La fondation perpétuelle de la nation américaineÀ la croisée des mythes des Federalist Papers et du Marvel Cinematic Universe
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Cet article fait partie de « Droit et culture pop »
Les Federalist Papers sont une des traces les plus précoces du mythe fondateur de la ‘‘nation américaine’’, et les films issus de l’univers cinématographique Marvel perpétuent ce mythe en le rejouant inlassablement. Et parce que ces films ne se limitent pas à retranscrire le propos des Papers, mais cherchent plutôt à l’actualiser, il s’instaure comme un dialogue entre les deux œuvres.
Introduction
« Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des ‘‘commencements’’. Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des Êtres Surnaturels, une réalité est venue à l’existence, que ce soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution. […] En somme, les mythes décrivent les diverses, et parfois dramatiques, irruptions du sacré (ou du ‘‘sur-naturel’’) dans le Monde. C’est cette irruption du sacré qui fonde réellement le Monde et qui le fait tel qu’il est aujourd’hui »1.
§1 De tout temps, les mythes ont tenté d’expliquer les origines de notre monde, qu’il soit envisagé sous un angle naturel ou civilisationnel. Tantôt ils expliquent que si la lune et le soleil courent dans le ciel c’est parce qu’ils sont poursuivis par des loups géants et affamés, tantôt ils attribuent à un personnage légendaire la fondation de telle cité ou tel pays. En montrant ainsi que derrière les composants de notre monde se cache un dessein originel, les mythes donnent une raison à notre passé, et donc un sens à notre avenir. Ils ne se bornent pas à simplement illustrer le début de ce dont nous expérimentons le déroulement, voire la fin : ils laissent entrevoir une direction qui transcende passé, présent et futur.
Lorsque les mythes sont civilisateurs, c’est-à-dire lorsqu’ils attribuent des origines sacrées à nos sociétés, ils nous donnent à voir une sorte de « temps zéro » sociétal, ce bref moment où tout était encore à construire. C’est le premier réveil de Romulus dans le Latium, ce lorsqu’au sortir de sa tente il contemple avec appétence les collines se dressant devant lui. Ce moment, nous ne pouvons que le fantasmer. Dans tous les composants de nos sociétés, ce moment se rappelle à nous, nous montre qu’aucune construction n’est définitive, qu’il est toujours temps de modifier notre cap afin de maintenir le vaisseau dans la bonne direction. Nous nous projetons vers ce fantasme, et nous amusons de cette liberté créatrice à nouveau retrouvée. C’est comme cela que les mythes nous donnent des outils pour mieux comprendre, voire nous permettre de reconfigurer, ces sociétés dont ils expliquent les origines. En cela, ils n’arrêtent jamais de fonder nos sociétés, parce qu’ils contiennent toujours en puissance la clef de leur construction. L’on pourrait dire que les mythes civilisateurs mettent en œuvre une fondation continue, renouvelée de nos sociétés : une fondation perpétuelle.
§2 Bien que fortement liés à l’Antiquité, les mythes existent encore aujourd’hui, certains d’entre eux au cœur de nos sociétés modernes. La société américaine, comme beaucoup d’autres, s’est construite à partir de nombreux de ces mythes. Et l’on peut difficilement faire plus fondateur que le mythe entourant la rédaction et la ratification du texte qui donna juridiquement naissance aux États-Unis : leur Constitution. Qui l’a écrite, pourquoi, pour qui, dans quel contexte, face à quels détracteurs… Voilà bien des questions qui, lorsque l’on connaît aujourd’hui l’impact politique et sociétal qu’a eu la Constitution américaine, appellent à des réponses teintées de rêveries mythiques. Ces réponses, il est possible d’en trouver quelques-unes au sein des Federalist Papers. Encore très utilisés aujourd’hui par les juges et les universitaires lorsqu’il s’agit d’identifier les objectifs des architectes de la Constitution américaine, ces textes rédigés à l’époque par ces mêmes architectes donnent à voir ce fameux « temps zéro » de la Nation américaine. Ils mettent en scène le mythe fondateur des États-Unis, et en nous permettant de nous y projeter, nous invitent à nous faire nous-mêmes fondateurs.
§3 Par ailleurs, l’une des mythologies modernes les plus ancrées dans la culture populaire est celle racontée au travers des récits de superhéros. Toutes ces folles histoires de personnages en collants ont cela en commun qu’elles montrent l’irruption du « sur-naturel » dans notre quotidien. Ces êtres aux compétences surhumaines, parce qu’ils évoluent au sein de notre monde aux proportions bien humaines, représentent un perpétuel rappel à ce qui de notre monde est un peu plus qu’humain : ses origines. C’est dans cette confrontation entre le naturel et le surnaturel que se joue la dimension mythique des récits superhéroïques. Alors, nous pouvons comprendre ces récits comme autant de nouvelles illustrations du mythe fondateur déjà illustré dans les Papers : ils jouent avec les origines de notre monde, ou en tout cas avec les origines du monde qui les ont vues naître, c’est-à-dire l’Amérique. Cela rend les récits dans lesquels apparaissent ces personnages particulièrement enclins à dresser une sorte d’état des lieux critique des normes régissant la société américaine et peut-être, par extension, n’importe quelle société dont les origines ou caractéristiques seraient au moins en partie liées à celles de la société américaine.
Comme les Federalist Papers, la figure du superhéros, originaire de la bande dessinée, est familière des projets d’études universitaires. En effet, les superhéros ont, quasiment depuis leur création, été utilisés au sein de la recherche académique comme vecteurs de multiples analyses de la société américaine. Les ouvrages et articles sur le sujet ne manquent pas. Par exemple, le What is a Superhero ? de Peter Coogan et Robin S. Rosenberg2 offre une vision « généraliste » de la notion de superhéros, en s’interrogeant sur la symbolique qu’ils génèrent, tout en ouvrant la voie vers une multitude de questionnements relatifs à la manière dont cette vision est proposée : comment peut-on limiter ces personnages à leur symbolique ? Pourquoi existent-ils, quel vide culturel permettent-ils de combler ? Coogan est également l’auteur de Superhero : The Secret Origin of a Genre3, ouvrage dans lequel il s’attelait déjà à définir le genre superhéroïque et à en retracer l’histoire. De là, un grand nombre de recherches ont été menées, parfois centrées sur l’étude d’un personnage en particulier4, ou d’une thématique5, voire d’un auteur6. Partant, il est possible de regrouper ces productions académiques sous le label des « Comics Studies », avec un ‘c’ et un ‘s’ majuscules, comme proclamé dans l’avant-propos de chacun des livres issus de la série dédiée par Palgrave aux études de comic books7. Et dans le cas des études centrées sur les productions issues de la maison d’édition Marvel, l’on pourrait assez commodément parler de « *Marvel Studies *».
§4 Dans ce papier cependant, notre attention se portera exclusivement sur une incarnation particulière des récits superhéroïques – celle mise en scène dans le Marvel Cinematic Universe (ci-après, univers Marvel). À l’heure où nous écrivons ces lignes (décembre 2021), cette saga cinématographique compte plus de vingt-cinq films et a largement contribué, depuis la fin des années 2000, à populariser la figure du superhéros dans la culture populaire, et même au-delà. C’est leur énorme popularité ainsi que leur actualité qui nous ont poussés à choisir ces films comme objets d’études. Mais pas seulement, car s’il est vrai que la figure « classique » du superhéros a depuis longtemps fait sa place au rang des objets de culture populaire « respectés », il est rare que l’on accorde la même estime aux films de superhéros, surtout ceux issus de l’univers Marvel. Par exemple, c’est ainsi que Martin Scorcese a pu déclarer que les films Marvel n’étaient « pas du cinéma », tout en les associant davantage à des « parcs à thèmes »8. C’est ce côté « boudé » du Marvel Cinematic Universe qui en fait un objet d’étude particulièrement intéressant, car paradoxal. Les films de l’univers Marvel ont beau être d’immenses succès commerciaux – et mêmes critiques – ils restent marginalisés par rapport à leurs pendants de papier.
Et pourtant, l’univers Marvel mérite notre intérêt, ou à tout le moins notre curiosité. Parce qu’au-delà de ce foisonnement de personnages bariolés, de batailles épiques et de répliques cinglantes, ces films brossent subtilement le portrait d’une société dans laquelle des êtres hors-normes existent et ont du pouvoir. Ils nous donnent à voir un futur très proche dans lequel les humains « normaux » ne sont plus les seuls maîtres à bord, où il s’agit de coexister avec des êtres qui ont la capacité, voire le dessein, de raser des villes entières de la surface du globe. Doucement, en toile de fond, se déploie une réalité alternative dont la complexité des enjeux notamment politiques se devine progressivement, film après film. Une réalité dans laquelle, par exemple, l’ONU doit collaborer avec une équipe de superhéros en les intimant à ne pas intervenir sans autorisation préalable9. Comme le dit Marco Benatar, « c’est par sa création de mondes alternatifs, où humains et non-humains interagissent, érigent des institutions et participent à la gouvernance, que la science-fiction exprime son caractère politique »10. C’est donc sous cet angle-là que nous envisagerons ces films : en créant une société alternative, ils nous proposent un miroir déformant dans le reflet duquel nous pouvons réévaluer de notre société bien réelle11.
§5 Le mythe civilisateur, comme nous le soutenions au premier paragraphe, relate l’origine sacrée d’une société et donc donne à voir un « temps zéro », dans lequel nous nous projetons pour réévaluer l’état actuel de cette même société (voire une autre). Ce concept de « miroir déformant » que nous venons d’évoquer a en revanche une portée plus large : il s’agit de donner à voir une société alternative dans laquelle nous nous projetons afin de réévaluer l’état actuel d’une société réelle. En un sens donc, le mythe civilisateur est un type de miroir déformant, en ce sens qu’il en est une des possibilités ; sa particularité étant que la société alternative qu’il donne à voir est une version passée d’une société, alors qu’elle se trouvait en un temps zéro, temps où elle était encore à construire entièrement.
Le premier enjeu de ce papier est donc de démontrer au sein des films Marvel l’existence de ce « miroir déformant » : il faut montrer qu’ils mettent en scène une réalité alternative nous permettant de réévaluer notre société. Faire cela, c’est aussi permettre une lecture de ces films qui les « démarginalise », qui en fait les auteurs d’un discours plus complexe qu’il n’y paraît de premier abord12.
Le deuxième enjeu de ce papier est de préciser le type de ce miroir déformant contenu dans les films Marvel. L’hypothèse est qu’il s’agit d’un mythe, mais pas n’importe lequel : le mythe fondateur américain. La société alternative mise en scène dans les films Marvel est un appel à la version originelle de la société américaine, celle contenue dans les Papers (ce qu’il s’agira aussi de démontrer). Bien sûr, cet appel n’est pas littéral, dans le sens où les films Marvel ne dépeignent pas l’époque où ces textes ont été écrit ou ne mettent en scène les pères fondateurs. Il s’agit d’un appel davantage symbolique, et néanmoins entièrement dirigé vers ce temps zéro de la Nation américaine. Pour le dire autrement : il nous faudra donc montrer que les films de l’univers Marvel sont un lieu de reproduction des mêmes questions, fantasmes et conflits que ceux que l’on pouvait déjà trouver dans les Federalist Papers, du fait de leur dimension mythique commune13.
