Y aura-t-il une septième réforme de l’État ?
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Y aura-t-il une septième réforme de l’État ?
Résumé
Le fédéralisme belge se distingue, notamment, par sa dimension évolutive : régulièrement, via ce que l’on appelle une réforme de l’État, l’architecture institutionnelle de la Belgique fédérale est revue, affinée, approfondie, complexifiée ou, plus rarement, simplifiée. À ce jour, six réformes de l’État ont eu lieu en Belgique (1970-1973, 1980-1983, 1988-1990, 1992-1993, 2001, 2012-2014), chaque réforme portant en germe les axes de la suivante. Fruit d’arbitrages politiques subtils adoptés à la suite de négociations interminables et souvent confidentielles, chaque réforme de l’État stabilise un temps le rapport de force qui préside aux relations entre les différentes composantes de l’État fédéral belge et entre les principales formations politiques du pays. La dernière réforme de l’État, consécutive de la fameuse crise dite des « 541 jours », a frappé les imaginations par la dramatisation du contexte politique dans lequel elle fut entamée, par l’importance des nouvelles compétences désormais attribuées aux Communautés et aux Régions et surtout, par la levée d’un tabou persistant : le fait de confier aux Communautés la gestion autonome d’un pan de notre sécurité sociale, à savoir les allocations familiales. Près de dix ans après l’atterrissage de cette réforme, la question d’une éventuelle septième réforme de l’État se pose. Quels sont les projets sur la table ? Quelles sont les perspectives tracées par l’actuel gouvernement fédéral ? Une telle réforme apparait-elle inéluctable ? Et si oui, quels devraient en être les axes ? Autant de questions adressées à Vincent Lefebve et Caroline Sägesser, tous deux membres de l’équipe de recherche du CRISP (le Centre de recherche et d’information socio-politiques) et tous deux observateurs attentifs de la vie politique belge et des débats institutionnels qui la traversent.
Propos introduits et recueillis par Julien Pieret.
Introduction
Le 17 février 2023, le Gouvernement fédéral rendait publics les premiers résultats de la grande enquête participative initiée au printemps 2022 et intitulée « Un pays pour demain » qui a vu plus de dix mille belges répondre à un vaste questionnaire en ligne relatif au futur de l’État belge1. Par cette opération, le gouvernement fédéral entendait en quelque sorte démocratiser un débat traditionnellement réservé aux experts institutionnels et aux sherpas des formations politiques et à ce titre largement inaccessible au citoyen lambda. Cet exercice inédit de démocratie délibérative constituait le seul engagement tangible figurant dans la partie consacrée aux réformes institutionnelles de l’Accord politique adopté le 30 septembre 2020 par le gouvernement De Croo. Et pour cause : faute de reposer sur une majorité parlementaire des deux tiers à la Chambre et au Sénat, à défaut aussi de pouvoir compter sur une majorité au sein des groupes linguistiques néerlandophones dans ces deux assemblées, l’actuel gouvernement fédéral est largement impuissant à initier et a fortiori à adopter une réforme de l’État : sa seule ambition, présente explicitement dans l’Accord de gouvernement, est ainsi de préparer le terrain en vue de parvenir « à une nouvelle structure de l’État à partir de 2024 ». Quelle structure ? On l’ignore à ce stade et l’Accord de gouvernement se contente prudemment de généralités consensuelles (« répartition plus homogène et plus efficace des compétences » ; « renforcement des entités fédérées dans leur autonomie et du niveau fédéral dans son pouvoir ») qui semblent simultanément ménager la chèvre francophone et le chou flamand…
S’il est à ce jour impossible de confirmer qu’une septième réforme de l’État aura bien lieu durant la prochaine législature fédérale, force est cependant de constater que la tension communautaire est subitement montée d’un cran à la faveur d’un agenda politique permettant le retour d’autres débats que ceux relatifs à la gestion de la pandémie ou aux conséquences économiques de la guerre en Ukraine. Les responsables politiques néerlandophones ont ainsi et récemment haussé le ton face à une classe politique francophone toujours suspecte d’un immobilisme mortifère2 ; pire, dans un entretien qui fit grand bruit, au-delà même des frontières belges, Bart de Wever a soulevé l’hypothèse d’une réforme institutionnelle « extra-légale »3. On notera également que, sur la scène académique flamande, la perspective d’une septième réforme de l’État est prise pour acquise et se multiplient d’ailleurs les colloques et ouvrages destinés à alimenter les réflexions relatives à une nouvelle architecture institutionnelle4.
Au sud de la frontière linguistique, la situation est tout autre. Certes, plusieurs intellectuels francophones ont récemment exposé leurs pistes de réforme privilégiées, pistes dont les divergences contrastent avec une pensée néerlandophone semblant sur ce point plus homogène5. Mais dans l’arène politique, l’atonie des partis francophones apparait sinon inconséquente à tout le moins troublante dès l’instant où l’on apprend, par la bande, que leurs responsables se rencontrent dans le plus grand secret et sans donc que leurs éventuels projets institutionnels ne soient connus et a fortiori débattus6. Est-ce à dire que nous nous dirigeons lentement mais sûrement vers une énième crise institutionnelle ? C’est en filigrane le cœur de l’entretien mené avec deux spécialistes de la vie politique belge : Vincent Lefebve, juriste et philosophe, collaborateur scientifique du Centre de droit public et social de l’ULB d’une part, Caroline Sägesser, historienne, collaboratrice scientifique du Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité de l’ULB d’autre part. Tous deux sont chargés de recherche au sein du Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP) ; ils ont à ce titre collaboré à la rédaction d’un récent Courrier hebdomadaire qui présente, sous un angle inédit et original, les principales spécificités du fédéralisme belge et dont la lecture est vivement recommandée à tout qui s’intéresse au destin singulier de notre pays7.
Le fédéralisme belge se distingue par sa dimension évolutive. Qu’entend-t-on par cette expression ? S’agit-il d’une spécificité belge ou d’autres systèmes fédéraux partagent-ils cette caractéristique ?
