Le mariage en prison, la construction de liens familiaux sous surveillance. Une approche comparée entre la Belgique et la France
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Cet article fait partie de « La peine ne s’arrête pas à la sortie de prison »
Les personnes détenues parviennent-elles à recourir au mariage sans obstacle ? Cette recherche montrera de quelle manière la Belgique et la France varient dans leur application du droit commun du mariage en prison alors que les deux systèmes se rejoignent s’agissant du contrôle étendu des autorités publiques sur les personnes incarcérées souhaitant se marier.
Introduction
§1 La vie après la peine de prison ne repose pas uniquement sur la réinsertion professionnelle et le fait de trouver un emploi dans la société civile. Cette vie passe aussi par les liens sociaux et familiaux qu’une personne aura pu nouer avant ou pendant son incarcération et qu’elle aura pu conserver pendant le temps de la peine de prison. L’entourage affectif est un facteur fondamental de réinsertion dans la société civile et plus généralement une ressource précieuse dans la vie de chacun.e1. Dans ce cadre, l’union reconnue par la loi, qu’il s’agisse de la cohabitation légale (pacte civil de solidarité dit PACS en droit français) ou du mariage, constitue une des formes de construction d’un lien familial qui permet de faire un pont entre le dedans et le dehors pour la personne détenue. En outre, le mariage en France comme en Belgique a des effets directs sur la filiation puisqu’il confère une présomption de paternité aux enfants nés de couples hétérosexuels et facilite l’adoption des enfants d’un des deux épou.x.ses2. Ainsi, la filiation est plus simple à établir pour des personnes incarcérées mariées que non mariées. Enfin, le mariage est un droit civil inaliénable indistinctement des infractions soupçonnées ou commises par la personnes détenue qu’il convient de protéger à l’instar des autres droits civils. Dès lors, il convient de s’assurer que la personne puisse bel et bien s’unir de manière effective lorsqu’elle est incarcérée qu’il s’agisse d’une union avec une autre personne incarcérée ou avec un.e partenaire à l’extérieur des murs de la prison. La cohabitation légale et le PACS seront écartés de cet article dans la mesure où la condition de déclaration d’une résidence commune exclue de facto les personnes incarcérées de leur champ d’application. Cet article s’attachera uniquement à examiner le droit au mariage d’une personne détenue dans une approche comparée entre la Belgique et la France3.
§2 Cette étude se fonde sur une enquête empirique qualitative qui est encore en cours dans les deux pays si bien qu’il s’agit là de présenter les premiers résultats de la recherche. À l’heure de cette publication, en Belgique, il a été possible de recueillir des entretiens auprès de trois associations intervenant dans le milieu pénitentiaire, quatre services d’aide aux justiciables, un parquet et neuf services d’état civil répartis uniformément sur le territoire belge entre la Flandre, Bruxelles et la Wallonie. En France, il a été possible de recueillir des entretiens auprès de la Direction de l’administration pénitentiaire. Pour des raisons de protection des données, les données recueillies seront totalement anonymisées si bien qu’il ne sera plus question que de coutumes différentes pratiquées entre certains établissements pénitentiaires, services d’état civil et parquets du Procureur du Roi ou de la République.
§3 Les questions qui se posent sont pragmatiques : Les personnes détenues parviennent-elles à recourir au mariage sans obstacle ? Y-a-t-il un contrôle exercé sur les mariages des personnes détenues par les autorités publiques qu’ils s’agissent des services d’état civil, de l’administration pénitentiaire ou du Procureur (Procureur du Roi en Belgique ou Procureur de la République en France) ? Les personnes détenues subissent-elles une atteinte à leur droit fondamental compte tenu de la marge d’appréciation extrêmement large conférée aux Etats membres dans l’application du droit au mariage par l’article 12 ?
§4 Après une mise en contexte du mariage en prison en droit européen et l’étude brève des conditions fond pour accéder au mariage, cette recherche montrera de quelle manière la Belgique et la France varient dans leur application du droit commun du mariage en prison. Le système pénitentiaire belge détient un principe cardinal de normalisation de la vie en prison si bien que le droit fédéral, sous réserve d’exceptions, doit s’appliquer sans spécialisation pour chaque individu détenu ou non. Puis, chaque service d’état civil et établissement pénitentiaire reste libre de l’application du droit fédéral. Parallèlement, le système français centralisé considère la prison comme un régime d’exception ce qui entraine une spécialisation des règles en matière de mariage appliquées uniformément sur tout le territoire. En revanche, les deux systèmes se rejoignent s’agissant du contrôle étendu des autorités publiques sur les personnes incarcérées souhaitant se marier même si la forme de ce contrôle diverge d’un pays à l’autre.
Les garanties du droit européen et le respect des conditions de fond du mariage en prison
§5 Si le droit au mariage constitue une liberté fondamentale protégé par le droit européen, cette protection reste timide en raison d’une large marge d’appréciation conférée aux Etats membres dans l’application de leur droit commun (A). Le mariage en prison est donc protégé en demi-teinte par le droit européen. S’agissant des conditions de fond du mariage, le statut de détenu des personnes incarcérées concernées n’a pas d’influence sur la validité du mariage qui ne nécessite pas de résidence commune des époux.ses (B).
La protection timide en droit européen du droit au mariage en prison
§6 Le droit de pouvoir s’unir librement par le mariage avec la personne de son choix est un droit fondamental qu’il convient de protéger et de garantir. L’article 12 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CEDH) permet à toute personne « à partir de l’âge nubile […] de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit ». Dans un arrêt Frasik c. Pologne en date du 5 janvier 2010, la Cour européenne des droits de l’homme a ainsi confirmé que la privation de liberté ne pouvait entrainer un retrait automatique de ce droit4. Au terme de l’article 12, les autorités publiques doivent garantir aux personnes détenues la possibilité de pouvoir se marier selon les conditions du droit national. Droit dérogeable, la seule restriction possible à cet article doit être fondée sur un objectif nécessaire et légitime tel que la prévention d’une infraction, la sécurité de l’établissement ou encore l’ordre public5. En outre, de manière générale, le droit au mariage est également garanti par l’article 8 de la CEDH qui protège la vie privée et familiale de tout individu, fondement qui a été invoqué pour garantir à une personne le droit de ne pas se marier6. Selon le professeur Yves-Henri Leleu, l’article 12 diffère cependant bien de l’article 8 et des autres articles de la CEDH en cela qu’il laisse une marge d’appréciation considérable aux Etats en précisant que le droit de se marier doit être protégé « selon les lois nationales »7. Cette marge d’appréciation vise à éviter une trop grande intrusion des juges européens dans une institution comme le mariage qui touche à l’héritage culturel et religieux de chaque État, sujet hautement sensible pour les pays. La difficulté repose sur cette formulation particulièrement vague qui pourrait conférer à la Belgique et à la France, ainsi qu’aux autres membres du Conseil de l’Europe, une marge d’appréciation extrêmement large dans l’application du droit commun à la matière carcérale. En cela, il convient d’examiner le droit interne de chaque pays pour comprendre la manière dont l’article 12 a été interprété.