Cependant, et c’est là l’ultime enjeu de ce papier, il s’agira aussi de montrer que l’univers Marvel ne fait pas qu’illustrer le mythe fondateur de l’Amérique : il permet de renouveler, d’actualiser les questions que posait le mythe des Papers. Il reconfigure ces questions, les complexifie, et modernise les réponses qu’on pourrait leur apporter. Le mythe des Papers ne trouve pas simplement un écho dans l’univers Marvel, mais bien plus que ça : un interlocuteur. Le lien mythique entre les Federalist Papers et le Marvel Cinematic Universe n’est pas récréatif, et est plus signifiant qu’un parallèle, parce que les films Marvel n’empêchent pas la ‘‘perpétualité’’ des Papers, et au contraire, l’encouragent. L’univers Marvel apparaîtra sous le coup de nos développements comme « un phénomène significatif en soi » qui « représente, construit et déforme la culture américaine »14.
Cette relation particulière entre les Papers et l’univers Marvel, nous la qualifierons tout au long de ce papier de « dialogue », ce qui constitue un léger abus de langage. Car s’il est bien question des Papers interrogeant l’univers Marvel et de ce dernier leur répondant, il n’est en revanche pas question des Papers lui répondant à leur tour – en tout cas pas dans le cadre de ce papier. Néanmoins, le choix de ce mot n’est pas anodin : nous voulions rapprocher la relation des Papers et des films Marvel de celle existant entre Socrate et ses disciples. Le premier interroge le second sans savoir précisément où il souhaite l’emmener, tandis que ce dernier répond d’une manière inattendue, laissant toujours ouverte la possibilité de nouveaux questionnements. Ce que nous voulons montrer, c’est le premier geste d’une dialectique qui ne demande qu’à s’éprouver au-delà de notre travail. Là encore, c’est la dimension perpétuellement inachevée du mythe civilisateur qui s’illustre.
§6 La thèse générale est donc celle-ci : il existe un mythe fondateur de la Nation américaine, un mythe qui nous fait voir le « temps zéro » sociétal de l’Amérique. Les Federalist Papers ont à la fois contribué à la création de ce mythe, et permis l’une de ses premières incarnations. Ce mythe est perpétuel, incessant, sans cesse réincarné. Le Marvel Cinematic Universe réincarne ce mythe aujourd’hui. Et même plus : il lui répond et l’enrichit.
Ce qu’il s’agit de démontrer correspond aux trois enjeux identifiés dans le paragraphe précédent. Premièrement, il faut démontrer que l’univers Marvel met en scène une société alternative à laquelle nous pouvons comparer nos sociétés réelles pour les reconfigurer. Deuxièmement, il faut démontrer que cette société alternative est en réalité la version originelle de la société américaine, et que donc les films Marvel réincarnent le mythe fondateur américain contenu dans les Federalist Papers. Troisièmement, il faut démontrer que, au-delà d’illustrer ce mythe, les films Marvel lui répondent et l’enrichissent.
Afin d’appuyer ces démonstrations, nous adopterons un raisonnement en trois temps. Dans un premier chapitre, il s’agira d’introduire ce qu’est le Marvel Cinematic Universe et de montrer sa capacité à nous faire voir une société alternative. Cela, nous le ferons au moyen d’une analyse de ses mécanismes narratifs en les comparant à ceux des récits de héros antique. Le lien avec le mythe sera donc déjà entrepris dès ce premier chapitre. Mais c’est dans le deuxième chapitre que le mythe sera défini plus clairement, et ce à partir des Federalist Papers. Nous montrerons à cette occasion que les Papers et les films Marvel partagent la mise en scène du même mythe, celui qui fonde la Nation américaine. Puis, à la fin de ce second chapitre, nous proposerons une interprétation originale des Papers, une interprétation qui se concentre sur tout ce que ces textes disent uniquement en puissance, sans l’affirmer entièrement. Cette interprétation, nous la qualifierons de « paradoxale ». Dans un troisième et dernier chapitre, nous montrerons comment les films Marvel peuvent non seulement illustrer, mais surtout se réapproprier les nouvelles questions soulevées par une interprétation paradoxale des Papers. Puisqu’il s’agit de ne plus comprendre ces films que par le filtre de ce qu’ils n’affirment pas, nous soutiendrons qu’il appartient dorénavant aux antagonistes de ces films – les supervilains – de faire apparaître le temps zéro de la Nation américaine.
La mythologie moderne des superhéros
Dans ce premier chapitre, il sera d’abord question de donner une perspective historique à notre premier matériau : le Marvel Cinematic Universe (point 1). Ensuite, nous examinerons et évaluerons le mécanisme narratif ayant permis à l’univers Marvel de s’imposer au sein de la culture populaire. Nous identifierons ce mécanisme comme provenant des récits héroïques et mythiques antiques (point 2). Enfin, il s’agira de montrer comment, grâce à ce mécanisme narratif, l’univers Marvel permet de réinterroger la fondation de nos sociétés modernes, a fortiori la fondation de la Nation américaine (point 3).
Le genre superhéroïque : du papier à l’écran
§7« Comic books », ou plus simplement « comics ». Deux termes anglophones qui se rapportent à la même idée : des ouvrages de papier dont les différentes pages affichent une suite de dessins encadrés et dont la juxtaposition participe à la formation d’une séquence narrative. En outre, ces dessins arborent le plus souvent des encarts de texte servant aux dialogues ou à la narration. Dans le monde francophone, les comics sont appelés des « bandes dessinées », « BD » ou « bédés ». Ainsi, au sein des comics / BD, on compte des œuvres tout aussi différentes que les Tintin de Hergé, les Maus d’Art Spiegelman, ou les Amazing Spider-Man de Stan Lee et Steve Dikto.
Cependant, il arrive qu’en français, le terme « comic (book) » soit confondu avec un type bien particulier de comics américains : ceux qui relatent des histoires de superhéros. Il s’agit là d’un petit abus de langage d’autant plus pardonnable que ce sous-genre aux personnages bariolés s’est rapidement imposé en outre-Atlantique comme étant le plus populaire15. En effet, dès la fin des années 30, avec la création de Superman, le superhéros par excellence, le genre se taille une place de choix dans le panier du consommateur américain de comics. Une place qu’il ne cédera jamais vraiment, quoiqu’il ait pu exister quelques périodes de vache maigre au sein des différentes maisons d’édition. Finalement, vu notamment le succès actuel des films adaptés des comics de superhéros, force est de constater que les (très) nombreux descendants de Superman ne sont pas près de quitter la scène populaire qu’ils occupent depuis maintenant près d’un siècle.
§8 Le principe de base de ces récits dits superhéroïques est qu’ils mettent en scène un personnage costumé généralement doué de compétences surhumaines, et cherchant à mettre ses pouvoirs à profit au nom du « bien commun ». Puisque ces personnages vivent tous dans le même univers, il arrive bien souvent qu’ils se rencontrent et allient (ou non) leurs forces dans leur lutte. Et bien sûr, car il s’agit de l’industrie américaine du divertissement, ces histoires vont rapidement se retrouver adaptées dans d’autres médias, et notamment le cinéma. Ainsi, dans les années 80 et 90, si les films de superhéros parviennent bon an mal an à surfer sur le succès des comics dont ils s’inspirent16, c’est bien dans les années 2000 que ces films connaissent véritablement leur essor critique et commercial17. Point commun de la majorité des films de superhéros sortis ces années-là : ils sont des adaptations de franchises de comics appartenant aux éditions Marvel.
En effet, au milieu de la jungle des maisons d’édition de comics superhéroïques, se dresse une institution : les éditions Marvel, à l’origine de certains des personnages les plus populaires du genre – Iron Man, Hulk, Captain America, Spider-Man, les X-Men, etc. Vers la fin des années 90, et à la suite d’un imbroglio juridique, les droits d’adaptation cinématographique de leurs personnages sont distribués aux quatre vents d’Hollywood18. S’ensuivront de nombreuses adaptations, mais celle qui nous intéresse tout particulièrement ici est le Iron Man de Jon Favreau (2008). C’est ce film qui a lancé le Marvel Cinematic Universe, une série de long-métrages très populaire et lucrative19 dépeignant un univers partagé par de nombreux superhéros inspirés des comics Marvel. Cela signifie que tous les films issus de l’univers Marvel étant sortis après Iron Man (2008), mettent en scène des personnages vivant dans le même monde, et sont donc capables de se croiser le temps d’une aventure ou deux. Concrètement, en plus de films centrés un personnage en particulier – Iron Man (2008), Captain America : The First Avenger (2011) – il existe également des films (dits « choraux ») où plusieurs de ces personnages se rencontrent et vivent une aventure en commun – The Avengers (2012), Captain America : Civil War (2015). Cette façon hautement sérielle de raconter des histoires, relativement inédite dans le cinéma grand public au moment de son introduction, l’univers Marvel la partage donc avec les comics dont il s’inspire.
§9 Ainsi, pour résumer, le genre superhéroïque est né en Amérique vers la fin des années 30, et n’a eu de cesse depuis sa création de tenter la colonisation d’autres médias, avec un succès populaire phénoménal en ce qui concerne le septième art. Le Marvel Cinematic Universe, sorte de pendant filmique de l’univers partagé que l’on peut trouver dans les comics de superhéros Marvel, est sans doute l’exemple le plus emblématique de ce succès.
Comment la figure du superhéros s’est-elle imposée à ce point au sein de la culture populaire ? Comment ces personnages bariolés sont-ils parvenus à coloniser l’imaginaire collectif – d’abord américain, mais maintenant mondial – aussi efficacement ? Plusieurs éléments entrent évidemment en ligne de compte, mais l’atout majeur des superhéros réside sans aucun doute dans le mécanisme narratif employé pour former ces contes superhéroïques. L’étude de ce mécanisme sera l’objet du point suivant.
Achille : l’Héritage
§10 Outre des raisons d’ordre marketing, la recette du succès des superhéros est antédiluvienne : ils ne sont finalement ni plus ni moins que des réinterprétations modernes des héros antiques, essentiellement gréco-romains. Tous ensemble, les superhéros constituent une sorte de « mythologie laïque »20 rejouant constamment et métaphoriquement les désirs, angoisses et dilemmes du monde moderne. Le parallèle entre superhéros et héros antiques est connu, et d’autant plus évident que les créateurs historiques de ces personnages étaient parfaitement conscients de la dimension cosmogonique de leur entreprise. Ainsi Stan Lee, créateur de Spider-Man et de bien d’autres, déclarait-il à propos de ses années de création débridée chez Marvel : « C’était quelque chose de nouveau. Nous étions en train de créer de nouveaux personnages, une nouvelle mythologie, et le public y réagissait favorablement »21. Lee l’avait bien compris : il ne pouvait pas réclamer, seul, la paternité de ces personnages surhumains. Car si c’est bien le scénariste qui les couche sur papier, c’est le public qui élève ces personnages au rang de mythe. Tout comme les héros antiques en leur temps, les superhéros offrent un miroir déformant de la société dans lequel se reflètent ceux qui la peuplent.
§11 Pourquoi assimilerait-on les superhéros à de « simples » héros antiques, et pas carrément à des dieux ? Parce que l’idée est de jouer le plus possible avec l’imbrication du fantastique et du quotidien, du magique et de l’humain. C’est cela qui permet le rattachement au récit. Tous ces (super)héros fantastiques doivent jouir d’un ancrage suffisant dans le réel et (surtout) dans le quotidien pour pouvoir exister et s’incarner. Car si les dieux antiques – notamment grecs – présentent des vices que l’on peut indéniablement rattacher à la condition humaine, ils restent des êtres inaccessibles, indifférents et invariablement prostrés sur leur montagne. En revanche, leurs bâtards – les demi-dieux, ou héros – marchent parmi nous. Au travers de leurs capacités exceptionnelles, ils portent en eux la trace du divin, mais ils restent mortels, donc soumis aux mêmes règles que nous. Le pouvoir de rattachement au (super)héros se joue dans cette dualité fantastique / quotidien. Et cette idée peut s’observer directement dans ces histoires de superhéros. Ce n’est pas un hasard si New York a été choisie dans les années 60 par les éditions Marvel comme théâtre des principales aventures de la nouvelle vague de superhéros. Bien loin des jungles et déserts des récits pulp des années 50, la New York multiculturelle des années 60 permet au public de s’imaginer vivant les aventures extraordinaires s’y déroulant. « L’emphase sur New York comme un ‘personnage’ dans les histoires de Marvel a permis de faire de la vie quotidienne un véhicule pour soutenir le fantastique »22.