Vincent Lefebve : Si l’on devait épingler un trait qui marque la singularité de l’évolution institutionnelle en Belgique, on serait tenté d’évoquer la dynamique centrifuge – plutôt que centripète – qui y est à l’œuvre. Contrairement à ce qu’on observe dans la majorité des États fédéraux, la Belgique est née unitaire et est devenue fédérale, un siècle et demi après son indépendance. En outre, en lien avec cette particularité, le projet fédéral ne s’est pas formé à un moment précis, mais il s’est imposé au fil du temps. On parle de fédéralisme pragmatique, « par acheminement », bâti sans vision à long terme ni plan préconçu. On se demande d’ailleurs depuis quand la Belgique est devenue un État fédéral : est-ce depuis 1993, lorsque cela a été indiqué expressis verbis dans la Constitution ? À la fin des années 1980, lorsque l’ensemble des Régions et des Communautés ont été mises en place, ont toutes été dotées d’une assemblée législative composée d’élus directs et d’un organe exécutif, ainsi que de compétences substantielles ? Ou même dès 1970, lorsque des entités – appelées Communautés culturelles – investies d’un pouvoir législatif propre ont été créées ? Les différents étages et pièces de la maison fédérale Belgique ont en tout cas été conçus et construits au fil du temps, ce qui explique la complexité et l’asymétrie de notre système institutionnel (aucune entité n’est, en Belgique, parfaitement identique à une autre, chacune a des compétences particulières et des spécificités). Cela explique que le processus de réforme de l’État ressemble plus à un chantier permanent qu’à une œuvre cohérente. Puisque chaque rénovation de l’édifice appelle un nouveau chantier, que chaque réforme porte en elle le germe de la suivante, comme on le dit également, le système institutionnel belge se caractérise par son instabilité, ce qui contraste avec la situation de relative stabilité qui est de mise dans d’autres États fédéraux bien connus comme les États-Unis, l’Allemagne ou encore la Suisse.
Caroline Sägesser : On peut en outre observer que si d’autres États fédéraux connaissent également des évolutions institutionnelles, celles-ci vont plutôt dans le sens d’un renforcement de l’autorité ou des compétences de l’État central.
Qu’est-ce qui explique cette dimension évolutive ? On a le sentiment que si les trois premières réformes de l’État impliquaient nécessairement et explicitement la suivante, la quatrième actée en 1993 qui consacre dans la Constitution l’existence d’une Belgique désormais fédérale n’impliquait pas nécessairement une cinquième ni a fortiori une sixième…
Caroline Sägesser : Je pense qu’on peut donner une réponse selon deux logiques.
La première est une logique institutionnelle. La transformation d’un État unitaire en un État fédéral est un processus peu banal, qui me semble appeler une mise en œuvre progressive. Il est difficile de créer de nouvelles institutions du jour au lendemain, de les doter d’un personnel politique compétent et d’une administration efficace et de leur confier la définition et la mise en œuvre de l’essentiel des politiques publiques… Il me semble normal que cela se fasse progressivement, dans un temps long.
La seconde est une logique politique, nourrie d’un double constat. Premier constat : globalement, il y a un projet politique spécifique au nord du pays, né du mouvement flamand, qui s’apparente à un projet de construction nationale. Bien sûr, tous les Flamands n’y adhèrent pas, mais ce projet irrigue profondément la culture politique flamande. Donc, au nord du pays, il y a une volonté constante d’approfondir le fédéralisme et de donner plus de compétences aux entités fédérées. Ainsi, après la quatrième réforme de l’État, c’est à une large majorité que le Parlement flamand a adopté en 1999 cinq résolutions contenant les lignes de force pour une prochaine réforme de l’État. Côté francophone, à cette époque, on est globalement plus dans une posture attentiste, ce qui fait parfois conclure que « les francophones ne sont demandeurs de rien »… Second constat : le processus de réforme de l’État s’autoalimente, parce que recevoir des compétences fait naître la nécessité et/ou le désir d’en recevoir d’autres. J’ajoute qu’à chaque étape du processus on laisse subsister des « pommes de discorde », des dossiers compliqués qui reviendront nécessairement sur la table, comme le statut de Bruxelles (la première réforme de l’État décide la création des Régions, dont les organes seront créés lors de la deuxième, mais la Région de Bruxelles-Capitale ne sera mise en place que lors de la troisième) ou encore la circonscription de Bruxelles-Hal-Vilvorde (BHV). Ce dernier dossier explique à lui tout seul qu’une sixième réforme de l’État ait été nécessaire.
Vincent Lefebve : La portée de la quatrième réforme institutionnelle a elle-même été interprétée différemment de part et d’autre de la frontière linguistique. Pour les francophones, l’adoption des lois spéciale et ordinaire du 16 juillet 1993 visant à achever la structure fédérale de l’État signifiait que le processus de réforme institutionnelle était désormais terminé. Les responsables politiques flamands, qui étaient d’un tout autre avis, pouvaient se fonder sur l’emploi de termes, dans l’intitulé même de ces lois, qui n’ont pas exactement le même sens en néerlandais qu’en français (« bijzondere wet en wet tot vervollediging van de federale staatsstructuur », le verbe « vervolledigen » pouvant signifier « achever » ou « compléter »). Lorsqu’en 1993, le Premier ministre Jean-Luc Dehaene indique que le processus de réforme de l’État belge est par nature évolutif, il suscite ainsi autant la surprise (des francophones) que l’adhésion (des néerlandophones)…
On présente généralement le système fédéral comme un système « bipolaire ». En quoi cette expression est-elle pertinente ? N’est-elle pas également réductrice ?
Vincent Lefebve : L’histoire politique de la Belgique est traversée par de nombreux clivages, mais le clivage communautaire, opposant francophones et néerlandophones, a acquis avec le temps un caractère dominant. On parle du mariage belge entre Flamands et francophones, qui pourrait conduire à un divorce, et l’on envisage dès lors la société et l’État comme formant un système bipolaire, qui aménage la conciliation des intérêts de deux grandes communautés.