L’exigence d’une intention symbolique de créer une communauté de vie sans résidence commune
§7 Afin que le mariage soit valide et licite, il doit répondre à un certain nombre de conditions de fond et de forme dont la nature diffère assez peu entre la Belgique et la France. S’agissant des conditions de fond, pour rappel, les personnes doivent être en vie, en âge et en capacité de contracter un mariage, consentants, non déjà mariés et sans lien de parenté (entre ascendant-descendant)8. Le mariage peut être célébré entre toute personne indistinctement de son sexe ou de son genre depuis l’adoption de la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe en France et la loi du 13 février 2003 ouvrant le mariage à des personnes de même sexe et modifiant certaines dispositions du Code civil en Belgique9.
§8 En vertu de l’article 146bis du Code civil belge et outre les conditions de fond déjà évoquées, les deux époux.ses doivent avoir « l’intention de créer une communauté de vie durable ». L’intention de créer une communauté de vie durable prévue par l’article 146bis du Code civil soulève la question de son interprétation stricte s’agissant de personnes incarcérées n’habitant très souvent pas avec leur conjoint.e (le seul cas qui ne soulève pas cette question est celui, bien rare, de codétenu.es souhaitant se marier en imaginant alors que la cellule soit considérée comme une « résidence commune »). La communauté de vie s’entend-elle de la même manière que l’exigence de résidence commune de la cohabitation légale ? Selon un arrêt de la cour d’appel de Liège du 28 avril 2009, la communauté de vie durable exigée par le mariage diffère bien de la résidence commune si bien que la cour l’a entendu davantage comme une volonté des parties de créer « une communauté d’existence » et non une vie commune stricto sensu10. Ainsi, et l’on ne peut que s’en féliciter eu égard à la libération des mœurs de la société actuelle, deux personnes éloignées peuvent parfaitement contracter un mariage réel et valide avec une véritable intention de fonder une communauté de vie en dépit de deux résidences distinctes. De même, en France, l’article 215 alinéa 1er du Code civil prévoit que « les époux s’obligent mutuellement à une communauté de vie ». Là encore, la communauté de vie doit s’entendre comme une « communauté affective et intellectuelle »11. En cela, la jurisprudence a depuis plusieurs années affirmé que la communauté de vie devait se distinguer de la résidence commune des époux.ses, celle-ci n’étant pas nécessaire à la validité du mariage12. Plus encore, la jurisprudence a directement admis de manière explicite que le statut de détenu d’une personne entrainait un éloignement géographique ne remettant pas en cause à lui seul la communauté de vie du couple13. C’est pourquoi, tant en droit belge qu’en droit français, il n’existe aucune difficulté d’application des conditions de fond du mariage aux personnes incarcérées.
§9 Dès lors, concernant l’examen de l’application du droit du mariage à la prison, seules les conditions de forme seront étudiées dans la mesure où les conditions de fond ne diffèrent pas selon que la personne soit ou non incarcérée.
Normaliser la prison ou en faire un régime d’exception : la différente conception du droit au mariage en Belgique et en France
§10 La Belgique et la France ont été choisies pour cette étude car leur fonctionnement constitutionnel est fort différent. Si la Belgique est un État fédéral dans lequel les compétences se répartissent, notamment entre le niveau fédéral, les régions et les communautés14, la France est un État centralisé qui laisse bien moins de marge décisionnelle aux collectivités territoriales. Cette particularité se retrouve nécessairement s’agissant du droit pénitentiaire. Bien qu’une source majeure du droit pénitentiaire français reste la pratique qui diffère d’établissement en établissement à l’image de la Belgique, l’exercice des droits civils des individus ne diffère que peu entre les services d’état civil des différentes villes de France. L’exercice des droits civils de l’individu se retrouveront cependant véritablement contrôlés par l’administration pénitentiaire française qui concentre un très large pouvoir discrétionnaire. À l’inverse, en Belgique, les compétences différentes conférées aux entités permettent une grande liberté de pratiques d’un service d’état civil communal à l’autre et d’un parquet du Roi à l’autre ce qui se reflète sur la gestion des mariages en prison. En effet, si le droit de la famille relève du Code civil fédéral, les procédures de déclaration du mariage, la tenue des registres et le déroulement des célébrations varient d’un service d’état civil communal à l’autre ainsi que d’un parquet à l’autre. La Belgique et la France illustrent deux conceptions bien différentes du droit en prison qui se reflètent dans l’application du mariage en prison : la normalisation de la prison dans le système belge (A) par rapport à la prison perçue comme un régime d’exception du droit commun français (B).
L’application du droit commun du mariage aux prisons belges
§11 Bien que la loi de principe concernant l’administration des établissements pénitentiaires ainsi que le statut juridique des détenus du 12 janvier 2005 ne l’ait pas consacré de manière exprès, le principe de normalisation de la vie en prison irrigue le droit pénitentiaire belge et les travaux préparatoires de la Commission Dupont15. En cela, l’article 6§2 de ladite loi prévoit la limitation des effets préjudiciables de la peine d’emprisonnement comme principe fondamental en matière carcéral belge. Selon l’article 6 de la loi de 2005, la personne incarcérée ne devrait souffrir d’aucun autres effets préjudiciables que ceux incombant à la privation de liberté. Selon les travaux préparatoires de la loi, « La limitation du préjudice subi en raison de la détention implique que l’on essaie au moins de créer au sein de l’établissement pénitentiaire des situations qui, en dehors du fait que l’on est privé de sa liberté, correspondent autant que possible aux situations du monde extérieur »16. Dans ce cadre, les conditions de forme du mariage, à l’instar d’autres droits civils, s’applique en théorie de la même manière dans la prison comme au sein de la société civile sans qu’aucune règle spécifique à la prison ne soit consacrée.