§12 Ainsi, la propension naturelle des superhéros à la métaphore ainsi que leur capacité à s’imbriquer dans un contexte demeurant « quotidien » sont les deux caractéristiques, héritées des héros antiques, qui expliquent au moins en partie leur aptitude à s’infiltrer avec tant de succès dans la culture populaire. Le résultat, c’est que les superhéros deviennent des vecteurs signifiants : « la ‘malléabilité’ du superhéros fournit un véhicule permettant de simplifier la complexité des problèmes du monde réel »23. En d’autres termes, ce qui s’opère ici est une « amplification par la simplification »24 : le rattachement à ces personnages est si direct, simple et naturel que le moindre propos abordé dans ces histoires s’en trouve décuplé. Le superhéros simplifie notre monde et ce faisant, il participe à la création de « structures d’attente »25, c’est-à-dire des grilles d’analyse qui se proposent au lecteur ou à la lectrice qui tente de comprendre et analyser un événement ou simplement un élément du monde réel.
De ce point de vue, l’univers Marvel s’inscrit parfaitement dans la lignée du genre superhéroïque en tant qu’héritier des héros antiques. En effet, ces films métaphorisent, imbriquent le fantastique dans le quotidien, et c’est en mêlant comme cela notre monde au leur que ces films nous poussent à structurer notre compréhension du quotidien en fonction de comment eux-mêmes le structurent. Et au sein de l’univers Marvel, ce sont principalement des conflits – entre les superhéros et leurs ennemis, voire entre les superhéros eux-mêmes – qui structurent la narration des films, et donc incidemment notre grille d’analyse du monde réel. Il en va ainsi du conflit idéologique opposant les pourtant alliés Captain America et Iron Man, qui se déroule sur quasiment l’intégralité de l’univers Marvel. Il en va également du conflit entre les Avengers, équipe superhéroïque rassemblant les principaux superhéros des films, et leur ennemi Ultron, apparaissant dans Avengers : Age of Ultron (2015)26.
§13 C’est dans ce contexte que l’on peut se demander comment les mythes conflictuels de l’univers Marvel tracent un lien avec le mythe fondateur américain des Federalist Papers, et comment ces films se donnent aujourd’hui les moyens de réinterroger les origines « d’une des plus vieilles démocraties du monde »27, les États-Unis. Pour ce faire, nous prendrons un dernier détour par les héros antiques.
Le superhéros civilisateur
§14 Dans un texte consacré à Héraclès28, Léon Lacroix29 dresse le portrait du célèbre héros comme celui d’un bâtisseur. En effet, au fil de ses nombreux voyages, on a pu voir Héraclès s’adonner à la construction de route ou à la canalisation de fleuve, et même au creusement de lac. Aucune terre, aucun cours d’eau, ni même aucune mer ne résiste à la volonté du fils de Zeus. Par la destruction et la modification du paysage, Héraclès offre aux Hommes un espace de vie plus accueillant, plus apte à les voir prospérer. Pour Lacroix, cela fait d’Héraclès un héros civilisateur et humaniste. Et cette caractéristique ne s’observe pas chez lui uniquement quand il se fait bâtisseur, mais également – et en fait, surtout – quand il se fait purificateur :
« En toutes circonstances, Héraclès se comporte en protecteur de l’humanité. Débarque-t-il dans une région, il s’empresse de la débarrasser des animaux malfaisants et d’en assurer la fertilité. Il fait périr des hommes injustes et des tyrans orgueilleux et il fonde ainsi le bonheur des cités, il s’attaque aux brigands et il assure la sécurité des voyageurs »30.
§15 C’est donc en purifiant le monde qui l’entoure, c’est-à-dire en en soustrayant les monstres et autres personnages hostiles à toute forme de civilisation, qu’Héraclès se fait véritablement civilisateur. En bâtissant, il crée un espace physique dans lequel les Hommes peuvent s’épanouir. Mais en purifiant, c’est un espace davantage mental qu’il crée, un espace immatériel paisible et donc propice à l’organisation des Hommes sous la forme d’une société. L’action du héros est bien plus fondamentale que la simple édification d’une route ou même d’une cité : il s’agit de permettre aux Hommes de s’extirper du chaos de leurs origines et d’accéder à ce fameux « temps zéro » sociétal dont nous parlions en introduction de ce papier, ce temps où tout est encore à construire. Héraclès, et à sa suite d’autres héros civilisateurs comme Énée ou Romulus pour ne citer qu’eux, nous permettent d’envisager les possibles de nos sociétés. C’est même davantage que cela : ces héros nous accordent la faculté de rêver à des sociétés parfaites, entièrement avenues, des sociétés dans lesquelles nous serions débarrassés de tous les monstres et où aucun d’eux ne pourrait jamais renaître de ses cendres.
§16 Cependant, cette vision de la société parfaite que les héros antiques nous laissent appréhender se heurte fatalement à la conscience qu’il persiste encore et toujours du chaos en notre monde, en nos sociétés. Ainsi, dans l’action de « purification » du monde par les héros antiques se joue aussi une prise de conscience d’ô combien ce monde peut être vicié. En nous permettant de penser de nouvelles sociétés, ces héros mettent en œuvre une puissante critique des vieilles sociétés qui les – et nous – ont vus naître. Ce rôle de critique, l’univers Marvel l’endosse également. Cette « relecture structurante du monde moderne » que nous mentionnions au point précédent ne fonctionne évidemment pas sans une certaine tendance à l’(auto)critique. Les conflits qui se créent et se résolvent dans le monde de Marvel sont autant d’invitations à critiquer les différentes règles qui agencent le monde réel.
§17 Prenons un exemple inspiré du travail31 de Jason Bainbridge32 . Dans The Avengers (2012), le premier film mettant en scène le rassemblement des différents superhéros en une même équipe, les protagonistes font face à l'invasion de New York par des extraterrestres légèrement vindicatifs. Lors de l’acte final, l’équipe est amenée à devoir déjouer les plans de leur propre gouvernement lorsque, convaincu de la défaite des héros, le Congrès décide de bombarder la ville afin d’exterminer tout ce qui s’y trouve – extraterrestres et humains compris. C’est finalement Iron Man qui s’interpose, et c’est presque au prix de sa vie qu’il parvient à déjouer la menace de son propre gouvernement.
Pour Bainbridge, c’est à ce moment que ces superhéros se détachent pour la première fois de l’État américain, qu’ils ne sont plus de simples petits soldats à la solde des institutions américaines. À ce moment, Iron Man et ses collègues incarnent pour la première fois l’idéal d’une justice qui ne s’opère plus au sein du droit, mais en parallèle de celui-ci, pour combler ses échecs. Ce changement de paradigme – d’un droit institué vers une justice de contrôle externe – permet à la figure du superhéros des films Marvel d’adopter une posture critique par rapport à l’État dont il est issu. Symboliquement, le superhéros se place en dehors de la société américaine et permet de bénéficier de son recul pour mieux s’approprier une certaine critique de cette société. À la suite de The Avengers (2012), les films de l’univers Marvel participeront à la construction d’une critique assez acerbe des institutions américaines, en ce qu’ils montreront l’État comme étant de plus en plus expéditif au sein du processus de justice. La justice étatique est montrée comme expéditive et proactive, en ce sens qu’elle échappe à tout mécanisme de contrôle a priori, et s’expose dès lors au risque de dériver loin de sa mission d’intérêt commun. C’est par exemple dans Captain America : The Winter Soldier (2014) que le héros se voit conférer la mission de débusquer une organisation criminelle nazie, avant de réaliser qu’elle est en réalité infiltrée depuis des décennies au sein des institutions américaines. Le Captain prend alors la décision de dissoudre par la force les institutions gangrénées, de les purifier. Ainsi, devant l’échec de la justice étatique, il appartient aux superhéros de proposer une justice alternative, pensée comme devant opérer en parallèle de l’État, dans une position critique et de contrôle.
§18 Grâce à cet exemple, nous pouvons voir que les superhéros des films Marvel s’apparentent à de véritables « forums de culture populaire » ; c’est-à-dire qu’ils proposent « une interface conceptuelle entre l’ordre de notre droit et le chaos de notre monde », ce qui en fait « le lieu pour évaluer nos règles et coutumes »33. Les superhéros des films Marvel permettent donc, au-delà de la création d’une simple structure d’attente, la mise en place d’un lieu d’échange critique, moral et culturel. C’est en ce sens qu’ils sont civilisateurs, qu’ils repoussent le chaos originel. Les superhéros agissent au sein de ce monde « filtré », combattent, protègent, se trompent même parfois. Et à la surface de décisions se crée un lieu commun permettant l’évaluation de nos normes et coutumes. Ainsi, les superhéros de l’univers Marvel ne proposent pas simplement une critique de nos normes juridiques et sociétales, ils sont un vecteur permettant à ceux à qui s’appliquent ces normes de repenser le système régulateur comme au premier jour de la démocratie, en embrassant pleinement leur naïveté originelle.
§19 Pour résumer, l’univers Marvel a hérité des mythes antiques sa capacité à créer des structures d’attente, c’est-à-dire des grilles d’analyse du monde réel, qu’il met à disposition de son public. Ces structures résultent essentiellement des différents conflits que l’univers Marvel met en scène. En réalité, bien plus que simplement nous donner des outils, l’univers Marvel fournit également l’établi : les différents agissements des superhéros dans les conflits qui les accaparent sont autant d’opportunités de critiquer et de repenser les normes juridiques et sociétales américaines. Les superhéros de l’univers Marvel font civilisation parce qu’ils remettent constamment en jeu le débat démocratique dont résultent lesdites normes. L’univers Marvel est un retour incessant au premier acte de la Nation américaine, à ce temps zéro où tout était encore à faire, où tous étaient encore à convaincre. L’univers Marvel rejoue encore et encore le mythe fondateur de cette Nation . Et c’est justement ce mythe que les Federalist Papers ont participé à créer. En ce sens, les Papers et l’univers Marvel sont les deux faces d’une même pièce : le premier génère le mythe fondateur de la Nation démocratique américaine, le second perpétue ce mythe en y renvoyant constamment l’Amérique d’aujourd’hui.
Le chapitre suivant sera donc naturellement dédié aux Papers ; à l’interprétation qu’on peut en donner, ainsi qu’à la façon dont on peut utiliser cette interprétation pour mieux comprendre les enjeux de l’univers Marvel.
Les Federalist Papers, et ce qu’ils ne disent pas de l’Amérique
§20 Dans ce deuxième chapitre, nous nous attardons sur notre deuxième matériau : les Federalist Papers. Nous proposons d’abord une rapide perspective historique sur ces textes. Ensuite, nous démontrons ce que nous avions déjà affirmé au chapitre précédent : les Papers participent à la génération d’une sorte de mythe fondateur de la Nation démocratique américaine, ce qui permet un dialogue avec l’univers Marvel. Pour finir, nous proposons une interprétation des Papers qui permet une reconfiguration du mythe qu’ils génèrent : une interprétation dite « paradoxale ». Cette nouvelle interprétation s’accompagne d’un exemple de son application non directement issu de l’univers Marvel, car nous laissons cela pour le chapitre 3.