Sur le plan socio-politique et même juridique, cela est en partie vrai. En Belgique, à quelques rares exceptions près (la plus notable étant le PTB-PVDA), les partis sont organisés sur une base linguistique, deux grands systèmes médiatiques se côtoient et deux sociétés, flamande et francophone, se font face ou coopèrent entre elles. Au niveau institutionnel, de nombreux mécanismes reflètent cette réalité : le Parlement fédéral est organisé sur la base de deux groupes linguistiques, une majorité doit être atteinte dans chacun de ces groupes pour adopter ou modifier les lois institutionnelles (qualifiées de lois spéciales), le mécanisme de la sonnette d’alarme permet à l’une des deux grandes communautés linguistiques et culturelles de s’opposer à un projet portant atteinte à ses intérêts, le Conseil des ministres doit être paritaire sur le plan linguistique, d’autres institutions fédérales de première importance doivent l’être également (comme la Cour constitutionnelle, le Conseil d’État ou le Conseil supérieur de la justice), etc.
Toutefois, le fédéralisme a également conduit à la mise en place d’un système multipolaire complexe dans lequel coexistent par moins de neuf composantes (l’Autorité fédérale et huit – parfois moins, suivant les critères utilisés – entités fédérées). La création de ces entités correspond à des réalités sociologiques. Rappelons que la Belgique comprend non deux, mais trois groupes culturels et linguistiques et que les germanophones, s’ils sont dotés d’une entité fédérée aux larges compétences, ne jouissent pas d’un traitement égalitaire au sein des institutions fédérales. En outre, le fait régional bruxellois s’est progressivement imposé, ce qui a créé des résistances, surtout au nord du pays. La place reconnue ou refusée aux germanophones et l’émergence de Bruxelles en tant qu’acteur à part entière du fédéralisme nous rappellent le caractère réducteur de cette conception suivant laquelle le système institutionnel de la Belgique serait avant tout bipolaire. On observe plutôt une tension entre ces deux logiques, bipolaire et multipolaire, qui trouve sa source dans des spécificités historiques et sociologiques, et qui constitue certainement une autre singularité du fédéralisme belge.
La sixième réforme de l’État fut présentée, en tout cas du côté francophone, comme une réforme de « pacification communautaire ». Avec le recul, il est facile de constater que cet objectif n’a pas été atteint… Pourquoi ?
Caroline Sägesser : À chaque réforme institutionnelle, les francophones veulent croire que c’est la dernière, ou, au moins, que c’est une réforme qui va venir calmer pour un temps plus ou moins long les revendications autonomistes flamandes… Et cela s’avère une chimère.
Il faut bien comprendre qu’à la base de la transformation de l’État, il y a tout d’abord une question linguistique. Ce contentieux quant à l’emploi des langues est historiquement lié à la domination du français et à l’extension de son usage, singulièrement dans la capitale, Bruxelles, et ses alentours. Le plus souvent, quand on évoque la « pacification communautaire », on fait référence à des dispositifs qui règlent l’emploi des langues, et en particulier au régime de « facilités » dont bénéficient notamment les habitants francophones de six communes flamandes de la périphérie bruxelloise. C’est ainsi que lors de la dernière réforme de l’État, la scission de la circonscription électorale de BHV s’est accompagnée de l’adoption d’une révision des règles de pacification communautaire dans le sens d’un renforcement de la protection juridictionnelle accordée aux minorités linguistiques (lois du 19 juillet 2012).
Comme je le disais, la question brûlante de BHV n’a pas été résolue avant la sixième réforme de l’État. C’est un dossier emblématique pour le mouvement flamand, qui a progressivement revêtu une grande importance pour le monde politique flamand dans sa globalité. Depuis le début des années 1980, une course cycliste, le Gordel, va entourer Bruxelles chaque année pour réaffirmer le caractère flamand de sa périphérie ; elle réunit plusieurs dizaines de milliers de participants dont de nombreux politiques. Souvenons-nous aussi de la chute du gouvernement Leterme II en avril 2010, lorsque le jeune Alexander De Croo, alors président de l’Open VLD, décida de « retirer la prise », une séquence qui allait ouvrir la porte à une très longue crise institutionnelle…
La sixième réforme de l’État a été particulièrement longue à faire aboutir…
Vincent Lefebve : La « prise débranchée » par Alexander De Croo n’était qu’un maillon au sein d’une chaîne de décisions qui ont nourri une crise de grande ampleur. Avant d’aboutir, après la fameuse « crise des 541 jours », à la formation du gouvernement Di Rupo fin 2011 et à la sixième réforme de l’État, les tensions communautaires se sont avérées particulièrement vives. Il serait fastidieux de rappeler ici l’ensemble des événements qui ont émaillé cette période, mais quelques éléments de contexte peuvent être rappelés. Tout d’abord, l’un des nœuds de ces tensions concernait, comme l’a indiqué Caroline, le sort de la circonscription électorale de BHV. C’est en réalité un arrêt rendu, en 2003, par la Cour constitutionnelle (qui s’appelait alors encore Cour d’arbitrage) qui a avivé ces tensions déjà anciennes. Il a été interprété de façon différente des deux côtés de la frontière linguistique, les partis flamands estimant que la seule manière de lui donner effet était de scinder purement et simplement cette circonscription, en restreignant ainsi les droits des francophones de la périphérie bruxelloise, ce que les partis politiques francophones jugeaient a priori inacceptable. Cela a été le point de départ d’une confrontation politique et juridique qui a culminé le 7 novembre 2007, lorsque les partis flamands, en Commission de l’Intérieur de la Chambre des représentants, ont voté en faveur de la scission de la circonscription électorale litigieuse, conduisant notamment les partis francophones à actionner, pour la deuxième fois depuis sa création en 1970, le mécanisme constitutionnel de la sonnette d’alarme. Finalement, le sort de BHV a été réglé dans le cadre d’un accord global constituant l’un des volets de la sixième réforme de l’État. Rappelons que cet accord a été conclu sans la N-VA qui était pourtant sortie victorieuse des élections fédérales de 2010, devenant alors le premier parti du pays.