§12 En vertu de l’article 164/1 §1er al. 2 du Code civil, les époux.ses doivent effectuer une déclaration du mariage devant l’officier d’état civil. Par la suite, les époux.ses devront attendre un minimum de quatorze jours suivant la signature de la déclaration pour célébrer le mariage et un maximum de six mois après ce délai17. L’officier d’état civil contrôle le respect des conditions de fond permettant la validité du mariage. S’il existe une présomption sérieuse d’irrégularité des qualités et des conditions prescrites pour effectuer le mariage, il est possible pour l’officier d’état civil de sursoir à la célébration et de saisir le Procureur du Roi pendant un délai de deux mois à compter de la date choisie de la célébration18. Par ailleurs, précision importante s’agissant de l’application du droit commun en prison, l’officier d’état civil ne peut refuser de célébrer le mariage que « lorsqu'il apparaît qu'il n'est pas satisfait aux qualités et conditions prescrites pour contracter mariage, ou s'il est d'avis que la célébration est contraire aux principes de l'ordre public » ainsi que le prévoit l’article 167 §1 du Code civil. La jurisprudence a rappelé que l’officier d’état civil ne pouvait s’opposer au mariage qu’uniquement lorsque l’intention d’un ou des deux époux.ses n’était manifestement pas de créer une communauté de vie et qu’autrement, la liberté de contracter mariage devait prévaloir sur un doute potentiel à ce titre19. Ainsi, en écho à l’article 12 de la CEDH et par raisonnement a contrario, l’officier d’état civil ne peut refuser de célébrer un mariage en se fondant uniquement sur le statut de détenu d’une personne. Après la déclaration du mariage, l’officier d’état civil doit célébrer le mariage pour que l’acte devienne légal dans un lieu dédié à cet effet par la commune (article 164/2, §8 du Code civil). En cela, contrairement au droit français qui est plus explicite en la matière, il est possible d’en déduire que le lieu du mariage doit être accessible au public dans le respect du principe de légalité. Il existe ici une exigence d’échange des consentements des époux.ses en présence devant un maximum de quatre témoins et l’officier d’état civil. En vertu de l’article 165/1 du Code civil, les dispositions légales relatives aux droits et devoirs des époux.ses sont lues à voix haute par l’officier qui reçoit le consentement explicite des époux.ses à s’unir. Enfin, l’acte de mariage devra être enregistré dans la Banque de données des Actes de l’Etat civil (BAEC) par l’officier d’état civil afin d’établir la preuve de la bonne célébration du mariage20.
§13 Ni le Code civil ni la loi de principe du 12 janvier 2005 ne prévoient d’exception ou de particularisme s’agissant de l’application de ces conditions à des personnes incarcérées. Les personnes incarcérées étant considérées par la loi de principe comme des citoyens comme les autres, toutes les conditions du mariage doivent s’appliquer indistinctement du statut de détenu de la personne. Seules deux lettres collectives non publiées signées par la direction générale de l’administration pénitentiaire (DGEPI), l’une datant du 22 septembre 1988 et l’autre du 6 avril 2007, précisent qu’en cas de mariage impliquant une personne détenue ne pouvant bénéficier d’une permission de sortie ou d’un congé pénitentiaire, l’officier d’état civil pourra être autorisé exceptionnellement à se rendre dans l’établissement pour célébrer le mariage dans la prison. En réalité, les lettres collectives sont succinctes (quatre paragraphes sur une page chacune), assez anciennes et leur force obligatoire peut véritablement être mise en cause dans la mesure où elles semblent être méconnues des acteurs en prison21. Il conviendrait plutôt d’y voir des indications générales faites à des directeurs de prison souhaitant s’informer de la position de la Direction générale des établissements pénitentiaires à l’égard des mariages en prison.
§14 S’il convient de saluer la volonté du droit belge de vouloir appliquer les mêmes droits à tout individu, qu’il soit incarcéré ou non, il demeure que le manque de spécialisation des règles laisse la place aux grandes différences dans l’application de la loi fédérale entre les régions, les communes et les établissements pénitentiaires constatées dans le recueil de données empiriques. Le droit commun ne peut à lui seul répondre aux questions que nous avons posées en introduction : comment une personne incarcérée peut-elle effectuer sa déclaration de mariage ? Où et comment le mariage est-il célébré s’agissant d’un.e époux.se incarcéré.e non bénéficiaire d’une permission de sortie ou d’un congé pénitentiaire ? Toute personne peut-elle se rendre de manière effective à une cérémonie tenue en prison ? Ces questions restant manifestement sans réponse dans les textes fédéraux, il conviendra d’examiner la pratique de chaque prison et de chaque service d’état civil compétent. Ces différences de pratiques ont pourtant des répercussions considérables en terme de respect des droits civils des personnes incarcérées si bien que l’arbitraire de certaines décisions administratives pourrait conduire à une discrimination géographique portant atteinte à l’article 12 et l’article 14 de la CEDH qui protège chaque individu de discriminations potentielles. Par opposition, en France, les pratiques mises en place par les établissements pénitentiaires et les services d’état civils ne peuvent varier drastiquement d’une prison à l’autre eu égard à la spécialisation du droit en matière de mariage en prison, symbole de la perception de la prison comme un régime d’exception à part entière.
L’affirmation d’un régime dérogatoire du mariage dans les prisons françaises
§15 L’article 22 de la loi pénitentiaire française du 24 novembre 2009 prévoit que « L'administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits. L'exercice de ceux-ci ne peut faire l’objet d'autres restrictions que celles résultant des contraintes inhérentes à la détention, du maintien de la sécurité et du bon ordre des établissements, de la prévention de la récidive et de la protection de l'intérêt des victimes […] ». La différence avec la formulation de l’article 6 de la loi belge du 12 janvier 2005 porte bel et bien sur l’énumération des justifications, considérées comme légitimes par l’État, à la restriction des droits des personnes détenues. En d’autres termes, plutôt que d’affirmer un principe de normalisation de la vie en prison, le droit français énonce que la privation de liberté comme peine conduit inévitablement à restreindre les droits de la personne incarcérée en raison des contraintes inhérentes à la détention, du maintien de la sécurité et du bon ordre des établissements, de la prévention de la récidive ou encore de la protection de l'intérêt des victimes. La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 consacre de manière explicite la prison comme un régime d’exception dans une société démocratique.