Pendant ce temps : New York, 1787
§21 En septembre de l’année 1787, le texte final de la Constitution américaine est proposé pour ratification aux treize États indépendants qui, plus tard, formeront les premiers États-Unis d’Amérique. D’une manière générale, le texte est relativement bien reçu parmi les États ; le processus de ratification est rapide, tant et si bien qu’en juin 1788, le compte en est déjà à neuf États ratificateurs. Selon l’article VII de la Constitution, cela suffit à son entrée en vigueur. Cependant, un élève important manque à l’appel : le très florissant État de New York. En effet, dans les pages des journaux de Manhattan, le débat se poursuit depuis plusieurs mois entre les antifédéralistes et les partisans de cette Constitution toute neuve. Le camp des fédéralistes est représenté par les pères fondateurs Hamilton, Madison et Jay – réunis sous le pseudonyme « Publius » – à l’œuvre depuis octobre 1787 sur une série d’essais propagandistes visant à expliquer et faire accepter la Constitution aux habitants de New York. Les 84 essais seront plus tard réunis dans un même ouvrage intitulé « The Federalist »34. L’expression « Federalist Papers » émergera plus tard pour désigner ces mêmes textes, et restera35. Finalement, la ratification par New York de la Constitution est votée en juillet 1788 d’une courte majorité36.
L’héritage des Papers est pharaonique. Aujourd’hui encore, ils sont très régulièrement cités par la Cour suprême des États-Unis dans son travail d’interprétation de la Constitution37. La Cour y voit en effet une opportunité privilégiée de saisir la signification originelle de ce texte qui fonda la Nation américaine, et qui par ailleurs est pratiquement demeuré inchangé jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, les Papers ont été cités dans certaines des plus grandes affaires que la Cour ait eu à traiter, comme Clinton v. City of New York38, Alden v. Maine39 ou Bush v. Gore40. Après tout, les auteurs des Papers ont également participé à la rédaction de la Constitution : l’interprétation qu’ils en donnent est donc un témoignage direct de la volonté des architectes de ce texte fondateur. Pris ensemble, ces essais constituent une sorte de manifeste de la démocratie américaine, un manifeste qui hante toujours les couloirs de la Cour Suprême et du Capitole, mais aussi ceux des universités.
Le mythe des Federalist Papers
§22 Nous l’évoquions en conclusion du chapitre précédent : l’univers Marvel est mythique en ce qu’il rejoue constamment le mythe fondateur de la Nation démocratique américaine, c’est-à-dire celui qui est engendré, nous le soutenions alors, par les Federalist Papers.
Pourquoi attribue-t-on une dimension mythique à ces textes ? La question se pose car, comme le soulève41 Richard Epstein42, ces essais ont été écrits dans l’urgence d’un calendrier politique très serré, et sans réel plan général d’ordre et de rythme de publication. Le résultat, ce sont de nombreuses failles dans l’argumentation de certains des Papers, des failles qui depuis plus de deux siècles font les choux gras des presses universitaires de tous horizons. Par exemple, dans le Paper n° 10, Madison explique que plus un État est grand et peuplé, plus il a de chance d’échapper à l’élection de candidats corrompus et indignes de leurs fonctions. Bien sûr, son idée est de démontrer par-là qu’il est préférable de former une fédération d’États que de préserver l’indépendance de ces derniers. Son argument est le suivant : plus grand est le nombre d’électeurs, plus grand est le nombre de personnes à convaincre par un(e) candidat(e) politique de l’honnêteté et du bien-fondé de son action. Il s’opère ainsi une sorte de « filtrage » naturel des candidats corrompus. Pour Epstein43, cet argumentaire est extrêmement faible, en ce qu’il est quasiment impossible de prédire à ce point la distribution des talents : il est tout à fait concevable, par exemple, qu’un individu de mauvaise réputation locale parvienne à s’imposer à un niveau national si sa capacité à feindre la compétence politique est suffisamment élevée44.
Cette faille dans l’argumentaire des Papers n’est qu’un exemple parmi d’autres. Pourtant, il reste qu’on prête aujourd’hui à ces essais une sorte de vision transcendantale, dépassant le côté « improvisé » de leur rédaction. Comment expliquer cela ? Pour Epstein, la réponse se trouve avant tout dans le style littéraire et le registre linguistique adoptés par ces textes : « [Les Pères fondateurs et Publius] ne doutaient pas de la clarté de leur langage et de la cohérence de leur mission » 45. Presque naïvement, « [Publius] avait la confiance et la grâce suffisante pour présenter la Constitution comme une doctrine cohérente et autosuffisante »46. Ainsi, plus que ses arguments en eux-mêmes, c’est le fait que les convictions de Publius transpirent par tous les pores de son argumentaire qui rend son œuvre habitée. C’est cela, en plus du fait que l’Histoire donna finalement raison à l’argumentaire qu’ils présentent, qui a permis aux Papers de traverser les époques.
§23 Revenons à la question qui nous intéresse ici : pourquoi attribuer une dimension mythique à ces textes ? Ce qui est important, dans ce que nous venons d’évoquer aux deux paragraphes précédents, n’est pas le fait que Publius croyait fermement aux bons arguments au bon moment de l’Histoire. Cela a participé à la pérennité des Papers, mais cela ne permet pas de justifier entièrement la dimension mythique qu’on leur accorde aujourd’hui. Ce qui est essentiel ici en réalité, c’est que la vision claire, inspirée et ordonnée de Publius ait pu paradoxalement émerger de ces Papers brouillons et improvisés. Cette vision a réussi à se dégager du chaos de ses origines pour devenir fondatrice, civilisatrice. Comme l’univers Marvel, les Papers acquièrent donc cette aura, typique des mythes fondateurs, qui nous incite à constamment repenser les normes de nos sociétés à la surface de leur propos. C’est un appel à la naïveté, à la déconstruction de l’acquis pour repartir de zéro. Et ce, même plus de deux siècles plus tard.
Pour le dire autrement : il se dégage une certaine naïveté de la confrontation paradoxale entre la confiance que Publius a en la cohérence de ses arguments et la dimension « improvisée » du contexte de rédaction des Papers. Cette naïveté originelle s’impose d’autant plus à nous qu’elle a survécu à un paradoxe qui aurait pu l’anéantir. Cela la rend puissante. Et lorsqu’elle s’impose à nous, elle nous enjoint à poursuivre la vision d’une société qui est toujours encore à construire, à perfectionner, à purifier.
Nous avons pu dire plus haut que l’univers Marvel et les Papers étaient comme les deux faces d’une même pièce. À partir de ce que nous avons pu exposer aux paragraphes précédents, cela n’a jamais été aussi vrai. L’univers Marvel et les Papers mettent en scène des mythes pour les mêmes raisons : parce qu’ils nous invitent tous les deux à réévaluer les origines de nos règles juridiques et sociétales, et à repenser ces règles à l’aube de notre naïveté. Nous le montrions au chapitre précédent : l’univers Marvel nous renvoie constamment au mythe fondateur de la Nation démocratique américaine contenu dans les Papers. À leur tour, les Papers nous renvoient à ce qui de cette Nation est toujours encore à construire, à ce qui d’elle est toujours manquant. Il y a comme une sorte de dialogue entre les films de l’univers Marvel et les Papers. Un dialogue rendu possible par leurs dimensions mythiques respectives.
§24 En somme, les Federalist Papers sont mythiques en ce qu’ils sont, comme l’univers Marvel, une invitation à la réévaluation des normes juridiques et sociétales américaines. Ce point commun, ce lien, nous permet d’envisager la possibilité d’un dialogue entre le mythe des Papers et celui de l’univers Marvel. À présent, il nous faut entreprendre de donner à voir ce dialogue. Ne plus simplement se contenter de sa possibilité, mais en démontrer l’existence. Pour ce faire, nous avons choisi une manière de faire originale : proposer une interprétation nouvelle des Papers, une interprétation qu’il s’agira ensuite de calquer à l’univers Marvel et d’observer comment il se la réapproprie pour en moderniser le sens. Pour faire simple, dans le dialogue entre les deux œuvres, nous leur donnons un sujet de discussion. Cette interprétation renouvelée, nous l’établirons au point suivant sur la base d’une dimension des Papers qu’Epstein nous laissait entrevoir sans véritablement nous laisser l’explorer : leur dimension paradoxale.
Pour une interprétation paradoxale des Federalist Papers
§25 D’où vient le pseudonyme « Publius » ? Bien sûr, le mot jouit d’une consonance latine rappelant la glorieuse République romaine antique. On comprend aisément l’envie d’Hamilton, Madison et Jay de se donner du crédit en se rapportant à cette institution quasi sacrée. En réalité, c’est bien plus précis que cela : Publius Valerius Publicola est considéré que l’un des principaux architectes de la fondation de la République romaine, en -509. Il était décrit comme quelqu’un de radicalement novateur47. Ainsi, en choisissant d’arborer son nom, les rédacteurs des Papers font donc plus que simplement se poser comme des fondateurs : ils s’attribuent la qualité de novateurs radicaux, entièrement tournés vers le futur resplendissant qu’ils aperçoivent pour la Nation américaine. Mais cela, ils le réalisent en citant le représentant d’une des plus vieilles institutions politiques au monde, tellement ancienne qu’elle est aujourd’hui éteinte.
§26 Pour Philipp Abbott48, ce paradoxe49 est la clef de compréhension des Papers. Et l’emploi du terme « Publius » n’est pas le seul exemple de ce genre de paradoxes : les Papers en sont perclus. Abbott montre qu’il existe, au-delà du monolithisme apparent de ces textes, un monde de paradoxes les mettant en tension. Et il ne s’agit plus simplement de quelques arguments facilement réfutables : ces paradoxes sont structurants, ils forgent la trame du récit des Papers. Et ces paradoxes ont un point commun : ils gravitent tous autour de cette idée d’ancien et de nouveau, de passé et de futur. Cette interconnexion entre le passé et le futur, ce mouvement constant qui s’opère entre les deux extrêmes, se retrouve dans toutes les strates des Papers. Publius joue constamment avec ces paradoxes, en voulant par exemple montrer que la nouveauté radicale qu’il propose – c’est-à-dire la Constitution – est le fruit de plusieurs millénaires d’expérience accumulée.
§27 Ce qui fait la force et l’autorité de Publius, cependant, c’est qu’il parvient à s’extirper de ces paradoxes, à en sortir vainqueur. Comment ? Par l’usage du narratif, du storytelling. La confrontation entre l’ancien et le nouveau n’est pas simplement présentée dans les Papers, elle y est mise en scène, littéralement. Et ce, au moyen de multiples « histoires » qui nous invitent à comprendre l’Amérique comme un agrégat complexe mais cohérent d’ancien et de nouveau. Le paradoxe s’endure à la surface de la Nation américaine : c’est le fait de la rattacher à la grande Histoire de la démocratie, tout en proclamant son exceptionnalisme novateur, qui lui donne une consistance. Pour illustrer cela, Abbott prend notamment l’exemple des Papers n° 6-8. Là, Publius s’appuie sur une série d’anciennes républiques s’étant éteintes dans la guerre et la douleur afin de montrer ce qui attend les États réfractaires s’ils ne ratifient pas la Constitution. Cependant, tout en faisant cela, il fait valoir une sorte d’exceptionnalisme américain, montrant que les stratégies militaires seraient sans doute différentes (donc novatrices) si la guerre devait un jour arriver sur le sol américain.