En outre, le contexte de l’époque a été marqué par les conséquences de la crise financière de 2008, dont nous avons aujourd’hui quelque peu oublié la sévérité. Cette crise va opérer à la fois comme un facteur de déstabilisation de certains partis et responsables politiques durant cette période (pensons au cas d’Yves Leterme) et comme un accélérateur des négociations devant finalement mener à la formation d’un nouveau gouvernement fédéral.
En quoi cette sixième réforme a-t-elle déplacé le « centre de gravité » de la Belgique fédérale ? Que signifie cette expression ? Est-elle justifiée ?
Vincent Lefebve : Cette expression a effectivement été employée par les négociateurs de cette dernière réforme institutionnelle et en particulier par Elio Di Rupo, alors formateur du futur gouvernement. Notons tout d’abord qu’elle est assez vague, ce qui ouvre la voie aux interprétations. Les compétences dites « régaliennes » que sont le maintien de l’ordre, la défense ou la justice n’ont pas été touchées par la sixième réforme de l’État, ou alors de manière marginale en ce qui concerne la justice. Ces compétences font pourtant l’objet d’un partage entre le pouvoir central et les entités fédérées dans nombre d’États fédéraux. En Belgique, on a pu observer pendant la crise sanitaire, ou plus récemment dans le contexte d’une crise géopolitique aux répercussions sociales et économiques importantes, que l’Autorité fédérale détenait toujours des leviers d’action essentiels ou en tout cas perçus comme tels par la population. On voit donc que sur le plan politique, avec un recul d’une dizaine d’années, il ne semble pas évident que le centre de gravité de la décision politique ait basculé du côté des entités fédérées au moment de la sixième réforme de l’État.
Mais Elio Di Rupo avait aussi en tête la question de la répartition des moyens budgétaires. Sur ce plan, les entités fédérées disposent de moyens financiers effectivement plus importants que par le passé. Au moment de la réforme, on a évoqué des transferts de compétences correspondant à 17 milliards d’euros supplémentaires pour ces dernières. Cependant, n’oublions pas que la sécurité sociale, même si la sixième réforme de l’État a organisé la défédéralisation des allocations familiales, relève encore largement du niveau de pouvoir fédéral, alors que dans d’autres États fédéraux elle fait l’objet d’un partage entre le niveau central et les entités fédérées. En Belgique, les dépenses relatives aux pensions pèsent à elles seules près de 50 milliards d’euros, et les soins de santé plus de 35 milliards. C’est considérable… Ainsi, le budget fédéral reste-t-il plus élevé que celui de toutes les entités fédérées réunies.
On peut aller un cran plus loin dans l’évaluation critique de cette formule. Tout se passe, dans notre pays, comme si le fédéralisme devait forcément donner lieu à une lutte entre les composantes de l’État pour obtenir plus de compétences au détriment des autres. Le fédéralisme, dans de nombreux États, est davantage conçu comme un cadre permettant d’articuler des niveaux de pouvoirs plutôt que les opposer. Le fait que les débats institutionnels se focalisent tellement sur la question des transferts de compétences, selon une dynamique exclusivement centrifuge jusqu’ici, renvoie aussi à une particularité du fédéralisme dans notre pays.
Comment cette sixième réforme de l’État a-t-elle été appréciée de part et d’autre de la frontière linguistique ? Les partis francophones ont-ils à nouveau estimé qu’il s’agissait de la dernière et les partis néerlandophones revendiquaient-ils déjà une septième réforme ?
Caroline Sägesser : Je crois que la conclusion d’un accord en octobre 2011 a été accueillie avec beaucoup de soulagement, particulièrement du côté francophone, tant la crise politique s’éternisait, faisant surgir le spectre d’un blocage final et de la scission de la Belgique. Toutefois, de part et d’autre de la frontière linguistique, il y a cette fois un sentiment d’inachevé. Si ce sont principalement les Flamands qui demandent l’octroi de nouvelles compétences aux entités fédérées, tous sont conscients de la nécessité de réformer le fonctionnement des institutions. Il s’agit de simplifier le paysage institutionnel, particulièrement à Bruxelles. L’idée régionaliste, proposant la disparition des Communautés, semble alors gagner du terrain. Le modèle de « la Belgique à quatre » séduit au Nord comme au Sud ; mais il ne s’agit pas du même modèle. Là où les francophones qui en sont partisans y voient un modèle fédéral simplifié avec quatre entités fédérées dotées des mêmes pouvoirs (la Flandre, la Wallonie, Bruxelles et l’Ostbelgien), les Flamands imaginent plutôt un schéma 2+2, où la Flandre et la Wallonie seraient des entités fédérées à part entière (deelstaten) et Bruxelles et l’entité germanophone des entités dotées d’une moindre autonomie (deelgebieden). Notons toutefois qu’aujourd’hui la disparition de la Communauté française ne semble plus souhaitée par grand monde ; l’idée régionaliste apparaît en recul.
Paradoxalement, le seul gouvernement fédéral auquel a participé la N-VA n’a pas procédé à une réforme de l’État. Comment expliquer ce paradoxe ?
Vincent Lefebve : Cela est effectivement paradoxal au vu des visées autonomistes voire sécessionnistes de la N-VA. En réalité, ce parti avait sans doute, à ce moment-là, un intérêt stratégique à participer à un gouvernement fédéral. Il pouvait ainsi véhiculer l’image d’un parti qui « prend ses responsabilités », la mise sur pied d’un gouvernement sans le PS ayant en outre été présentée comme une victoire en soi auprès de l’électorat flamand. La pression exercée alors par le patronat flamand, dont les cadres de la N-VA sont proches, pour se concentrer sur le « socio-économique » ne doit pas non plus être sous-estimée. Rappelons aussi que le gouvernement Michel I ne disposait pas des majorités nécessaires ni d’une habilitation suffisante en tant que pouvoir constituant pour mener une grande réforme de l’État.