§16 Le droit du mariage en prison illustre d’ailleurs bien cette particularité puisqu’il existe une procédure dérogatoire définie en droit français pour encadrer le mariage d’une personne détenue avec une autre personne détenue ou non. Ainsi, l’article D. 424 du Code de procédure pénale prévoit que le mariage des personnes incarcérées est célébré au sein de l’établissement pénitentiaire sur réquisitions du Procureur telles que prévues par l’alinéa 2 de l’article 75 du Code civil sauf à ce que les personnes puissent obtenir une permission de sortie (article D.143 et D.143-1 du Code de procédure pénale). En effet, l’article 75 du Code civil pose en principe la célébration du mariage à la mairie par l’officier d’état civil, après l’expiration du délai de publication des bans, en présence a minima de deux témoins. La publicité du mariage, qui ne peut qu’être célébré qu’à la mairie, est donc une condition fondamentale à sa validité ainsi que l’énonce Madame Sonia Ben Hadj Yahia : « Le mariage est une institution qui doit être connue de tous. À cet effet, nul mariage sans publicité et sans bans ! »22. L’article 75 alinéa 2 présente une exception à cette particularité concernant les « empêchements graves », dont la privation de liberté fait partie, qui justifient sur réquisitions du procureur le déplacement de l’officier d’état civil au « domicile ou à la résidence » de l’une des parties. Cependant, jusqu’au décret du 23 mai 1975, le Procureur pouvait s’opposer à la célébration du mariage en prison par l’officier d’état civil. Depuis l’entrée en vigueur du décret instaurant l’article D. 424 du Code de procédure, les réquisitions du procureur ne sont qu’une formalité administrative pour fonder la légalité de la célébration du mariage ailleurs qu’à la mairie sans que ce dernier ne puisse s’y opposer ce qui est confirmée par une circulaire justice en date du 26 août 197423. Par ailleurs, cette dernière circulaire précise que l’article D. 424 du Code de procédure ne permet plus non plus aux magistrats chargés du dossier d’instruction s’agissant des personnes prévenues et en charge du parcours d’exécution des peines concernant les personnes concernées de s’opposer à leur union. Cette opposition possible de leur part constituait un empêchement au mariage des personnes incarcérées ce qui étaient contraires à leurs droits civils. Enfin, ce corpus de textes spécifique est complété par la note de service publiée en ligne du 7 août 2013, rédigée après l’entrée en vigueur de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de même sexe, et qui développe davantage les articles D. 424 du Code de procédure pénale et 75 al. 2 du Code civil dans l’organisation concrète du mariage24. La note précise de manière exhaustive la manière dont les chefs d’établissements peuvent organiser les cérémonies tels que la procédure à suivre pour autoriser les témoins, pour organiser les mariages entre deux personnes détenues de différents établissements pénitentiaires nécessitant un transfèrement ou encore les modalités d’exercice des droits résultant du mariage en prison (modalités de visites au parloir et hors surveillance, etc…).
§17 Contrairement à la Belgique qui applique sans aucune spécialisation les règles du droit commun du mariage en prison, le droit français contient un pan spécifique destiné précisément à l’encadrement du mariage en prison. En cela, un régime dérogatoire législatif et réglementaire a officiellement été créé au sein du Code civil et du Code de procédure pénale pour adapter le mariage au régime d’exception de la peine d’emprisonnement. Certes, eu égard au caractère détaillé des instruments normatifs en vigueur, il n’y pas de doute possible sur la manière dont les mariages peuvent se dérouler dans les prisons françaises par opposition au système belge qui laisse davantage de place aux pratiques pénitentiaires et communales en la matière. Cependant, les deux systèmes se rejoignent assurément sur le contrôle de l’union des personnes incarcérées qu’il s’agisse d’un contrôle centralisé et réglementaire en France ou un contrôle aléatoire et coutumier en Belgique.
La similitude du contrôle discrétionnaire des autorités publiques belges et françaises dans l’accès au mariage des personnes détenues
§18 Bien que les systèmes belges et français divergent dans leur manière d’appréhender l’application des règles de droit commun du mariage en prison, les autorités publiques des deux pays font preuve d’un contrôle discrétionnaire étendu pour autoriser les mariages des personnes incarcérées. Les deux pays se ressemblent dans la surveillance constante que les autorités publiques mettent en place s’agissant de l’exercice des droits civils, en l’occurrence du mariage, des personnes incarcérées. Le contrôle mis en place par les autorités publiques des deux systèmes constitue-t-il une entrave à l’article 12 de la CEDH en dépit de la très large marge de manœuvre conférée aux Etats membres dans l’application du droit au mariage ? Si cette question se pose dans les deux droits internes, la forme du contrôle diffère d’un pays à l’autre illustrant là encore un fonctionnement institutionnel dissemblable. D’un côté, la France met en place un contrôle réglementaire qui fait partie intégrante des règles pénitentiaires prévues en la matière et qui tend à peser uniquement sur l’administration pénitentiaire de l’ensemble du territoire (A). De l’autre, le contrôle de l’accès au mariage en Belgique semble réparti entre les différentes autorités publiques compétentes (administration pénitentiaire, service d’état civil et Procureur du Roi) qui appliquent des coutumes différentes d’une prison et d’une commune à l’autre entre les régions flamande, wallonne et de Bruxelles-capitale (B).
Un contrôle réglementaire centralisé par l’administration pénitentiaire en France
§19 De manière générale, la politique de prévention des risques qui pèse sur l’administration pénitentiaire conduit à développer de plus en plus de surveillance sur l’espace privé des personnes incarcérées25. La note de service du 7 août 2013 est particulièrement intéressante s’agissant de l’exigence de contrôle qui pèse sur les établissements pénitentiaires locaux en matière d’accès au mariage des personnes détenues. Ainsi, les propos liminaires de la note de service du 7 août 2013 sont déjà lourds de sens dans la restriction potentielle que les chefs d’établissements peuvent imposer à l’accès au mariage des personnes détenues. La note a été rédigée pour adapter la loi du 17 mai 2013 ouvrant la possibilité de se marier aux couples de même sexe si bien qu’elle débute le texte par l’application de cette loi pour tout individu qu’il soit incarcéré ou non. Puis, la note précise que nonobstant ce droit la possibilité de contracter un mariage entre personnes de même sexe pourrait entrainer une hausse des demandes de célébration de mariage par les personnes incarcérées si bien qu’il convient de « rappeler les droits et obligations ainsi que les possibilités d’aménagement en la matière »26. Aussi, il est déjà possible de constater la limitation immédiate aux mariages des personnes incarcérées que la note s’apprête à détailler.