§28 En résumé, Abbott nous donne à voir des Federalist Papers faisant valoir en même temps une capacité novatrice radicale et un rattachement profond à la tradition, créant de ce fait un paradoxe. Publius puise sa force et son autorité dans le fait qu’il parvient à endurer ce paradoxe. Et cela, il le fait en inscrivant l’Amérique au centre d’un storytelling géant : c’est la Nation américaine qui fait le lien entre le passé et le futur. Abbott dit même : « Lorsque nous lisons les Federalist Papers, nous participons à ses actes de narration, en appréciant et en reproduisant les associations entre l'ancien et le nouveau [que Publius] a créées, tout en essayant d'ajouter des chapitres à son récit »50. En tant que lecteur, nous sommes donc invités à repenser nous-mêmes ce lien entre passé et futur, à repenser l’Amérique. Là encore, les Papers se font mythiques.
§29 C’est là une nouvelle façon de comprendre les Papers, et elle nous invite à voir plus loin. Depuis plusieurs chapitres maintenant, nous avons démontré qu’à la fois l’univers Marvel et les Papers nous invitent, spectateurs et lecteurs, à réévaluer de façon critique les normes juridiques et sociétales de la société américaine. Comment ces œuvres faisaient-elles cela ? En nous montrant qu’il est toujours possible de revenir mentalement à une sorte de stade originel, présociétal, dans lequel tout est encore à construire. Mais maintenant, grâce à Abbott, il est possible de comprendre les Papers non comme un simple appel à la construction, mais comme un manifeste de tout ce que devrait être la Nation américaine. En effet, en la plaçant au centre d’un storytelling géant, Publius fait de l’Amérique une sorte de réalisation ultime, naturelle et inévitable de l’Histoire. Elle est le fantasme vers lequel nous devons nous diriger, le point de convergence de toutes nos ambitions. L’Amérique mise en scène dans les Papers est fantasmée, non encore avenue, mais toujours déjà rayonnante, car empreinte des leçons du passé et condamnée à exister au futur. L’Amérique n’est plus une histoire de fédération, de peuple ou de territoire : c’est une idée. Les Papers ne parlent pas vraiment de ce qu’est la Nation américaine ; ils parlent de tout ce qu’elle pourrait être, de tout ce qu’elle n’est pas encore. C’est là ce que nous appelons une interprétation paradoxale des Papers : ils décrivent tout ce que l’Amérique n’est pas.
Un exemple d’interprétation paradoxale : les aménagements externes aux trois pouvoirs
§30 Concluons ce chapitre sur un dernier exemple pour illustrer notre propos. Une des principales idées évoquées dans les Papers est la séparation des pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif. Christian Behrendt et Frédéric Bouhon51 livrent une analyse pertinente de ce concept, à travers leur proposition d’une lecture critique des Papers n° 47 à 5152. Dans ces écrits, Publius s’avère être bien conscient de son héritage montéquéviste. En effet, on y retrouve l’idée selon laquelle la séparation des pouvoirs, pour être efficace, ne peut pas uniquement s’appuyer sur la dépendance du Gouvernement envers le peuple. Ainsi, la séparation des pouvoirs ne pourrait être constituée qu’en laissant un certain degré d’interaction – et donc de contrôle – entre lesdits pouvoirs. De fait, Publius propose alors une séparation des pouvoirs qui reposerait sur deux systèmes de contrôle : les aménagements internes et externes aux trois pouvoirs. Ce seront les premiers qui seront retenus dans la Constitution américaine, au détriment des seconds. Ainsi donc, l’on retrouve dans la Constitution de multiples techniques permettant aux différents organes étatiques de s’entre-influencer, dont une des plus fameuses est le pouvoir donné au Président de nommer les fonctionnaires fédéraux, donc les juges à la Cour Suprême entre autres53.
Les aménagements externes, ces mécanismes de contrôle qui n’apparaîtront finalement pas dans la Constitution américaine, requièrent l’intervention d’un organe extérieur et neutre en cas de déséquilibre entre les trois pouvoirs afin de s’assurer qu’ils ne dépassent pas les limites que le droit constitutionnel leur impose. Il en va, selon Publius, de deux techniques différentes : le recours au peuple au moyen d’une sorte de référendum (Paper n° 49) d’une part, et d’autre part l’installation d’un conseil de Censeurs (Paper n° 50). Cependant, Publius pointe lui-même du doigt les nombreux inconvénients liés à ces deux techniques et les abandonne promptement. Ainsi, s’il apparaît que Publius ne fait mention de ces techniques dans une visée uniquement rhétorique, c’est-à-dire dans le but de démontrer la nécessité de l’instauration d’aménagements internes au détriment de leurs homologues externes, il reste que le souvenir de ces derniers continue de hanter l’esprit du lecteur des Papers, comme une sorte d’idéal inatteignable. En effet, les aménagements externes aux trois pouvoirs demeurent l’incarnation d’une possibilité supplémentaire (nécessaire ?) d’empêcher les abus de pouvoir. Le tout serait simplement de créer une société dans laquelle leurs inconvénients n’en seraient plus. Ces aménagements externes représentent une main tendue vers cette Amérique fantasmée, n’existant pas encore, typique de l’interprétation paradoxale des Papers que nous proposons.
« Vous voulez protéger le monde, mais vous ne voulez pas qu’il change », ou comment les supervilains commencent à faire sens
§31 Résumons : lors du premier chapitre, nous avons montré que l’univers Marvel avait hérité des héros antiques sa capacité à nous projeter dans une sorte de « temps zéro » sociétal, dans lequel nous sommes invités à repenser, reconstruire les règles de notre société. En ce sens, l’univers Marvel s’engage naturellement dans un dialogue avec le mythe fondateur de la société américaine, celui supposément contenu dans les Federalist Papers. Au second chapitre, nous avons mis en évidence la dimension mythique des Papers, et donc confirmé la possibilité d’un dialogue entre ces derniers et l’univers Marvel. Nous avons poursuivi la démarche en proposant une interprétation « paradoxale » des Papers, qui remet en cause notre perspective sur ces textes. Le but du présent chapitre est d’activer le dialogue Marvel Cinematic Universe / Papers, afin de montrer comment cette nouvelle interprétation impacte l’univers Marvel, et surtout les grilles d’analyse du monde réel que l’on peut en retirer.
Pour ce faire, il s’agira d’abord de montrer comment le mécanisme de conflit permet de donner sa structure à l’univers Marvel, puis de montrer comment l’univers Marvel a perdu son conflit le plus structurant. Enfin, nous démontrerons que face à la perte de ce conflit, il en est un autre qui s’impose : celui opposant les superhéros à leurs ennemis. En substance, l’idée principale est de montrer que l’Amérique fantasmée décrite dans les Papers n’appartient pas, comme on aurait pu s’y attendre, aux superhéros de l’univers Marvel, mais bien à leurs ennemis – les « supervilains ».
Le conflit Captain America – Iron Man comme structure de l’univers cinématographique Marvel
§32 Le conflit est ce qui permet à l’univers Marvel de structurer sa narration. Tout, dans ces histoires, tend invariablement vers un conflit, le plus généralement entre le superhéros et son ennemi. C’est l’issue de ce conflit qui permet systématiquement la résolution finale des enjeux du récit. Le conflit est également ce qui permet à l’univers Marvel de structurer le monde qu’il décrit. Les frontières peuvent parfois être floues, mais dans l’ensemble, le monde de l’univers Marvel repose sur un modèle manichéen : A est en conflit avec B, X est en conflit avec Y. Enfin, par extension, le conflit est ce qui permet à l’univers Marvel de structurer la vision qu’il nous propose de nos sociétés bien réelles. Ce sont les fameuses « structures d’attente » que nous évoquions au premier chapitre.
§33 Au sein de l’univers Marvel, il est un conflit qui prend une place plus importante que n’importe quel autre : celui opposant les deux superhéros alliés Captain America et Iron Man. Amorcé dès leur première rencontre dans The Avengers (2012), ce conflit se poursuivra sur toute la saga, jusqu’à la disparition des deux personnages dans Avengers : Endgame (2019). Mais le film le plus emblématique de cet affrontement est sans doute Captain America : Civil War (2016).
Dans ce film, l’action démarre alors que les Avengers (équipe de superhéros dont font partie Captain America et Iron Man) reviennent tout juste d’une intervention désastreuse en Europe de l’Est, intervention ayant causé la mort de près de deux centaines d’innocents, et coûté plus de 400 milliards de dégâts matériels54. En réaction, la communauté internationale demande des comptes à l’équipe superhéroïque et les presse de se placer sous l’autorité d’Accords internationaux. Ces Accords, nommées « Accords de Sokovie » interdiraient aux Avengers toute initiative non préalablement autorisée par l’ONU. Pour Iron Man, encore tout traumatisé des victimes collatérales de ses actions dans le film précédent, ce traité est une bonne chose : il représente en effet une occasion de se racheter pour ses débordements et de protéger des innocents. En revanche, pour Captain America, ce traité est dangereux, car il pourrait ralentir l’action des Avengers et rendre vaine leur existence. Lors d’une discussion animée, les deux superhéros ont cet échange (nous traduisons) :
-
« [Iron Man] Nos activités doivent être contrôlées, quel que soit la forme que ça prendra, je jouerai le jeu. Si nous ne sommes pas capables d’accepter certaines limites, nous ne valons pas mieux que ceux que nous combattons.
-
[Captain America] Quand des gens dont on doit assurer la protection sont menacés, on ne les abandonne pas.
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Je n’ai pas dit ça.
-
Mais ça revient à cela si nous ne pouvons plus décider d’agir. »
L’affrontement idéologique entre ces deux personnages fait échos au paradoxe ancienneté / nouveauté d’Abbott : la solution préconisée par Iron Man représente un véritable retour en arrière par rapport à l’histoire de l’univers Marvel. Car à la fin de The Avengers (2012), l’équipe acquérait son indépendance de toute autorité de contrôle – gouvernementale ou non. L’option privilégiée par Captain America, en revanche, si elle n’est pas vraiment novatrice, poursuit au minimum l’idéal d’indépendance novateur fixé dans The Avengers (2012)55.
§34 Cependant, le final de Civil War ne permet pas de transformer le conflit engagé entre Captain America et Iron Man de renvoyer à un miroir déformant, autocritique de la société américaine. Mais cela n’est pas dû au fait que le film trancherait la question, accorderait la victoire à une idéologie sur l’autre. Après tout, le film ne ferait alors que proposer une réponse possible. Ce qui empêche tout développement, c’est en réalité le fait que le film décide de complètement délaisser le débat sur les Accords de Sokovie pour se consacrer à une simple querelle personnelle entre les deux superhéros, à la portée bien moins signifiante. Les deux héros auparavant alliés fragiles scellent donc durablement leur désunion en fin de métrage, mais ce n’est pas pour des raisons idéologiques. Il est en effet uniquement question du ressenti d’Iron-Man contre Captain America parce que ce dernier aurait cherché à protéger l’assassin des parents du premier.