Il faut par ailleurs se souvenir que la démission anticipée du gouvernement Michel I n’a pas trouvé sa source dans une controverse institutionnelle, mais dans un désaccord au sein de la majorité sur une question « sociétale », liée à la signature par la Belgique du Pacte de Marrakech (à savoir le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières négocié sous l’égide de l’Organisation des Nations-Unies). Notons enfin que la chute de la suédoise est aussi intervenue après les élections communales et provinciales de 2018 qui ont vu la N-VA en perte de vitesse. Il semblait alors opportun, aux yeux des responsables de cette formation politique, de prendre leurs distances vis-à-vis du niveau de pouvoir fédéral.
Lors de la formation du gouvernement De Croo, on a le sentiment que la question institutionnelle n’a pas figuré au programme des négociations…
Caroline Sägesser : Rappelons le contexte : à l’été 2020, le président du PS, Paul Magnette, et celui de la N-VA, Bart De Wever, ont négocié ensemble les grands axes d’un futur gouvernement doté d’un agenda institutionnel ambitieux. Ils n’ont pas réussi à convaincre les partis libéraux ou écologistes – l’appui de l’une de ces familles au moins leur était indispensable – de les rejoindre. Cette tentative avortée a convaincu les partis flamands CD&V, Open VLD, Vooruit et Groen de tenter l’aventure d’un gouvernement fédéral sans la N-VA – ils pouvaient désormais se retrancher derrière une tentative sérieuse d’inclure ce parti qui avait échoué. Ils ont donc constitué un gouvernement dont l’agenda institutionnel est programmé après 2024, une façon de ne pas évacuer la question mais de ne pas retarder encore la mise en place urgente d’un nouveau gouvernement.
Pourtant l’accord gouvernemental porté par l’exécutif De Croo contient un chapitre sur la réforme institutionnelle. Que prévoyait-il ? Tous les partis formant la coalition Vivaldi avaient-ils la même lecture de cet accord ?
Caroline Sägesser : L’objectif affiché dans l’accord de gouvernement est « une nouvelle structure de l’État à partir de 2024 avec une répartition plus homogène et plus efficace des compétences dans le respect des principes de subsidiarité et de solidarité interpersonnelle. Cela devrait conduire à un renforcement des entités fédérées dans leur autonomie et du niveau fédéral dans son pouvoir ». C’est à la fois ambitieux, vague et assez contradictoire…
Le gouvernement affiche également sa volonté d’ « apporter une contribution importante à la modernisation, à l’augmentation de l’efficacité et à l’approfondissement des principes démocratiques des structures de l’État ». Chaque parti a pu interpréter ces lignes comme il le souhaitait ou presque.
Par ailleurs une innovation est prévue quant à la méthode, avec le lancement d’un large débat démocratique sur ce sujet, impliquant la société civile, ainsi qu’un dialogue entre les représentants politiques, sous la direction de deux ministres (un néerlandophone et un francophone). Les compétences des Réformes institutionnelles et du Renouveau démocratique ont été confiées au ministre des Classes moyennes David Clarinval (MR) et à la ministre de l’Intérieur Annelies Verlinden (CD&V). À ce moment, aucun des deux n’est vice-Premier ministre (Clarinval le deviendra après le départ de Sophie Wilmès), ce qui paraît indiquer que ce dossier n’était pas considéré comme prioritaire.
Cet accord prévoyait en outre d’« intégrer des textes législatifs concernant une répartition plus homogène des compétences dans le domaine des soins de santé », et ce pendant cette législature. Il énonçait également la possibilité pour l’Autorité fédérale, « d’exercer ses compétences de manière asymétrique en fonction de la région, de la communauté́ ou de la sous-région concernée (“place based policies”) ». Le Parlement flamand a mis sur pied un groupe de travail « Affaires institutionnelles », présidé par Liesbeth Homans (N-VA), qui a établi une liste des compétences relevant de l’Autorité fédérale qui pourraient être mises en œuvre de façon asymétrique. À la Chambre des représentants, quatre députés CD&V ont déposé une proposition de loi relative à l’exercice asymétrique des compétences fédérales en matière d’emploi et de soins de santé́.
Au printemps 2022, le gouvernement fédéral a lancé l’opération « Un pays pour demain ». De quoi s’agit-il ? Cette opération constitue-t-elle une rupture par rapport au mode habituel de négociation d’une réforme de l’État, pour peu qu’un tel mode existe ? Que penser de cette initiative inédite ?
Vincent Lefebve : Cette opération constitue en réalité la partie émergée, sur le plan médiatique, d’un ensemble d’initiatives qui ont impliqué non seulement l’exécutif fédéral, mais aussi le Parlement fédéral et les entités fédérées. Sous l’impulsion du gouvernement fédéral, le Comité de concertation – qui est l’organe pivot de la coopération fédérale en Belgique, comme on l’a vu pendant la crise du Covid-19 – a mis en place une Plateforme de dialogue afin d’interroger la population, des experts et des pouvoirs locaux sur leur vision de l’avenir institutionnel du pays. Il s’agissait aussi d’offrir aux responsables politiques des différentes composantes de l’État et à leurs administrations un cadre pour échanger sur les questions institutionnelles. Par exemple, ont été mis en place, en septembre 2021, sept groupes thématiques interfédéraux pour baliser les problèmes existant dans divers secteurs jugés cruciaux (soins de santé, politique du marché du travail, climat et énergie, mobilité et transport, justice et maisons de justice, pouvoirs locaux et fiscalité et finances), auxquels participent tant les administrations fédérales que celles des entités fédérées.