§20 Dans ce cadre, sans que l’administration pénitentiaire ne puisse s’opposer directement au droit fondamental d’une personne incarcérée de pouvoir se marier, la note affirme que les contraintes inhérentes à la détention prévues par l’article 22 de la loi du 24 novembre 2009 autorisent des « aménagements » du droit au mariage eu égard aux « impératifs de sécurité et à la prévention de la récidive ». La note évoque à plusieurs reprises ces limitations dans l’accès au mariage comme « des aménagements de la procédure ». Comment appréhender ces objectifs toujours flous d’impératifs de sécurité et de prévention de la récidive27 ? Dans certains cas, les aménagements pourront véritablement être des adaptations des célébrations du mariage en prison en raison d’impératifs de sécurité publique et dans d’autres cas ils désigneront de véritables restrictions aux mariages en prison. Ainsi, par exemple, le motif « d’impératif de sécurité » a pu être soulevé durant les différents confinements de la crise sanitaire pendant lesquels les célébrations des mariages au sein des lieux de privation de liberté sont restés possibles sous réserve d’un protocole sanitaire strict. Il s’agissait en cela d’autoriser les célébrations sous réserve d’un maximum de six personnes autorisées pour assister à la cérémonie, hors mariés et officier d’état civil, mais témoins et personnels pénitentiaires inclus ; d’une désinfection sanitaire du livret de famille et alliances ; du respect d’une distanciation physique entre tous les participant.es excepté.es les marié.es ; d’un isolement sanitaire de quatorze jours dont sept jours minimaux pour les marié.es avant le jour du mariage pour permettre leur rapprochement physique lors de la cérémonie28. Cet exemple montre que l’accès au mariage a été contrôlé mais n’a pas été suspendu pour les personnes incarcérées désireuses de se marier. De même, l’administration pénitentiaire peut mettre en place différentes pratiques en fonction des établissements s’agissant du nombre de personnes autorisées à assister à la célébration outre les témoins et l’officier d’état civil ou encore des objets autorisés. Les alliances sont traditionnellement autorisées ; il en va de même parfois d’un appareil photo jetable qui sera remis par la suite au personnel pénitentiaire en vue d’être contrôlé avant d’être développé. Ces pratiques constituent effectivement des « aménagements » du déroulement du mariage dont la discrétion est laissée au chef d’établissement qui définit son règlement intérieur à partir du règlement intérieur type29.
§21 Pourtant, il est possible de se demander si ces « aménagements » de la procédure pourraient se transformer en véritables restrictions de l’accès au mariage pour certaines personnes incarcérées. Au motif d’un impératif de sécurité, un.e chef.fe d’établissement pourrait-il.elle ne pas autoriser la célébration d’un mariage entre une personne incarcérée et une personne extérieure fichée S ou jugée par l’administration pénitentiaire comme représentant un risque pour la sécurité de l’établissement ? Bien que réglementaires, les motifs d’impératif de sécurité ou de prévention de la récidive sont suffisamment larges pour justifier un certain nombre de restrictions qui questionnent les critères de leurs objectivations et la possibilité de fonder un recours en raison d’une éventuelle privation de droits. En dépit d’une volonté française d’établir une certaine uniformisation entre l’accès au mariage des personnes incarcérée sur l’ensemble du territoire, la nature même de la prison conduit à un fonctionnement en vase clos à partir de pratiques pénitentiaires dont la valeur normative est considérable. Le flou conféré par des principes administratifs aussi larges que les impératifs de sécurité et la prévention de la récidive engendre une discrétion très grande des chefs d’établissements dans leur appréciation de ce qui est considéré comme tel et, par conséquent, un pouvoir considérable sur l’exercice des droits civils des personnes incarcérées.
§22 Ce pouvoir considérable de l’administration pénitentiaire sur l’accès au mariage des personnes incarcérées rappelle celui qu’elle a en matière de contrôle de l’exercice de l’autorité parentale en prison30. En effet, par son aspect totalisant et la charge sociale grandissante de prévention de tous les moindres risques qui pèsent sur elle, l’administration pénitentiaire se retrouve à assumer des compétences judiciaires de contrôle sur l’exercice des droits civils des personnes incarcérées alors même qu’elle n’en a aucune compétence. À la différence de la France, le système belge qui instaure aussi une surveillance certaine sur l’exercice des droits civils des personnes incarcérées passe par un contrôle coutumier partagé entre différentes autorités publiques.
Un contrôle coutumier partagé entre les différentes autorités publiques en Belgique
§23 En Belgique, l’accès au mariage des personnes incarcérées fait également l’objet d’un contrôle discrétionnaire de la part des autorités publiques. À l’inverse de la France, le manque de spécialisation du droit à la matière pénitentiaire explique que ce contrôle relève de coutumes diverses et disparates sur le territoire31. De plus, il n’est pas uniquement exercé par l’administration pénitentiaire tel que cela a pu être constaté en France mais il semble être diffus entre trois autorités publiques différentes : l’administration pénitentiaire, le service d’état civil et le Procureur du Roi compétent. De la déclaration du mariage à la célébration, ces différentes coutumes ont des répercussions plus ou moins importantes sur l’exercice des droits des personnes.
§24 Certaines coutumes peuvent simplement engendrer des variations d’un établissement à l’autre ou d’un service d’état civil à l’autre non directement préjudiciables aux personnes incarcérées. Tel est le cas par exemple de la différente manière d’interpréter la condition de présence des futur.e.s épou.x.ses lors de la déclaration de mariage. Lorsque les personnes ne peuvent pas bénéficier d’une permission de sortie ou d’un congé pénitentiaire, certains services d’état civils demandent une procuration présentée par la.e futur.e épou.x.se non détenue32 quand d’autres organisent systématiquement un déplacement d’un agent habilité du service d’état civil au sein de l’établissement pénitentiaire sur un jour de parloir convenu avec la.e futur.e épou.x.se non détenu.e pour recueillir la déclaration du mariage en présence des deux futu.r.es épou.x.ses33. Ces exemples montrent que les coutumes seront bien différentes d’un endroit à l’autre mais n’influeront pas directement sur l’exercice des droits civils des personnes incarcérées.