En abandonnant ce conflit idéologique, qui est pourtant le plus important de son mécanisme narratif, l’univers Marvel détruit la structure d’attente qui y était associée. Il rend donc impossible la prise de tout point de vue critique. L’influence de ces deux personnages sur l’entièreté de l’univers Marvel est telle que c’est l’ensemble des superhéros qui, à la suite de Civil War, se retrouvent dépossédés de leur capacité à générer un point de vue critique. Les superhéros finissent par incarner une sorte d’actualisation figée de ce fantasme de la Nation américaine des Papers, une actualisation qui n’a en fait plus rien de fantasmé, car elle est incapable de poursuivre le dialogue avec ses origines mythiques. En témoigne par exemple le vide idéologique d’Avengers : Infinity War (2018) et Avengers : Endgame (2019), dans lesquels les superhéros s’allient tous sous une même bannière pour combattre un ennemi commun extraterrestre, sans qu’aucun héros ne cherche à mettre en doute leur façon de procéder. Un fantasme n’est plus un fantasme s’il est réalisé. Détruire le conflit, c’est détruire la possibilité de rêver à sa solution la plus idéale.
Pour survivre, l’univers Marvel a donc besoin de réinstaurer du conflit. Curieusement, c’est dans un film sorti avant Civil War que l’univers Marvel va trouver son nouveau conflit le plus structurant. Et ce film, c’est Avengers : Age of Ultron (2015).
Les supervilains en remplacement
§35 À la fin, les superhéros gagnent la bataille contre leurs ennemis. C’est systématique, cela ne fait plus de secret pour personne. Cependant, cela n’empêche pas le conflit opposant les superhéros aux « supervilains » – selon le terme consacré dans les comics56 – de se perpétuer. Les supervilains, ce sont ces personnages qui sont la plupart du temps doués des mêmes capacités surnaturelles que les superhéros, mais qui les utilisent dans un but personnel ou en tout cas contraire au « bien commun ». Ainsi, au sein de l’univers Marvel, il reste évidemment de bon ton de finir sur un happy end voyant la défaite du supervilain principal. Mais il est étonnant de constater que l’idéologie des supervilains prend de plus en plus de place dans ces films, et cela à cause du fait que les superhéros sont de moins en moins enclins à combattre leurs ennemis sur le plan de la rhétorique. Ainsi, quand un supervilain se lance dans une grande diatribe dénonçant les vices des superhéros et de la société tout entière, il est rare que les superhéros lui opposent un contre-argumentaire. Bien sûr, les discours de ces supervilains appellent rarement, au sein du film, à de grands débats philosophiques. Et dans un film d’action, il faut bien faire place au combat à un moment ou à un autre. Néanmoins, cette stupéfiante incapacité rhétorique des superhéros laisse forcément plus de place aux idées de leurs opposants.
§36 Ainsi, dans Avengers : L’Ère d’Ultron (2015), le principal antagoniste du récit est Ultron, un robot androïde originellement conçu par Iron Man et Hulk dans le but de rendre les Avengers inutiles, en ce sens qu’il lui serait attribué toute la puissance et les ressources nécessaires au maintien d’une paix terrestre durable. Le but d’Ultron est d’empêcher à la fois les guerres entre États, et les guerres entre la Terre et d’autres civilisations extraterrestres : « la paix à notre époque » comme le proclame Iron Man. Cependant, à peine né, Ultron se rebelle contre les belles intentions de ses créateurs. Ou plutôt : il conserve l’objectif d’une « paix à notre époque », mais se résout à des méthodes nettement plus violentes pour l’instaurer. Selon sa logique, s’il faut parvenir à la paix universelle, alors il faut également infliger à la race humaine un mal tel qu’elle n’aura d’autre choix que de s’unir face à celui-ci. Lors de sa première rencontre avec les Avengers, il leur adresse cette tirade (nous traduisons) :
« Désolé, je sais que vous voulez bien faire. C’est juste que vous n’y avez pas suffisamment réfléchi. Vous voulez protéger le monde, mais vous ne voulez pas qu’il change. Comment sauver l’humanité si on ne lui permet pas d’évoluer ? […] Il n’y a qu’un seul chemin vers la paix… L’extinction des Avengers ».
§37 Le ton, bien que sans doute exagérément dramatique, est donné. Ultron profitera du reste du film pour tenter d’imposer sa vision des choses. Et bien qu’ultimement, le plan machiavélique d’Ultron échoue57, son argumentaire qu’il se plaît à déverser dès que l’occasion se présente n’est que très peu combattu de façon rhétorique par les différents membres de l’équipe des héros, qui se suffisent généralement d’une remarque à la répartie cinglante ou même plus simplement d’un coup de laser, marteau ou autre bouclier boomerang. Le film insiste beaucoup sur l’opposition entre le côté humain défaillant des héros et l’exactitude froide et robotique de la logique d’Ultron, nous gratifiant pour appuyer le contraste d’une séquence où l’équipe s’exile dans la campagne géorgienne pour panser ses plaies, dans ce qui s’apparente à un remake d’un épisode de La petite maison dans la prairie. Ainsi, Ultron met en évidence les défaillances dans la logique des Avengers, et ce faisant il en pointe la source du doigt : leur faiblesse provient de ce qui fait d’eux des humains. Globalement, le message du film peut se résumer à l’échange final entre Vision (tout nouveau membre des Avengers, incarnant une sorte d’idéal antinomique d’Ultron) et le supervilain :
-
« [Vision] Les humains sont étranges. Ils pensent que l’ordre et le chaos sont en quelque sorte opposés et essaient de contrôler ce qui ne peut l’être. Mais il y a de la grâce dans leurs échecs. Je pense que c’est ce qui t’a échappé.
-
[Ultron] Ils sont condamnés.
-
Oui. Mais ce qui fait la beauté d’une chose n’est pas sa durabilité. C’est un privilège de marcher parmi eux.
-
C’est insupportable à quel point tu es naïf.
-
Après tout… Je suis né hier ».
Vision reconnaît lui-même que les Avengers ne peuvent durer éternellement, ou en tout cas qu’ils contiennent en eux-mêmes la source de leur propre destruction. En fin de compte, les Avengers sont invariablement condamnés à l’échec. Face à cela, le discours d’Ultron, qui plaide pour une extinction au moins partielle de la race humaine, continue d’incarner une idée certes jusqu’au-boutiste et radicale, mais novatrice néanmoins. Les Avengers, quant à eux, incarnent une vision du monde plus éprouvée et ancienne, la vision d’un monde qui mérite toujours d’être sauvé, sans concéder de sacrifice58. Puisqu’il n’est opposé à Ultron qu’un vide rhétorique, cela laisse forcément place à une forme d’empathie pour ce supervilain, et donc à une interrogation : ce renouveau proposé par les « méchants » pourrait-il être tolérable ?
§38 Ultron, bien entendu, est défait à la fin d’Avengers : Age of Ultron (2015). Mais bien que son plan machiavélique ait ultimement échoué, il a néanmoins réussi à causer beaucoup de tort. Les énormes dommages qu’ont engendré les actions d’Ultron ainsi que le fait que l’on doive sa naissance à deux des Avengers les plus illustres sont les éléments qui convainquent la communauté internationale, dans Captain America : Civil War (2016), qu’il faut pouvoir mettre les Avengers sous contrôle au moyen d’Accords internationaux. Comme nous l’avions exposé au point précédent, c’est ce texte qui électrisera le conflit idéologique entre Captain America et Iron Man, conflit qui cédera en fin de film la place à une querelle personnelle entre les deux superhéros. Une querelle qui causera néanmoins la dissolution des Avengers. Et la disparition des protecteurs de la Terre est ce qui permettra, dans la suite de l’univers Marvel, à des supervilains bien plus dangereux de s’imposer, alors que jusque-là ils n’osaient pas se frotter aux terriens59.
La défaite d’Ultron ne sonne donc pas la fin de son plan machiavélique. Ses objectifs, ses idées, sa rhétorique lui survivent après sa mort. Bien que cela se fasse indirectement, ce sont bien les actions d’Ultron qui causeront « l’extinction des Avengers ». Il faut voir dans cette expression plus que la simple disparition de l’équipe superhéroïque : la fin des Avengers implique aussi la perte de ce conflit structurant opposant Captain America à Iron Man. Et au moment où cette perte intervient, dans Civil War, c’est la rhétorique d’Ultron qui se rappelle à nous. Nous perdons l’ancien, mais sur sa ruine nous bâtissons du nouveau. Ultron n’ouvre pas simplement la voie à des supervilains plus dangereux que lui ; il ouvre la voie à une nouvelle rhétorique radicalement novatrice, une rhétorique incarnée par ces supervilains.
§39 Lorsque le conflit Captain America – Iron Man structurait encore l’univers Marvel, le fantasme de l’Amérique se manifestait dans un cadre contrôlé, pacifique. Les deux superhéros avaient beau se trouver en désaccord constant sur la marche à suivre pour faire face à telle ou telle menace, ou pour faire en sorte de limiter les dégâts collatéraux de leurs actions, ils n’en arrivaient néanmoins jamais jusqu’à se livrer une bataille armée pour imposer leurs idées. La nécessité d’une concorde finissait toujours par primer, et c’est bien dans l’union de leurs pouvoirs qu’ils finissaient par dépasser leurs différences. C’est comme cela que l’univers Marvel faisait perdurer son aura mythique : les deux héros parvenaient toujours à dépasser leurs oppositions profondes et à poser un acte ensemble, dans le but de combattre un ennemi commun. En débattant sans cesse sur la marche à suivre, ils entretenaient le fantasme d’une société non encore née dans laquelle tout était encore à faire, tous les chemins étaient encore à prendre. Puis, tout en ignorant la résolution de leur conflit, les héros posaient finalement un acte qui ne donnait raison ni à l’un ni à l’autre. Par cet acte, ils faisaient le choix de fonder cette société malgré tout, de la faire naître sous le signe d’une parentalité paradoxale, car jamais véritablement unifiée dans une même vision de ce que devrait être leur enfant. C’est là une première application de l’interprétation paradoxale des Federalist Papers : l’univers Marvel déployait son mythe dans tout ce qu’il ne résolvait pas, dans tout ce qu’il laissait en suspens. Tout le sens que l’on pouvait tirer de ces films résultait du fait que malgré l’union des héros, il persistait toujours en son cœur un débat infini, perpétuel. Un débat qui renvoyait toujours à cette question : comment faire au mieux ? Non pas le « mieux possible », mais le mieux simple, direct, ultime. C’est cette même interrogation que devait sans doute ressasser Romulus devant ses collines.
§40 Mais en dissociant à jamais Captain America et Iron Man dans Civil War, l’univers Marvel a arrêté d’endurer son conflit paradoxal en le résolvant. Pire que de le résoudre : il l’a effacé. Après ce film, les deux héros ne sont ni en désaccord, ni dans une position où le premier aurait vaincu le second, qui pourrait néanmoins continuer à lui résister. Ils ne sont même pas en accord. Non, rien de tout cela : les superhéros coupent les ponts, et ne feront plus jamais s’affronter leurs idéologies dans la suite de la saga. Plus de débat, plus d’action, plus rien.
C’est dans ce vide que s’engouffrera Ultron. Lui qui est né de la rhétorique superhéroïque mais qui la retourne complètement, en lui faisant prendre un sens que ses pères ne se seraient jamais permis de lui donner : pour sauver les humains, il faut les sauver d’eux-mêmes, et donc les détruire. Il adopte cette logique froide, robotique, qui s’oppose à celle des Avengers. Ultron réintroduit donc du conflit au sein de cet univers Marvel qui en a bien besoin. Et ce nouveau conflit a cela de commun avec celui de Captain America et Iron Man qu’il porte uniquement sur la marche à suivre pour viser la paix, et non la paix elle-même. De bout en bout, le but d’Ultron reste celui pour lequel il a été créé : la paix à notre époque. C’est comme cela que l’univers Marvel retrouve sa dimension mythique : Ultron est celui qui propose une alternative, un débat. Se rappelle alors à nous la question de Romulus : comment faire au mieux ? Cependant, le rappel à l’Amérique fantasmée opéré par Ultron est dérangeant, parce qu’il se fait sous une forme extrêmement violente. Il s’agit tout de même de décimer l’humanité, voire de la supprimer purement et simplement. Que le retour au temps zéro se fasse au moyen d’une idéologie aussi destructrice que celle-là tient effectivement du paradoxal.