Mais l’initiative qui a été la plus visible est assurément cet exercice participatif en ligne – « Un pays pour demain » – qui a été conçu à partir d’avril 2021 et lancé effectivement l’année suivante : un site Internet a été ouvert du 25 avril au 5 juin 2022 sur lequel des citoyens, des associations, des experts et des pouvoirs locaux pouvaient faire valoir leur point de vue par rapport à différentes thématiques touchant à l’avenir institutionnel de la Belgique. En lien avec cela, la participation citoyenne au débat institutionnel est également envisagée dans le cadre d’un projet de loi, déposé le 17 novembre 2022, qui vise à instaurer au sein de la Chambre des représentants des commissions mixtes (composées à la fois de députés et de citoyens) tirés au sort ou des panels citoyens (composés uniquement de citoyens). L’objectif est de compléter la démocratie représentative par des mécanismes de démocratie participative et délibérative, comme les ont déjà expérimentés certaines entités fédérées. Par le biais de ce mécanisme, le gouvernement fédéral entend également impliquer des citoyens dans la réflexion sur l’avenir du pays.
Les résultats de la plateforme « Un pays pour demain » semblent toutefois assez mitigés à ce stade, la participation s’étant avérée assez limitée : le débat sur l’institutionnel a semblé éclipsé par la survenance de crises en chaîne (sanitaire, climatique, géopolitique, etc.). Mais l’initiative se poursuit. Les experts qui ont élaboré la contextualisation de la plateforme Internet sont actuellement chargés d’analyser qualitativement les contributions des acteurs sociaux et de proposer au gouvernement fédéral un rapport, qui pourra orienter les débats des commissions mixtes ou des panels citoyens qui devraient prochainement être mis en place au sein de la Chambre des représentants. L’articulation avec le travail mené au Parlement fédéral sera donc un enjeu crucial, d’autant que celui-ci n’est pas resté inactif depuis le début de cette législature.
En effet, les initiatives que vous avez mentionnées émanent surtout du pouvoir exécutif. Du côté du Parlement fédéral, quelles autres formes ont pris ces réflexions sur l’avenir de l’État belge ?
Vincent Lefebve : Une commission mixte Chambre-Sénat a été mise en place, qui a publié plusieurs rapports. Concrètement, des experts ont été auditionnés, ont débattu avec les membres de cette commission et le contenu de ces auditions a été repris dans différents rapports, parfois volumineux. Les sujets – soins de santé, formes de la coopération entre les composantes de l’État, politique climatique et énergétique, etc. – recoupent partiellement ceux qui sont examinés par les administrations fédérales et fédérées dans le cadre des groupes thématiques évoqués plus haut.
D’un point de vue critique, que l’initiative soit parlementaire ou qu’elle provienne de l’exécutif, dresser un état des lieux est utile, mais il est nécessaire que cela débouche sur des propositions politiques concrètes et articulées entre elles. Le constat, à l’heure actuelle, est, me semble-t-il, celui d’une profusion d’initiatives tous azimuts. Si le gouvernement De Croo annonçait l’émergence d’une nouvelle méthode pour réformer l’État, on a l’impression que celle-ci n’a pas été définie avec précision et que ses chances de s’imposer sont dès lors minces. Avec le risque qu’au bout du compte on revienne à la bonne vieille méthode qui a été utilisée pour apaiser les querelles communautaires : des discussions longues entre responsables politiques, toutes portes closes, dans un contexte de crise politique qui s’enlise et sous la pression d’événements extérieurs qui rendent de plus en plus urgente une stabilisation du système politique au niveau fédéral, comme en 2011 et 2020.
À l’heure actuelle, les partis politiques ont-ils des projets concrets pour cette éventuelle septième réforme de l’État ? Constate-t-on comme auparavant un relatif consensus néerlandophone sur le sujet et une absence de consensus ou de perspectives du côté des partis francophones ? Cette vision des choses manque-t-elle de nuance ?
Vincent Lefebve : Du côté francophone, je pense qu’on peut distinguer deux questions, celle de la préparation à une éventuelle réforme et celle de la posture politique.
Du côté de la préparation, même si nous ne sommes évidemment pas au courant d’initiatives discrètes menées entre partis francophones, la coordination entre ceux-ci ne semble pas très avancée. Même sur le plan de transferts de compétences intrafrancophones éventuels, cela ne progresse pas beaucoup…
Sur le plan de la posture, des évolutions sont en revanche à signaler. Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, affiche, comme on le sait, son attachement au modèle de la Belgique unitaire. Le président du PS, Paul Magnette, a récemment fermé la porte à une grande réforme institutionnelle, alors qu’il semblait auparavant plus ouvert à cette perspective. Dans ce contexte, il me semble que l’expression « demandeurs de rien » n’est plus tout à fait appropriée. Certains responsables politiques francophones ne paraissent plus prêts à accepter qu’une réforme de l’État soit une épée de Damoclès en permanence au-dessus de leur tête. C’est une posture moins défensive que par le passé, si l’on veut, qui correspond d’ailleurs à des lignes qui ont bougé au nord du pays : l’Open VLD évoque depuis plusieurs années de possibles refédéralisations et la N-VA met moins en avant dans l’espace public et médiatique ses visées autonomistes, en se concentrant sur son projet « confédéraliste » (qui est toutefois perçu par les francophones comme le cheval de Troie du séparatisme).
Caroline Sägesser : Je pense toutefois qu’il existe un vaste consensus en Flandre pour estimer qu’une nouvelle réforme de l’État est nécessaire, ce qui peut objectivement sembler paradoxal dans la mesure où c’est surtout du côté francophone que le paysage institutionnel est compliqué… Et à cet égard on peut rappeler que, sauf énorme retournement politique d’ici à mai 2024, une réforme institutionnelle ne pourra pas se faire sans la N-VA, dont les voix seront nécessaires au sein du groupe linguistique néerlandais.
Une septième réforme de l’État vous semble-t-elle donc inéluctable ? Qu’est-ce qui pourrait l’empêcher ?
Caroline Sägesser : C’est très simple : je ne vois pas les autres partis flamands monter à nouveau dans un gouvernement fédéral sans la N-VA. Et je ne vois pas la N-VA monter dans un gouvernement fédéral sans réforme institutionnelle majeure. Pas de Vivaldi bis ou de come-back de la Suédoise selon moi. Une seule chose pourrait empêcher de longues négociations à propos de l’institutionnel, et je ne crois pas qu’il faille la souhaiter : que la situation socio-économique ou géopolitique soit tellement grave qu’un gouvernement de crise immédiatement opérationnel s’avère indispensable.