§25 En revanche, certaines variations peuvent entrainer des différences qui peuvent avoir des répercussions sur les droits des personnes. Par exemple, tous les établissements pénitentiaires n’autorisent pas le même nombre de personnes présentes en prison lors de la célébration : alors que certaines prisons autoriseront jusqu’à vingt personnes extérieures à pouvoir assister à la célébration, d’autres restreindront strictement l’accès aux témoins34. De même, certaines prisons autoriseront la présence d’un photographe lors de la célébration en prison ou donneront la permission d’apporter un repas ou un gâteau pour l’occasion sans que ces autorisations exceptionnelles ne se pratiquent dans d’autres établissements35. Plus encore, les services d’état civils demandent souvent une contribution financière en vue de célébrer le mariage : certains rendent cette contribution obligatoire, d’autres ne l’exigeant que si les époux.ses souhaitent obtenir un livret de mariage36. Si les contributions vont d’une dizaine d’euros à une trentaine d’euros en fonction des services d’état civil, le prix exigé pour obtenir un livret de mariage diffère d’une commune à l’autre. Certes, d’un établissement à l’autre et d’une commune à l’autre, une personne incarcérée n’obtiendra pas certains avantages. Pour autant, il parait compliqué d’avancer au regard de ces exemples que les personnes pourraient alléguer une discrimination géographique entrainant une privation de droits ou des droits défavorables.
§26 Par opposition, certaines différences de coutumes ont des répercussions considérables sur l’exercice des droits des personnes incarcérées. Ainsi, certaines procédures mises en place par les services d’état civil ou les autorités publiques sont tellement contraignantes qu’elles entrainent un découragement des personnes incarcérées. Par exemple, lorsque les déclarations de mariage se fondent sur une procuration de la personne incarcérée, les services d’état civil demandent souvent une procuration avec signature légalisée37. Or, certains parquets ont transmis oralement ou par courriel soit, sans écrit formalisé et publié, qu’un directeur d’établissement ne constituait pas une autorité compétente pour la légalisation. Dans ce cadre, les parquets requièrent une légalisation de la procuration par un notaire afin d’authentifier l’acte et de permettre la déclaration du mariage auprès du service d’état civil. Cette particularité semble éminemment problématique parce qu’elle empêche, dans son application à la matière carcérale, de nombreuses personnes incarcérées d’effectuer la procuration nécessaire à pouvoir formaliser la déclaration du mariage. En effet, les frais notariés étant couteux et la légalisation impliquant un déplacement du notaire à la prison, de nombreux notaires refusent l’authentification de cet acte38. Aucune aide juridique ne peut par ailleurs être attribuée à la personne incarcérée dans la mesure où l’aide juridique ne peut être demandée qu’en cas de litige, ce qui est loin d’être le cas en présence. Ce type de pratiques entrainent un découragement des personnes détenues et de fait une discrimination géographique non fondée sur des critères objectifs et donc susceptibles de constituer une atteinte de l’article 12 combiné à l’article 14 de la CEDH. Sur quels fondements légaux, un parquet peut-il s’appuyer pour décider qu’un directeur d’établissement n’est pas une autorité compétente pour légaliser une procuration alors qu’un autre parquet rend la décision inverse toute chose égale par ailleurs ? De plus, certaines administrations pénitentiaires feront également preuve d’une certaine lenteur s’agissant des démarches nécessaires en vue d’effectuer une déclaration de mariage. Il ne s’agira pas là de refus directs de la part de l’administration mais plus d’obstacles indirects tel que par exemple le renouvellement d’une pièce d’identité en prison qui peut parfois prendre des mois. Ces exemples de coutumes permettent de constater un certain découragement de la procédure pratiqué par plusieurs autorités publiques qui auront un impact direct sur l’accès au mariage par les personnes détenues.
§27 Enfin, certaines coutumes mises en place par les autorités publiques ont véritablement pour objectif direct de refuser l’accès au mariage à des personnes incarcérées. Par exemple, certaines administrations pénitentiaires refusent d’autoriser les officiers d’état civil à venir célébrer le mariage en prison au motif que les personnes sortiraient bientôt de prison. S’il est possible de comprendre qu’une personne puisse préférer se marier à l’extérieur qu’au sein d’un établissement pénitentiaire, il demeure assez questionnable de prendre la décision pour elle de ne pas l’autoriser à se marier au sein de la prison au motif qu’elle sortirait dans un futur proche. En outre, cette notion de futur proche n’est absolument pas objectivé si bien qu’il n’a pas été possible dans le cadre de cette recherche de savoir s’il s’agissait de mois ou d’années. Un an de prison pourrait être considéré comme un futur proche pour une personne purgeant une peine de plus de dix ans par exemple. En outre, durant les différents confinements effectués pendant la crise pandémique actuelle, plusieurs administrations pénitentiaires n’ont autorisé les mariages qu’en cas d’urgence absolue et avérée que les futur.e.s époux.ses devaient justifier quand d’autres refusaient directement la célébration de tout mariage.
§28 Enfin, dernier exemple et des plus significatifs, un service d’état civil a décidé de ne plus autoriser la célébration de mariages en prison depuis plusieurs années, seules les personnes éligibles à une permission de sortie ou un congé pénitentiaire restant alors en capacité de se marier à la commune. Le motif invoqué par ce services d’états civils est l’opposition du parquet du Roi du ressort au motif que les registres ne pourraient pas être sortis de la commune39. Outre l’impossibilité de connaitre son fondement et sa base légale en raison de l’oralité de cette décision non publiée, ce motif parait assez surprenant dans la mesure où les registres sont dématérialisés depuis la création de la Banque de données des actes de l’état civil (BAEC) en 201840. En effet, la dématérialisation des registres permet aux officiers d’état civil de pratiquer les célébrations en prison puis de revenir à la commune pour entrer les données dans le registre informatique. Cette dernière solution très largement répandue ne parait d’ailleurs pas contraire à l’ordre public, motif qui aurait pu le cas échéant justifier une saisine du Parquet en vertu de l’article 167 §1 du Code civil. En outre, avant la dématérialisation des registres officialisée par la loi de 2018, des feuilles mobiles conféraient la possibilité de ne pas sortir l’entièreté des actes pour les transporter en prison. Par ailleurs, l’avis du Parquet n’est que consultatif si bien que la décision finale revient à l’officier d’état civil. Cette décision coutumière affecte l’ensemble des personnes incarcérées au sein de l’établissement pénitentiaire du ressort de cette commune et de ce parquet. Dès lors, cette coutume pourrait contrevenir aux articles 12 et 14 de la CEDH en raison d’une discrimination géographique non fondée sur des conditions objectives envers certaines personnes détenues souhaitant s’unir en prison par le mariage.
