. Manès s’approcha tout ouïe de l’éloquent parleur public. Le rhéteur parlait tantôt de politique, tantôt de droit, du rôle des juges puis du rôle des lois. Il proposait des arguments pragmatiques qu’il disait fondés sur des considérations objectives et réfutait fermement l’intervention d’une morale naturelle ou divine dans l’élaboration normative. Manès s’empressa d’acquérir un flacon de bon vin, qu’il dut troquer contre sa tablette et son calame, non sans jabotages, puis s’assit sur un cageot renversé à l’écart de la foule. Il but ce vin d’une oreille et les paroles de cet intervenant charismatique tout le jour durant. Lorsque la nuit fut tombée, alors que l’assemblée se dispersait, l’homme descendit de son estrade et vint à la rencontre de Manès pour le remercier de son assiduité. Ainsi Manès lui exposa son affaire, son enfance vécue dans la nature, son dévouement pour la justice et ses réflexions sur les fondements du droit, sa rencontre avec la chasseresse puis avec l’enfant, la conversation avec ce sage saugrenu et le déchirement intellectuel qui s'ensuivit. Finalement, Manès sollicita ses conseils éclairés sur son cas désespéré. Ainsi parla le professeur : « Jeune adepte de la raison, les principes moraux que tu prônais auparavant sont certes intéressants, mais tout cela n’est pas du droit, je vais t’enseigner une théorie épurée de toutes valeurs éthiques mal avisées, une théorie pure du droit, pour ainsi dire. Vois-tu, un système juridique ne peut être analysé que de façon rationnelle et fonctionnelle, l’ordre et la stricte hiérarchie fondent le droit. De ce fait, chaque loi, chaque règle, chaque principe doit être conforme au précédent, qui l’enfante et le légitime. Dès lors ces lois sont particulières; particulières, car elles n’existent que pour certains; mortelles, car elles survivent par conformité; justes, car elles sont certaines. – Quelle cohérence ! Répondit Manès, pourrait-on y voir un système pyramidal ? – Brillante allégorie ! Répliqua l'homme, si je consacre un livre à cette théorie, je me servirai de cette image, et tu seras cité à coup sûr. J’oubliais un aspect essentiel, tout doit être écrit pour légitimement exister en droit et il te faudra donc transcrire ces normes sur un support. Maintenant va ! Que ta route reste positive ! » Manès retrouva son entrain et son cœur se mit à chanter. Ses pensées coulaient d’un flot limpide et franc et sa démarche allègre en témoignait. Il avait repris goût au voyage et au prosélytisme et décida de partir. Ainsi Manès quitta la ville, joyeux et prospère.

Manès marcha tant et si bien qu’il arriva au bout de la terre. Alors il ne put plus marcher, il décida donc d’embarquer sur un bateau. Il aperçut un petit sloup à gréement aurique ancré en fin de ponton qu’il jugea convenable. Manès se dirigea derechef vers ce charmant navire à un mât, supportant une immense voile à corne et un foq noir orné d’ossements. Il fut engagé pour la traversée sans palabrer outre mesure et obtint de surcroît un calame et un parchemin, ayant vanté ses aptitudes scribales. Ainsi la chaloupe banda les voiles et prit le large. Nombre de soleils tombèrent et les activités à la légalité douteuse du bateau commencèrent à contrarier Manès. Un jour d'accalmie, il aperçut la capitaine sur le pont et l'interpella. Alors Manès lui parla en ces mots : « Noble commandante, condottière, nautonière ou que sais-je, j’ai là les grandes lois que la raison m’a offertes et qui s’appliquent à toutes les bonnes gens du royaume. Ces lois sont particulières; particulières, car elles n’existent que pour certains; mortelles, car elles survivent par conformité; justes, car elles sont certaines. » La capitaine lut ce qui était écrit sur le parchemin et répondit : « Petit mousse, gabier, chair à canon ou que sais-je, tes lois sont écrites et trouvent à s’appliquer, grand bien te fasse ! Quand bien même je me trouve sous le joug du for, qui diable céans m’empêche ? Toi ? » En terminant sa phrase, la capitaine empoigna l’oreille de Manès puis la lui trancha. Manès déguerpit à fond de cale et se cacha entre des futailles et des tonneaux entreposés dans le gaillard. Là, il resta proscrit le restant du voyage. Il souffrait moins de la perte de son pavillon que de l’humiliation intellectuelle, ou plutôt du bafouement de ses droits qu’il considérait désormais légitimes et justes. Il avait le cœur engourdi et les pensées flottantes, ses idées voguaient haut et bas avec la houle et cela lui donnait la nausée. Il reprit néanmoins confiance en arguant à son cœur que des lois raisonnables ne conviennent qu’à des êtres raisonnables et qu’il trouverait bien de tels individus à son arrivée. Lorsque le navire accosta, il réussit à s’extirper en se cachant dans la cargaison de traite. Ainsi Manès quitta les pirates, joyeux et prospère.