Vincent Lefebve : Nombreux sont en effet les signes qui pointent dans cette direction : la dynamique centrifuge évoquée au début de cet entretien, la séparation de plus en plus marquée entre francophones et néerlandophones au niveau socio-politique et culturel, les difficultés croissantes à former un gouvernement fédéral en raison d’une fragmentation du paysage électoral, qui conduit à une dramatisation des enjeux, y compris sur le plan institutionnel, la situation financière préoccupante de la Communauté française et de la Région wallonne, etc.
Toutefois, notre conscience de l’imprévisibilité et même du tragique de l’Histoire pourrait nous conduire à une forme de prudence, car de nombreux événements récents, qu’ils aient surgi sur la scène nationale ou internationale, sont venus bouleverser des certitudes que nous croyions fermement établies. Qui aurait pu prévoir – pour ne citer que quelques exemples – la nomination, à partir de 2011, de plusieurs Premiers ministres francophones, ce qui n’était plus arrivé depuis des décennies, l’émergence, en 2014, d’une coalition suédoise comprenant un seul parti francophone et un parti nationaliste flamand s’accommodant d’un agenda uniquement socio-économique, ou encore la mise sur pied, en 2020, dans un contexte de crise sanitaire inédite, d’un gouvernement minoritaire soutenu de l’extérieur par certains partis et investi des pouvoirs spéciaux ? Sur un autre plan, rares sont ceux qui ont anticipé l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la crise géopolitique majeure qui en a résulté. Comme l’a écrit l’économiste John Maynard Keynes : « Généralement, ce qui arrive n’est pas l’inévitable, mais l’imprévisible » (« The inevitable generally does not happen, because the unpredictable prevails instead »).
Comme vous le rappeliez, la septième réforme de l’État devrait être accompagnée d’un volet visant à « renforcer la démocratie et la crédibilité du politique ». Que penser de cette association entre réforme institutionnelle et renforcement démocratique ?
Caroline Sägesser : Un peu partout la démocratie est mise à mal et le populisme augmente. Hongrie, Brésil, États-Unis, Israël, maintenant Italie… La crise semble particulièrement prononcée dans les pays qui connaissent un scrutin proportionnel avec un grand nombre de partis qui doivent s’entendre pour former une large coalition gouvernementale. La Belgique n’échappe pas à ce phénomène, qui est accentué chez nous par l’existence de partis politiques différents de part et d’autre de la frontière linguistique. En outre, notre modèle institutionnel peu lisible renforce le sentiment de frustration des citoyens à l’égard des institutions. Celui-ci a récemment été mis en lumière par le sondage RTBF/La Libre Belgique « Bye bye la démocratie » qui indiquait que pour près de 40 % des Belges, le pays serait mieux géré si le pouvoir était aux mains d’un seul leader (notons toutefois que, dans le même sondage, le modèle de la coalition de plusieurs partis était plébiscité ; les résultats sont donc à prendre avec prudence).
Donc oui, réformer l’État, pas seulement pour opérer une nouvelle répartition des compétences entre le niveau fédéral et les entités fédérées, mais aussi pour améliorer le fonctionnement de notre démocratie, cela a du sens. Et cela faisait partie des engagements de la Vivaldi, cette partition à sept, écrite dans la douleur plus de 16 mois après les élections du 26 mai 2019, un long délai qui a généré un sentiment de lassitude dans la population, davantage que de colère, me semble-t-il.
Les partis germanophones ou les régionales bruxelloises des partis néerlandophones ou francophones ont-ils un agenda particulier et des revendications spécifiques à leurs entités respectives ?
Caroline Sägesser : L’identité bruxelloise, c’est-à-dire le sentiment d’une spécificité née de la position particulière de la capitale, de son caractère bilingue, métissé et cosmopolite (« zinneke ») s’est beaucoup développée ces 15 dernières années. Toutefois, au niveau institutionnel, la Région peine à faire entendre sa voix et, à ma connaissance, il ne se prépare pas de plateforme de revendications bruxelloises. Il faut dire que le fait que nos partis politiques soient organisés sur une base avant tout communautaire et non régionale ne favorise pas l’affirmation d’une spécificité bruxelloise, même si on aperçoit de plus en plus fréquemment des positionnements différents entre Bruxellois et Wallons ou entre Bruxellois et Flamands au sein d’une même formation politique.
En ce qui concerne les germanophones c’est un peu différent. Ils ne partagent l’usage de l’allemand avec aucune autre entité fédérée et la Communauté germanophone détient déjà une série de compétences régionales transférées par la Région wallonne. De longue date, les germanophones souhaitent recevoir certaines compétences (comme les compétences provinciales, ce qui supposerait que la Communauté germanophone ne soit plus comprise dans la province de Liège) et être davantage présents dans les institutions fédérales, en disposant notamment d’une représentation garantie à la Chambre. Lors de la dernière séance de la législature 2014-2019, le Parlement de la Communauté germanophone avait d’ailleurs adopté une résolution contenant les revendications de l’entité en cas de nouvelle réforme de l’État.
Au-delà du champ politique, y a-t-il des personnes ou des associations du monde académique ou de la société civile qui s’impliquent sur le débat institutionnel ?
Vincent Lefebve : Du côté du monde associatif, sauf exception, le débat institutionnel n’est pas celui qui est le plus investi, en particulier du côté francophone. Il est vrai que sa grande technicité est de nature à rebuter. Par ailleurs, certains segments de la société civile considèrent que le fédéralisme constitue plutôt un obstacle à leurs revendications (pensons à certains militants écologistes, antiracistes ou féministes). Il s’agit en revanche d’un débat qui a de longue date été investi par des intellectuels et qui suscite aujourd’hui des initiatives originales. Mentionnons par exemple le projet Rethinking Belgium (ReBel) qui rassemble des observateurs et des acteurs de la vie institutionnelle, des deux côtés de la frontière linguistique, afin de réfléchir à l’avenir de la Belgique.