Conclusion
§29 La réinsertion passe par la possibilité de nouer des liens familiaux, y compris des liens légaux reconnus par l’État, depuis la prison. En outre, le mariage permet (encore) automatiquement l’établissement de la filiation des enfants par rapport aux couples de sexe différent non-mariés et facilite l’exigibilité au recours à la procréation médicalement assistée ainsi qu’à l’adoption d’enfants s’agissant de l’ensemble des couples. Cette reconnaissance légale du couple constitue donc un droit d’autant plus fondamental pour des personnes qui souhaitent préparer leur réinsertion. Il conviendrait par ailleurs d’effectuer une étude sociologique pour savoir si les personnes incarcérées mariées bénéficient davantage de visites hors surveillance et de permissions de sortie (ou congés pénitentiaires) que les couples non-mariés. Le cas échéant, sachant qu’un des leviers de réinsertion est le maintien des liens affectifs et familiaux41, le mariage devrait être d’autant plus facilité pour chacun.e en prison.
§30 Néanmoins, si le mariage constitue un droit fondamental protégé par la CEDH, il n’en est pas pour autant un droit absolu et particulièrement eu égard à la formulation atypique de cet article qui garantit aux personnes le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit. S’agissant des systèmes belges et français, cette particularité est particulièrement significative dans le cadre de l’application du mariage en prison. Certes, les deux systèmes divergent s’agissant de la manière de concevoir le droit du mariage en prison : la Belgique tend à normaliser la vie en prison en appliquant le droit commun civil quand la France développe davantage un régime dérogatoire afin de spécialiser le droit civil à la matière carcérale. Cependant, les deux pays se ressemblent par le contrôle vaste que les autorités publiques déploient sur l’accès au mariage des personnes incarcérées depuis la prison. Certains « aménagements » des procédures peuvent aboutir à de véritables oppositions au droit au mariage des personnes privées de liberté en Belgique comme en France. Or, la privation de certains droits civils met véritablement à mal le statut de citoyen d’une personne incarcérée. Cette étude spécifique du droit au mariage en prison reflète en réalité une application houleuse des grands principes de droit privé à la matière carcérale et ce, alors même que la sanction pénale ne prive pas la personne de ses droits civils. En privant les personnes détenues de leurs droits civils, qu’il s’agisse de leur accès à l’union légale, de leur possibilité d’établir une filiation non-biologique ou encore de l’exercice de leur autorité parentale sur leurs enfants, c’est véritablement leur statut de citoyen dans une société démocratique qui est remis en question par l’incarcération.
V. par ex. les recherches menées dans les prisons anglaises, D. McCarthy, I. Brunton-Smith, « Prisoner-family ties during imprisonment: Reassessing resettlement outcomes and the role of visitation », The Prison Service Journal, Septembre 2017, n°233, pp. 23-27 ; I. Brunton-Smith, D. McCarthy, « The Effects of Prisoner Attachment to Family on Re-entry Outcomes: A Longitudinal Assessment », The British Journal of Criminology, n°57(2), 2017, pp. 463-482. ↩
La présomption de paternité qui s’applique dans les mariages de personnes de sexe différent est prévu à l’article 315 du Code civil belge et aux articles 310-1 et 2 du Code civil français. L’adoption permise pour tous les couples mariés est prévue par les articles 343 et suivants des Codes civils belge et français. ↩
Cet article s’inscrit dans la recherche post-doctorale que nous menons sous la supervision du professeur Damien Scalia au Centre de recherche en droit pénal de l’ULB au titre d’un projet de recherche d’une durée de deux ans financé par le F.N.R.S intitulé « la famille par-delà l’incarcération ». Cette recherche porte sur la construction d’un droit de la famille en prison et s’intéresse à l’union et la filiation dite non-biologique en droit belge, français et anglo-gallois. V. déjà publiée, la publication portant sur l’application du droit de la procréation médicalement assistée en milieu carcéral en France, « L’assistance médicale à la procréation en prison : ineffectivité d’un recours ou non-reconnaissance d’un droit ? », Dossier spécial « réforme sur la bioéthique », AJ Famille, novembre 2021, p. 595. ↩
Cour eur. d. h., arrêt Frasik c. Pologne, 5 janvier 2010, req. 22933/02, §§91-93. Conseil de l’Europe, Guide sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Droit des détenus, mis à jour le 31 août 2021, p. 27, disponible en ligne : Guide sur la jurisprudence - Droits des détenus (coe.int). V. aussi j-p. Céré, « Prison : normes européennes – Prison et Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme », Répert. droit pénal procéd. pénale, encyclopédie Dalloz, avril 2019 (actualisation décembre 2020), §107. ↩
Cour eur. d. h., arrêt Jaremowicz c/ Pologne, 5 janv. 2010, req. no 24023/03 , D., 2011, p. 1040, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; RTD civ., 2010, p. 303, obs. J. Hauser ; Cour eur. d. h., arrêt Frasik c. Pologne, 5 janvier 2010, prec. §§95 ; Conseil de l’Europe, op.cit., p. 28 ; J-P. Céré, op.cit., 2019, §107. ↩
Cour eur. d. h., arrêt Kroon c. Pays-Bas, 27 octobre 1994, §38, Rev. Trim. Dr. Fam., 1995, p. 213, Rev. Trim. D. H, 1996, p. 183, note P. Georgin; Y-H Leleu., Droit des personnes et des familles, Bruxelles, Larcier, Coll. De la Faculté de droit de l’Université de Liège, 4ème édition, 2020, §315 ; D. Van Grunderbeeck, Beginselen van personen- en familierecht, een mensenrechtelijke benadering, Antwerpen, Intersentia, 2003, p. 207. ↩
Y-H. Leleu, op.cit., 2020, §315. ↩