Alors qu’il bravait le sirocco humide et chaud d’une région désertique où les dunes remodelées sans cesse par le vent, semblables à des vagues, paraissent se mouvoir d’elles-mêmes, Manès entendit un enfant jouer. L’oreille au guet, croyant d’abord à un mirage, il se dirigea vers les éclats de rire qui se faisaient croissants et trouva un garçon qui batifolait à l’ombre de prosopis bordant le lit d’un oued inanimé. Alors Manès l’interpella et lui parla en ces mots : « Jouvenceau, tu as l’âge de la raison derrière toi, te voilà mûr et accompli. Or j’ai là les grandes lois que la raison m’a offertes et qui s’appliquent à toutes les bonnes gens raisonnables du royaume, ces lois sont particulières, particulières, car elles n’existent que pour certains, mortelles, car elles survivent par conformité, justes, car elles sont certaines. » Puis, Manès lui tendit le parchemin, l’adolescent l’étudia compendieusement, après quoi il dit : « Étranger, tes lois sont certes conformes, justes et légitimes de par leur formation, mais j’ai pour toi une histoire intéressante. Je suis sans le sou depuis trop longtemps maintenant et il me prit dernièrement de délester les plus fortunés, on m’appréhenda et je dus comparaître devant le juge de mon village. Or ce juge est un ami de ma famille et un ennemi politique des nantis du bourg où je commettais des larcins. Eh bien, lois ou non, je fus acquitté puis relâché ! Que peuvent tes lois ? » Manès feignit de réfléchir un moment puis, quinaud, salua le jeune homme et s’en alla entre les dunes. Il avait l’esprit gêné et le cœur flétri par cette rencontre et par le vent qui se faisait sec et puissant à mesure qu’il avançait dans le désert. Ses pensées, comme le sable fin, glissaient sur les dunes et finissaient constamment englouties. Alors que les bosses s'étalaient et que la végétation affleurait timidement, Manès se prit à sourire. La terre devenait plus riche et fertile, son cœur fleurit à nouveau et des idées se mirent à danser avec les agaves et les yuccas qui s’élevaient maintenant nombreux alentour. Il jugea en son for que le spécial ne saurait déroger au général et que ce cas fortuit et cocasse était un cas de son propre genre qui ne signifiait que peu de choses eu égard à l’autorité de la raison pure. Ainsi Manès quitta le désert, joyeux et prospère.

Alors qu’il luttait pour avancer entre lianes et plantes d'allure menaçante, alors que chaleur et humidité, deux amants complices, l’auraient tué de leur étreinte s’il n'eût eu la clairvoyance d’emporter de l’eau, Manès déboucha sur une vaste clairière. Là, il fut témoin d’un spectacle charmant. Ce qui semblait être un professeur donnait cours à un petit public composé d’enfants de tous âges assis face à lui sous l’éclaircie de la canopée. L’homme, vêtu d’une robe universitaire sobre, portait de petites lunettes ovales et une moustache morse dégarnie. Ses cheveux coiffés proprement avec une raie au milieu grisonnaient légèrement. Lorsqu’il eut terminé la leçon et que les enfants furent dispersés, Manès interpella le pédagogue et lui parla en ces mots : « Sage instructeur, j’ai là les grandes lois que la raison m’a offertes et qui s’appliquent en général à toutes les bonnes gens raisonnables du royaume, ces lois sont particulières, particulières, car elles n’existent que pour certains, mortelles, car elles survivent par conformité, juste car elles sont certaines. » Le sage lut le parchemin puis parla ainsi : « Le pedagogie, le philosophie, le psycholodgie, le dwoit, are sciences empiwiques, pas seulement théowiques. Il faut se baser on le experience and le observation. This papier, this système que tu me pwésente est just une instrument qui doit sewvir à le cweation d’une monde meilleur ! Les philosophes se twompent depuis le début, so les juwistes également, nous avons besoin d’une nouveau appwoche pwagmatique. Tes lois are twop abstwaites, elles ne peuvent pas être cewtaines, il te faut mener un enquête. » Manès n’avait jamais envisagé cet argument liant expérience et nature. Il n’en crut pas son oreille et resta un moment éberlué puis s’en alla nonchalant sans dire au revoir. Il était désemparé, son corps était moribond, son esprit lugubre et son cœur serré. À mesure qu’il progressait dans cette humide forêt, la flore désépaississait et Manès décela une cavée qu’il jugea bon de suivre. La cavée se fit sente, la sente sentier, le sentier chemin et bientôt Manès aboutit sur une route qui, d’après un panneau, menait à un bourg. Il avançait, bon gré mal gré, sur la route de l’incompréhension que ses pensées empruntaient avec lui, si elles n’étaient déjà tombées dans l'abîme qui la bordait. Alors qu’il atteignait les premiers hameaux, son cœur se desserra et Manès lui parla ainsi : « Quelle ironie ! Comment rester positif après cette analyse primordiale ? Plus rien n’a de sens, c’est un problème insoluble. Ni toi ni la Raison ne pourrez m’aider dans cette quête, je suis las et fatigué de mon voyage et trop de questions me taraudent. Il me faut halter. » Ainsi Manès pénétra dans le bourg, soucieux et austère.