Peut-on imaginer que la septième réforme de l’État soit la dernière ? Si oui, à quelles conditions ?
Caroline Sägesser : Répondre à cette question exige de définir ce qu’est une réforme de l’État. Une réforme constitutionnelle ? La cinquième en a fait l’économie. L’adoption de lois spéciales ? Assurément. Remarquons d’ailleurs que lorsque des transferts de compétences sont organisés entre entités fédérées – donc sans adoption de lois spéciales fédérales – ils ne sont pas considérés comme constituant une réforme de l’État. Mais oui, pour répondre à la question, s’agissant de la prochaine réforme de l’État, je l’imagine volontiers suffisamment profonde que pour « calmer » le jeu institutionnel pour un certain temps.
D’autre part, peut-être devrait-on admettre que la Belgique est une construction institutionnelle mouvante et que dès lors le processus de réforme est permanent et qu’on peut arrêter de numéroter les phases de réforme ?
Vincent Lefebve : Le caractère permanent de ce processus provient peut-être de la philosophie implicite dans laquelle il s’inscrit. L’emploi du mot « réforme » n’est à cet égard pas anodin, car une réforme en appelle toujours une autre. La seule alternative qui me semble envisageable, outre la scission du pays (qui reste souhaitée par certains acteurs politiques flamands, même si elle semble peu réaliste compte tenu de la situation de Bruxelles), est de basculer dans une autre logique, non de réforme, mais de refondation. La métaphore architecturale est encore éclairante ici : les responsables politiques s’emploient depuis plus de 50 ans à rénover une bâtisse construite jadis sur un plan unitaire, les réformes de l’État ressemblant alors à des rénovations de la maison Belgique (quand il ne s’agit pas de bricolage…). Une autre dynamique supposerait d’interroger les fondations mêmes de cette structure politique, sans forcément faire table rase du passé, mais en réaménageant en profondeur l’articulation des pouvoirs au sein de chaque composante et des niveaux de pouvoir entre eux.
Terminons quand même sur une note positive : l’architecture institutionnelle de la Belgique est particulièrement complexe et parfois déroutante, mais elle reflète des réalités sociologiques complexes elles aussi et elle répond à des revendications et intérêts divergents. Cette architecture compliquée est aussi, comme on l’oublie parfois, le prix de la paix civile, car la Belgique se caractérise par une évolution pacifique de ses institutions, sans que les différentes communautés culturelles et linguistiques qui la composent se soient senties mises à l’écart ou niées, de façon irrémédiable, dans leurs caractéristiques propres.
Voyez le site internet de l’opération Un pays pour demain, in [https://demain-toekomst-zukunft.be/?locale=fr], consulté la dernière fois le 24 février 2023. ↩
Coppi D., « Haro sur les francophones : en Flandre, les leaders chauffent la salle », Le Soir, 6 février 2023. ↩
Stroobants J.-P., « En Belgique, Bart De Wever propose de réformer le pays de manière extralégale », Le Monde, 1er février 2023. ↩
Voyez ainsi le récent colloque organisé à la KUL le 10 février 2023 et intitulé Een nieuwe wind voor de staatshervorming (« Un nouveau souffle pour la réforme de l’État ») qui a vu plus d’une quinzaine de constitutionnalistes et de politologues envisager plusieurs questions générales – la répartition des compétences – ou plus pointues – la défédéralisation de la justice – susceptibles de baliser une future réforme de l’État. Trois ouvrages ont été ou vont être publiés à l’occasion de cette manifestation scientifique : Reybrouck K., Een moderne bevoegheidsverdeling voor het federale Belgïe. Naar een balance tussen duaal en coöperatief federalism, Cambridge, Intersentia, 2023 ; Reybouck K., Sottiaux S., Pas W. (eds.), Inspiratie voor de staathervorming, Cambridge, Intersentia, 2023 et Rochtus A., Sottiaux S., De defederaliserong van justitie. Een rechtsvergelijkende en rechtpolitieke studie, Cambridge, Intersentia, 2023. ↩
Pour un aperçu des pistes de réflexions francophones quant au futur de l’État belge, on lira les contributions de Philippe Desttate, d’Hugues Dumont et de Philippe Van Parijs rassemblées dans la revue Politique : « Lettres ouvertes. Pour mettre la Belgique à jour », Politique. Revue belge d’analyse et de débat, n° 113, septembre 2020 (numéro ayant pour titre générique Belgique : la dernière crise ?). Pour prendre connaissance des projets portés par ces trois personnalités, voyez notamment Destatte Ph., Le confédéralisme, spectre institutionnel, Namur, éditions de l’Institut Destrée, 2021 (l’un des rares plaidoyers francophones en faveur du confédéralisme) ; Van Parijs Ph., Belgium. Une utopie pour notre temps, Bruxelles, éditions de l’Académie royale de Belgique, 2018 (qui plaide pour un fédéralisme basé sur quatre régions) et Dumont H., El Berhoumi M., « Pour une Belgique à 4 + 1 », in Les particularités de la structure fédérale belge et ses effets sur le statut juridique de la Communauté germanophone, Eupen, Schriftenreihe der Deutschprachigen Gemeinschaft, 2017, pp. 43-60 (ces deux auteurs envisagent un système fédéral fondé sur quatre entités territoriales – la Flandre, la Wallonie, Bruxelles et l’entité germanophone – mais qui conserverait une Communauté française toujours en charge de l’enseignement et des matières culturelles). ↩
De Marneffe A., « Les réunions secrètes des présidents de partis bruxellois pour contrer les ambitions flamandes de réforme de l’État », La Libre Belgique, 23 janvier 2023. ↩
Faniel J., Istasse C., Lefebve V., Sägesser C., « La Belgique, un État fédéral singulier », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2500, 2021. ↩