En Belgique, art. 143 et suivants du Code civil ; Y-H. Leleu, op.cit., 2020, §319 et suivants ; A-C. Van Gysel, J. Sauvage, Le couple, Limal, Anthémis, coll. Précis de la Faculté de droit et de criminologie de l’ULB, 2018, pp. 93 et suivantes. En France, art. 143 à 164 du Code civil ; J-J Lemouland, « chapitre 111 – Conditions de fond du mariage », in P. Murat (dir.), Droit de la famille, encyclopédie Dalloz, Dalloz action, 2020-2021, chapitre 111. ↩
En Belgique, cf. C. Arend-Chevron, « La loi du 13 février 2003 ouvrant le mariage à des personnes de même sexe », Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. 1780, no. 35, 2002, pp. 5-41. En France, cf. S. Godechot-Patris, J. Guillaumé, « La loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe », Recueil Dalloz, 2013, p.1756. ↩
cour d’appel de Liège, 28 avril 2009, n°2008/RG/1603. ↩
M. Lamarche, « Etat matrimonial », in P. Murat, Droit de la famille 2020-2021, Paris, Dalloz, Coll. Dalloz action, 8ème édition, 2019, chapitre 11, §116.31. V. aussi, F. Dekeuwer-Défossez, « Couple et cohabitation », La notion juridique de couple, Economica, 1998 ; G. Hénaff, « La communauté de vie du couple en droit français », RTD civ., 1996, p. 551. ↩
Par ex., CE 19 janvier 1998, Mme Lamonica, req. n°126809, D., 1998, p. 521, note G. Tixier et T. Lamulle. ↩
TGI La Rochelle, 2 mai 1991, D., 1992, p. 259, note p. Guiho ; RTD civ., 1992, p. 53, obs. j. Hauser. ↩
Art. 127, 128 et 129 de la Constitution. M. uyttendaele, Trente leçons de droit constitutionnel, Limal, Anthemis, 2020, 729-1014, particulièrement, p. 837. ; M. uyttendaele, « 3. - Les compétences » in Les institutions de la Belgique, 1e édition, Bruxelles, Bruylant, 2014, p. 195-207. ↩
Loi du 12 janvier 2005 « de principe concernant l’administration des établissements pénitentiaires ainsi que le statut juridique des détenus » dit « Loi de principe », Mon. B. 1er février 2005 ; M-A. Beernaert, Manuel de droit pénitentiaire, Limal, Anthémis, Coll. Criminalis, 3ème édition, 2019, §108-109. ↩
Rapport final de la Commission Dupont, Doc. Parl., Ch. Repr., sess. Ord. 2000-2001, n°50-1076/1, p. 7. ↩
Art. 165 §§1 et 3 du Code civil. Y-H. Leleu, op.cit., 2020, §333-334. ↩
Art. 167 §§1 et 2 du Code civil. Y-H. Leleu, op.cit., 2020, §335. ↩
cour d’appel de Bruxelles, Arrêt du 22 décembre 2008, N°2008/AR/1557. ↩
Y-H. Leleu, op.cit., 2020, §336. ↩
Sur les quatre services d’aide aux détenus et les neuf services d’état civil rencontrés dans le cadre de cette recherche, aucun n’a fait mention de ces lettres collectives. ↩
S. Ben Hadj Yahia, « Séparation de biens judiciaire – Procédure suite à l'action en séparation de biens judiciaires », Repert. procéd. Civil, encyclopédie Dalloz, 2013, actualisation décembre 2019, §49. ↩
J-P. Céré, « Prison – Organisation générale – Droits des détenus », Répert. droit pénal procéd. pénale, encyclopédie Dalloz, 2015, actualisation octobre 2021, §136-137. ↩
Note de service sur la possibilité de contracter mariage lorsque au moins l'un des époux est une personne détenue et modalités d'application en établissement pénitentiaire, 7 août 2013, NOR JUSK1814411N, disponible en ligne sur JUSK1814411N.pdf (justice.gouv.fr) ↩
A. Amado, « L’espace privé et la prévention des risques en prison », Archives de politique criminelle, n°43, 2021, pp. 135-148. ↩
Note de service du 7 mai 2013, p. 1. ↩
Nous interrogeons l’étendu de ce contrôle et les motifs de refus de célébration d’un mariage en prison dans l’enquête de terrain par questionnaires transmis à tous les chefs d’établissement de France métropolitaine et d’Outre-Mer qui est actuellement en cours. ↩
Note apportant des précisions sur mariage de personnes détenues en période de crise sanitaire de la Direction de l’administration pénitentiaire diffusée à l’ensemble des référents maintien des liens familiaux des directions interrégionales des services pénitentiaires le 22 mars 2021. ↩
Art. R. R57-6-18 CPP. ↩
A. Amado, « L’autorité parentale sur un enfant de 18 mois en prison, un exercice sous tension », Enfances & Psy, vol. 83, no. 3, 2019, pp. 50-57. Plus généralement, Amado A., L’enfant en détention en France et en Angleterre, Contribution à l’élaboration d’un cadre juridique pour l’enfant accompagnant sa mère en prison, Paris, Mare & Martin, 2020, §546 et suivants. ↩
Concernant les risques d’arbitraire du droit pénitentiaire belge, cf. O. Nederlandt, « La légalité en matière pénitentiaire : une illusion ? » in L. Detroux, M. El Berhoumi et B. Lombaert, L'exigence de légalité : un principe de la démocratie belge en péril ?, Bruxelles, Larcier, 2019, pp. 141-177. ↩
Entretiens auprès de quatre services d’état civils qui acceptent les procurations pour effectuer la déclaration de mariage. ↩
Entretien auprès d’un service d’état civil qui se déplace au parloir pour effectuer la déclaration de mariage en présence des deux épou.x.ses. ↩
Entretiens auprès de différents services d’aide aux justiciables. ↩
Entretiens auprès de différents services d’aide aux justiciables. ↩
Conclusions à partir des entretiens menés auprès de neuf services d’état civil répartis sur l’ensemble du territoire. ↩
Entretien auprès d’un service d’état civil dont le parquet du ressort concerné exige une procuration avec signature légalisée dont la légalisation ne peut pas être effectuée par un.e directeur.ice d’établissement pénitentiaire. ↩
Ibid. ↩
Entretien auprès d’un service d’état civil dont le parquet et le.a bourgmestre ont conjointement décidé qu’aucun mariage ne serait effectué dans l’établissement pénitentiaire. ↩
La loi du 18 juin 2018 portant dispositions diverses en matière de droit civil et des dispositions en vue de promouvoir des formes alternatives de résolution des litiges, a pour objectif la création d’une banque de données centrale d’actes de l’état civil et la simplification des processus et des actes existants. ↩
V. par ex. les recherches menées dans les prisons anglaises, D. McCarthy, I. Brunton-Smith, op.cit., 2017 ; D. McCarthy, I. Brunton-Smith, op.cit., ↩