C’est donc là une deuxième application de l’interprétation paradoxale des Papers : le mythe de l’univers Marvel persiste dans ce nouveau débat que ces films ne tranchent pas. En effet, l’idéologie d’Ultron lui survit après Avengers : Age of Ultron, et s’infiltre partout : et s’il avait raison ? Et si le mieux, c’était de faire disparaître l’humanité ? C’est une question qui reste forcément en suspens, car ce qu’elle sous-tend est trop extrême, trop annihilateur. C’est comme cela que l’univers Marvel se réapproprie le mythe des Papers. Le conflit Captain America – Iron Man ne faisait qu’illustrer ce mythe, mais le conflit Ultron – Avengers y répond. Dans le temps zéro, l’on se demandait ce qu’était « le mieux ». Grâce à l’interprétation paradoxale des Papers, on proposait une tentative de réponse originale en montrant tout ce qui du mieux n’était pas encore advenu. Mais avec Ultron, l’univers Marvel propose une autre approche : et si le mieux, c’était d’effacer la question de l’identité du mieux ? Et s’il fallait, afin de répondre à la question du mieux, chercher à supprimer toute nécessité de se la poser ? Ultron répond à la question du mieux en demandant pourquoi cette question existe. Ce qu’il en résulte, c’est que le miroir n’a jamais été aussi déformant, l’Amérique n’a jamais été aussi secouée dans ses fondations : Ultron va jusqu’à questionner la nécessité d’une société. Sa naïveté est totale, son fantasme est absolu, car libéré de toute contrainte.
La vision d’Ultron est destructrice dans la forme – parce qu’il s’agit de supprimer des milliards d’individus – mais surtout dans le fond : parce qu’il réintroduit du doute au plus profond de nos interrogations. Comme Socrate, Ultron nous pique et nous paralyse. Il nous place dans un état d’embarras, d’incertitude totale. Et paradoxalement, c’est ce moment-là qui est le plus propice à une nouvelle interrogation, enrichie des apprentissages issus de la déconstruction de nos interrogations passées. Le véritable message de ces films se joue là : nous ne pouvons pas nous permettre de rester figer dans une certaine idée de la Nation américaine. Il faut toujours pouvoir remettre ses règles en question. Bien sûr, les idéologies extrêmes véhiculées par ces supervilains sont dangereuses, et il est en outre particulièrement éloquent que le retour au fantasme de l’Amérique des Papers se fasse au moyen d’une idéologie aussi destructrice que celle d’Ultron. Mais ce qui est essentiel ici est que malgré tout, nous soyons maintenus en alerte, que nous ne nous laissions pas endormir face à ces idéologies destructrices. Il nous faut entretenir le fantasme, il nous faut rester naïfs, il nous faut endurer le paradoxe de l’ancien et du nouveau.
Conclusions
§41 Aux premier et deuxième chapitres, nous avons montré qu’un dialogue était possible entre l’univers cinématographique Marvel et les Federalist Papers, et ce, au moyen de leur dimension mythique commune. C’est lors du troisième et dernier chapitre que nous avons montré que ce dialogue ne se limite pas à un simple parallèle. En effet, l’univers Marvel permet d’actualiser cette question fondamentale des Papers : qu’est-ce qui de l’Amérique60 est toujours en puissance ? Qu’est-ce qui en elle n’est pas encore actualisé, incarné ?
Comment rendre cette incarnation possible ? L’univers Marvel ne permet pas uniquement de poser ces questions d’une manière plus moderne : il nous propose également des outils afin de pouvoir moderniser nos tentatives de réponses à ces questions. C’est cela qu’il se passe quand il présente la rhétorique du supervilain comme étant la plus signifiante, la plus à même de rejouer le fantasme de l’Amérique du « temps zéro ».
Cependant, si nous avons montré que ces outils de réponse existent au sein de l’univers Marvel, nous ne les employons pas nous-mêmes pour tenter une réponse parmi d’autres. Notre démarche s’arrêtait à la démonstration de la possibilité de ces réponses, et ce, grâce aux Papers. Multiplier ces tentatives de réponses, voilà une démarche à placer à l’agenda des Marvel Studies qui permettrait de préciser ce que l’on peut entendre aujourd’hui par « Amérique ». Un bon point de départ serait de s’attarder sur le fait que le retour à l’Amérique fantasmée des Papers se fasse dans l’univers Marvel au moyen d’une idéologie extrême, radicale et violente : celle d’Ultron.
Dans le Marvel Cinematic Universe et les Federalist Papers, l’Amérique n’apparaît qu’au fil d’une narration qui ne la dévoile jamais vraiment. Elle n’y est jamais démontrée, mais toujours racontée. Elle se déduit, s’approxime au regard du fantasme qui l’a vue naître. La Nation américaine se fonde là, à la croisée de ces mythes, de ces histoires. Elle n’est pas tant faite de tout ce qu’elle est, que de tout ce qu’elle n’a pas pu être et de tout ce qu’elle n’est pas encore. Au final, il apparaît que les Pères fondateurs et les superhéros se sont donné la même mission : nous faire prendre part à la rédaction de ces histoires.
« L’Amérique est un concept qui reste à affiner, elle n’est faite que de ses fictions »61.
Annexe – Pour mieux comprendre l’univers cinématographique Marvel
Le Marvel Cinematic Universe (ou MCU) est une franchise filmique de genre superhéroïque mettant en scène de nombreux personnages partageant un même univers. Cette particularité permet à ces personnages d’apparaître dans des films qui ne leur sont pas directement consacrés. À ce jour62, l’univers Marvel comprend 27 films63, à partir de 2008. L’ordre de sortie de ces œuvres ne correspond pas à l’ordre chronologique de l’histoire qu’ils dépeignent. Le présent document vise à donner une compréhension générale du scénario commun partagé par ces films, en les présentant de manière chronologique par rapport aux événements qu’ils dépeignent. Nous donnons également dans cette présentation quelques indications sur des éléments scénaristiques majeurs au regard du papier auquel est annexé le présent document.
Notons que l’univers Marvel met en scène des personnages inspirés des comics issus des éditions Marvel. Ainsi, les films dont les personnages sont inspirés de comics autres que Marvel64 ou dont les personnages sont originaux65 ne font pas partie de l’univers Marvel. Par ailleurs, il est des films mettant en scène des personnages issus des comics Marvel qui ne font pas partie de l’univers Marvel, et ce pour une question de droit d’adaptation66.
La majorité des films de l’univers Marvel ne mettent en scène les aventures que d’un, voire de deux superhéros. La série des films Avengers cependant, est considérée comme chorale : les différents superhéros s’y rassemblent pour une aventure en commun. Dans le tableau suivant, qui pour rappel présente ces films dans l’ordre chronologique du scénario partagé, les titres des films choraux apparaîtront en italique.
Titre du film | Année de sortie | Élément scénaristique majeur |
---|---|---|
Captain America : The First Avenger | 2011 | Première apparition de Captain America. |
Captain Marvel | 2019 | N/A. |
Iron Man | 2008 | Première apparition d’Iron Man, première mention du projet Avengers |
Iron Man 2 | 2010 | Première apparition de Black Widow. |
The Incredible Hulk | 2008 | Première apparition de Hulk. |
Thor | 2011 | Première apparition de Thor. |
The Avengers | 2012 | Première réunion des Avengers, équipe composée de Captain America, Iron Man, Thor, Hulk, Black Widow et Hawkeye (introduit dans ce film). Première présentation des différends idéologiques opposant Iron Man à Captain America. Première apparition de Thanos, grand supervilain des derniers films Avengers. |
Iron Man 3 | 2013 | N/A. |
Thor : The Dark World | 2013 | N/A. |
Captain America : The Winter Soldier | 2014 | N/A. |
Guardians of the Galaxy | 2014 | Premier film ne mettant en scène aucun des Avengers. Première exploration de l’univers Marvel extraterrestre. Première mention des Pierres d’infinité, réceptacles d’un immense pouvoir destructeur. |
Guardians of the Galaxy Vol. 2 | 2017 | N/A. |
Avengers : Age of Ultron | 2015 | Conflit entre les Avengers et Ultron, premier supervilain à questionner la légitimité de l’existence des Avengers. Poursuite du conflit idéologique opposant Iron Man à Captain America. Les Avengers survivent à leur bataille, accueillant même en leur sein de nouveaux membres. |
Ant-Man | 2015 | Première apparition d’Ant-Man. |
Captain America : Civil War | 2016 | Suite directe de Avengers : Age of Ultron. Apothéose du conflit opposant Iron Man à Captain America, signant ce qui s’apparente à la fin des Avengers. |
Black Widow | 2021 | N/A. |
Doctor Strange | 2016 | N/A. |
Black Panther | 2018 | N/A. |
Spider-Man : Homecoming | 2017 | N/A. |
Thor : Ragnarok | 2017 | N/A. |
Ant-Man and the Wasp | 2018 | N/A. |
Avengers : Infinity War | 2018 | Collecte par Thanos des Pierres de l’infinité, qu’il utilise pour éradiquer la moitié des êtres vivants de l’univers. Les Avengers, désorganisés, ne parviennent pas à l’arrêter. |
Avengers : Endgame | 2019 | Grâce à Ant Man, les Avengers parviennent à se reformer et à ramener la moitié des êtres vivants éradiquée par Thanos, tout en triomphant de lui. Iron Man et Captain America disparaissent. |
Loki (série) | 2021 | N/A. |
What If ? (série) | 2021 | N/A. |
WandaVision (série) | 2021 | N/A. |
The Falcon and The Winter Soldier (série) | 2021 | Retour de Captain America, sous une nouvelle identité. |
Shang-Chi and the Legend of the Ten Rings | 2021 | N/A. |
Eternals | 2021 | N/A. |
Spider-Man : Far from Home | 2019 | N/A. |
Spider-Man : No Way Home | 2021 | N/A. |
Hawkeye (série) | 2021 | N/A. |
Eliade M., Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, pp. 16-17. ↩
Coogan P. et Rosenberg R.S. (dir.), What is a Superhero ?, New York, Oxford University Press, 2013. ↩
Coogan P., Superhero : The Secret Origin of a Genre, Austin, MonkeyBrain Books, 2006. ↩
Par exemple Dittmer J., « Captain America's Empire: Reflections on Identity, Popular Culture, and Post-9/11 Geopolitics », in Annals of the Association of American Geographers, Vol. 95, N°3, septembre 2005, pp. 626-643. ↩
Par exemple DiPaolo M., War, Politics and Superheroes: Ethics and Propaganda in Comics and Film, Jefferson (Caroline du Nord), Macfarland, 2014. ↩
Par exemple Di Liddo A., Alan Moore : Comics as Performance, Fiction as Scalpel, Jackson (Mississippi), University Press of Mississippi, 2009. ↩
Par exemple Hyman D., Revision and the Superhero Genre, Londres, Palgrave Macmillan, 2017. ↩
Scorcese M., « I said Marvel movies aren’t cinema. Let me explain. », New York Times, New York, 2019. Disponible sur www.nytimes.com (consulté le 24 octobre 2021). ↩
Cf. infra, §§ 33 et s. ↩