Manès passa une nuit tourmentée. Ses rêves mêlaient faune, flore et formes tétraédriques dans une chorégraphie incohérente où ses rencontres passées argumentaient avec véhémence sur la juste manière de définir et de systématiser le droit. Il s’éveilla hagard à l’heure où la campagne blanchit et se rendit au marché public. Là il déambulait l’oreille traînante; il écoutait maraîchers et primeurs, bouchers et charcutiers, tanneurs et maroquiniers, apiculteurs et épiciers, camelots et apothicaires, bonisseurs et colporteurs; outre les ragotages vétilleux, tous sans exception parlaient d’un juge et vantaient ses mérites. Les habitants du bourg n’avaient de cesse de louer les vertus de ce magistrat, ils narraient tel jugement, telle affaire ou décision et en célébraient les raisonnements novateurs et les heureuses issues. Alors Manès décida de se rendre au tribunal de la ville pour rencontrer ce fameux personnage. Lorsqu’il fut arrivé devant les portes du palais, il aperçut un homme se faufiler entre les colonnades, il portait une toge de tissu noir à grandes manches dont les revers et le collet étaient garnis de soie noire, une cravate tombante de batiste blanche et plissée et tenait une toque, de soie noire également. Il était vieux, à en croire sa démarche, ses cheveux peignés en raie sur le côté et sa large moustache impériale - tous deux d’un blanc immaculé. Manès aborda le justicier poliment en s'approchant. Alors Manès lui exposa son affaire, son enfance vécue dans la nature, son dévouement pour la justice et ses réflexions sur les fondements du droit, sa rencontre avec la chasseresse puis avec l’enfant, la conversation avec ce sage saugrenu et le déchirement intellectuel qui s'ensuivit, le dialogue fécond qu’il eut avec le parleur public, sa rencontre avec la capitaine puis avec le jeune homme, les arguments tranchants de ce curieux sage qu’il croisa dans la jungle et l'effondrement conceptuel qui en découla. Finalement, Manès sollicita ses conseils éclairés sur son cas désespéré. Ainsi parla le professeur : « Un juriste en perdition, quelle aubaine ! Le droit n’est pas un système rationnel, on ne peut le déduire de principes éthiques ou d’axiomes. Ce que je fais chaque jour, rien de plus, rien de moins, voilà ce que j’appelle le droit. Vois-tu - et ton histoire en est la preuve - : l’Homme mauvais ne se soucie point de la moralité des lois ni de leur logique, il lui importe seulement de se garder des conséquences juridiques de ses méfaits. Le droit véritable n’est que celui qui est effectivement appliqué, ce sont là les grandes lois de la réalité que nous devons respecter, car elles sont effectives; effectives, car elles furent appliquées; variables, car des humains les jugent; indéterminables et pas toujours justes. – Quel réalisme ! Répondit Manès, voilà donc enfin la voie du droit. – Une formule tout à fait à propos que j’emprunterai à l’occasion, repartit le juge, maintenant va et répands la juste parole si cela te plaît. » Manès était réconforté et son affection pour la pérégrination revint aussitôt. Il décida donc de repartir. Ainsi Manès aurait quitté le bourg, joyeux et prospère, s’il n’avait eu ce doute tenace qui le rongeait agréablement.

Alors qu’il cheminait paisiblement, il dit à son cœur : « Est-ce la bonne décision ? Mon voyage m’a enseigné bien des choses, mais en voici une importante : les systèmes légaux possèdent forces et lacunes et les conceptions divergent à bien des égards. Est-il dès lors bien raisonnable de confronter mes nouveaux acquis à de nouvelles gens, au risque d’y perdre une autre oreille, si ce n’est la raison. Je peux d’ores et déjà prédire qu’un bon bougre me déconcertera demain ou le jour suivant. Me voilà satisfait, rassasié de toutes ces connaissances qu’il me faut maintenant digérer. » Manès prit la décision de retourner sur sa montagne. Il rebroussa donc chemin, non sans difficultés, mais arriva sain et sauf. Arrivé au bas de sa montagne, Manès croisa un jeune homme muni d’une tablette qui descendait du sommet. Le prophète l’interpella et lui parla de nouvelles lois offertes par la Nature, Manès l’éprouva un moment et se mit à rire gaiement. Ainsi s’achève le voyage de Manès, le désormais sceptique.

Nikita Le Vu