Benatar M., « ‘‘Au mépris du danger, reculer l’impossible’’ : À la recherche d’un ordre juridique intergalactique », in Corten O. et Dubuisson F. (dir.), Du droit international au cinéma, Éditions A. Pedone, Paris, 2015, pp. 29-30. ↩
Bien que l’univers cinématographique Marvel soit fortement rattaché au genre de la science-fiction, il est en réalité bien difficile de classer ces films dans un genre cinématographique unique, tant ce qu’ils proposent est varié. Il semble même qu’ils créent leur propre genre cinématographique : une sorte de pot-pourri de ce qui se fait de mieux à Hollywood. C’est ainsi qu’au fil des films, on passera donc de la science-fiction (Iron Man, Guardians of the Galaxy) au fantastique (Thor, Doctor Strange), en passant même par le thriller politique (Captain America : The Winter Soldier). ↩
Une approche que l’on pourra rapprocher de celle de François Dubuisson vis-à-vis des films d’action dans Dubuisson F., « Cinéma et idéologie : représentation et fonction du terrorisme dans le film d’action hollywoodien », in Corten O. et Delcourt B. (coord.), Les Guerres antiterroristes, Contradictions, 2004, n°105, pp. 53-79. ↩
Une approche que l’on pourra ici aussi rapprocher de celle d’un autre, nommément Marco Benatar dans Benatar M., op. cit., pp. 29-49. ↩
Chambliss J. C., Svitavsky W. L., Fandino D. (dir.), Assembling the Marvel Cinematic Universe. Essays on the Social, Cultural and Geopolitical Domains, Jefferson (Caroline du Nord), Macfarland, 2018, p. 1 (nous traduisons). ↩
Pour une présentation détaillée de l’histoire des comic books américains, et en particulier ceux de superhéros, voy. Rhoades S., A Complete History of American Comic Books, Berne, Peter Lang, 2008. ↩
Nous pensons ici principalement au Superman de Richard Donner et ses suites, ainsi qu’au Batman de Tim Burton et ses suites. Bien que ces films aient rencontré un grand succès, parfois autant critique que commercial, force est de constater que dans ces années-là, la concurrence n’était pas rude. Ces deux séries sont plus ou moins les seules de leur genre à avoir connu un succès important lors de ces années-là. ↩
Avec la série des X-Men de Bryan Singer et Brett Ratner, des Spider-Man de Sam Raimi, le Dark Knight de Christopher Nolan, le Iron-Man de Jon Favreau, le Watchmen de Zack Snyder, etc. ↩
Pour le récit de la genèse des films Marvel, voy. Detrain J.-C., Dans les coulisses du Marvel Cinematic Universe, Toulouse, Third Éditions, 2017. ↩
Avec des recettes totales au box-office mondial s’élevant à plus de 23 milliards de dollars, l’univers Marvel est la franchise cinématographique la plus rentable de l’histoire, devant Star Wars et Harry Potter (sans prise en compte de l’inflation). En outre, l’un des derniers films de la saga, Avengers : Endgame (2019), est aujourd’hui le plus gros succès de l’histoire au box-office mondial, avec près de 2,8 milliards de dollars engrangés lors de sa période d’exploitation (sans prise en compte de l’inflation). Source : www.boxofficemojo.com. ↩
Boucher F.-E., David S. et PrÉvost M. (dir.), Mythologie du superhéros. Histoire, physiologie, géographie, intermédialités, Liège, Presses universitaires, 2014, p. 5. ↩
McLaughlin J., Stan Lee : Conversations, Jackson, University Press of Mississipi, 2007, p. 89 (nous traduisons). ↩
Chambliss J. C., « The Evolution of the Idea », Science Fiction Film and Television, vol. 12(3), 2019, p. 375 (nous traduisons). ↩
McSweeney T., Avengers Assemble ! Critical Perspectives on the Marvel Cinematic Universe, New York, Columbia University Press, 2018, p. 251 (nous traduisons). ↩
McCloud S., Understanding Comics : The Invisible Art, New York, William Morrow Paperbacks, 1994, p. 30 (nous traduisons). ↩
Tannen D., « What’s in a frame ? Surface evidence for underlying expectations », in Freedle R. O. (dir.), New directions in discourse processing, Norwood (New Jersey), Ablex, 1979, pp. 137-181 (nous traduisons). ↩
Cf. infra, §33. ↩
Selon l’expression utilisée par le président français Emmanuel Macron dans une vidéo publiée sur Twitter au lendemain de l’assaut sur le Capitole par des partisans du président sortant américain Donald Trump, le 6 janvier 2021. ↩
Lacroix L., « Héraclès, héros voyageur et civilisateur », in Bulletin de la classe des lettres et des sciences morales et politiques, tome 60, 1974, pp. 34-60. ↩
Professeur à l’université de Liège, spécialisé en recherches de philologie, d’histoire de l’art et d’archéologie, plus spécialement dans le domaine de la numismatique grecque. ↩
Ibid., p. 45. ↩
Bainbridge J., « ‘‘The Call to do Justice’’ : Superheroes, Sovereigns and the State During Wartime », in International Journal for the Semiotics of Law, No. 28, 2015, pp. 745-763 ; Bainbridge J., « Beyond the Law: What is so ‘‘Super’’ About Superheroes and Supervillains? », in International Journal for the Semiotics of Law, No. 30, 2017, pp. 367-388 ; Bainbridge J., « ‘‘You were the world’s first superhero’’. Marvel Studio’s Superheroes, Law and the Pursuit of Justice », in Chambliss J. C., Svitavsky W. L., Fandino D. (dir.), Assembling the Marvel Cinematic Universe. Essays on the Social, Cultural and Geopolitical Domains, op. cit., pp. 151-167. ↩
Juriste, chercheur, professeur et doyen exécutif de la faculté des arts et du design à l’université de Canberra. ↩
Rushkoff D., Media Virus : Hidden Agendas in Popular Culture, New York, Random House, 1994, pp. 51-52 (nous traduisons). ↩
Hamilton A., Madison J. et Jay J., The Federalist : A Collection of Essays, Written in Favour of the New Constitution, As Agreed Upon by the Federal Convention, September 17, 1787, New York, J. and A. McLean Publishing, 1788. ↩
Notons qu’en français, l’expression « Le Fédéraliste » est restée. Dans le cadre de cette présentation, nous lui préférerons « Federalist Papers » ou « Papers », et ce afin d’éviter tout malentendu. ↩
Pour une présentation plus détaillée du contexte de publication des Federalist Papers, voy. Chernow R., Alexander Hamilton, États-Unis, Penguin Publishing Group, 2005. ↩
Corley P., Howard R. et Nixon D., « The Supreme Court and Opinion Content : The Use of the Federalist Papers », in Political Resaerch Quaterly, Vol. 58, N° 9, juin 2005, pp. 329-340. ↩
Cour Suprême des États-Unis d’Amérique, Clinton v. City of New York, 524 U.S. 417, 25 juin 1998. ↩
Cour Suprême des États-Unis d’Amérique, Alden v. Maine, 527 U.S. 706, 23 juin 1999. ↩
Cour Suprême des États-Unis d’Amérique, Bush v. Gore, 531 U.S. 98, 12 décembre 2000. ↩
Epstein R., « The Federalist Papers : From Practical Politics to High Principle », in Harvard Journal of Law & Public Policy, vol. 16, n° 1, hiver 1993, p. 13. ↩
Professeur en droit et directeur du Classical Liberal Institute de l’Université de New York. ↩
Ibid., p. 18. ↩
Rappelons, à toutes fins utiles, qu’Epstein écrit tout ceci en 1993. ↩
Epstein R., « The Federalist Papers : From Practical Politics to High Principle », op. cit., p. 21 (nous traduisons). ↩
Ibid., p. 21 (nous traduisons). ↩
Prangle T., 1985. « The Federalist Paper’s Vision of Civic Health and the Tradition Out of Which That Vision Emerges », in Western Political Quarterly, Vol. 39, 1985, p. 582. ↩
Professeur émérite en sciences politiques à la Wayne State University, Detroit. ↩
Abbott P., « What’s New in the Federalist Papers ? », in Political Research Quaterly, Vol. 49, N° 3, Sep. 1996, pp. 525-545. ↩
Ibid., p. 528. ↩
Professeurs en droit constitutionnel à l’Université de Liège. ↩
Behrendt C. et Bouhon F., Introduction à la Théorie générale de l’État – Manuel, Bruxelles, Larcier, 2014, pp. 160-167. ↩
Article 2, Section 2 de la Constitution des États-Unis d’Amérique : « Le Président […] nommera, avec l'avis et le consentement du Sénat, les ambassadeurs, les autres ministres publics et les consuls, les juges de la Cour suprême, et tous les autres officiers des États-Unis dont la nomination n'est pas prévue par la Constitution » (nous traduisons, nous soulignons). ↩
Tout cela est couvert dans Avengers : Age of Ultron (2015). ↩
Cf. supra, § 17. ↩
Le terme « vilain » possède en français une nuance presque enfantine – surtout au substantif – que l’on n’attribue pas au « villain » anglais, qui implique plus aisément la vilenie, la malhonnêteté et le mal en général. De fait, le « vilain » français correspondrait plus au « naughty » anglais. Ainsi, on retrouverait davantage l’idée du « supervillain » anglais, traduit littéralement par « supervilain » en français, avec le terme de « super-criminel ». ↩
Le plan d’Ultron était de faire tomber une immense météorite sur la Terre, et ce afin de créer une apocalypse à même de « purger » la planète du mal qui la ronge : l’humanité. ↩
« Une vision éprouvée et ancienne » dans le sens où « sauver le monde » est la mission par excellence de tous les superhéros depuis les années 40. En revanche, poser la question de savoir si le monde mérite d’être sauvé, ou dans quelle mesure le sauver implique d’en préserver les habitants humains, c’est radicalement novateur, à tout le moins dans le contexte de l’univers Marvel. ↩
C’est le cas de Thanos dans Avengers : Infinity War (2018), un extraterrestre démiurge convaincu que le salut de notre univers surpeuplé se trouve dans l’éradication de la moitié de ses habitants. ↩
Tout au long de ce papier, nous avons utilisé sans distinction les termes « société américaine », « Nation américaine » et « Amérique ». Il est bien entendu qu’il faut comprendre par-là que nous souhaitions parler des « États-Unis d’Amérique », et non d’une autre signification que la littéralité nous enjoindrait normalement à adopter. En choisissant ces termes-là, il s’agissait surtout de s’adapter au vocabulaire des films discutés ici, tout en faisant un clin d’œil appuyé au Captain America qui, bien que portant le nom d’un continent entier, n’en est pas moins affublé d’un uniforme aux étoiles et rayures appuyées. Notre but ce faisant était donc moins politique que burlesque. Et après tout, parler d’Amérique en lieu et place des États-Unis ne relève-t-il pas d’un certain mythe fondateur ? ↩
Lément A., « Je suis un rêve. (Captain America, 1941) », in De Sutter L. (dir.), Vie et morts des super-héros, Paris, Puf, 2016, p. 54. ↩
Décembre 2021. ↩
Ainsi que 16 séries, dont 11 se déroulant indépendamment des films, sans avoir d’impact substantiel sur la trame de ces derniers. C’est pourquoi nous laisserons ces dernières de côté en ce qui concerne le présent document. ↩
Par exemple : Superman (1978) et ses suites, Hellboy (2004) et sa suite, Batman Begins (2008) et ses suites, Watchmen (2009). ↩
Par exemple : Unbreakable (2000), Hancock (2008). ↩
Par exemple : X-Men (2000) et ses suites, Spider-Man (2002) et ses suites, Fantastic Four (2005) et sa suite, The Amazing Spiderman (2012) et sa suite. ↩