Lafosse et la Loi
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Cet article fait partie de « Droit et culture pop »
« Et puis est venu se greffer à ça la découverte de la liberté qu’offre la fiction. Comme toutes les libertés, elle est définie par un cadre, par des règles et par des limites […]. »
§1. Avec une dizaine de films à son actif, dont huit longs métrages de fiction, Joachim Lafosse a aujourd’hui creusé son sillon singulier dans le champ cinématographique belge. Repéré dès Tribu (2001), son court-métrage de fin d’année à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD), Lafosse n’a cessé d'explorer les abysses de la sphère privée et familiale à travers « l’art de la contrainte qu’est le cinéma »
§2. C’est devenu, plus qu'un clin d’œil, un rappel à l’ordre : trois des films de Joachim Lafosse (Tribu, Nue-propriété, Élève libre) commencent ou se terminent avec la phrase : « À nos limites ». Et À perdre la raison a bien failli en être paré aussi, avant un revirement de dernière minute.
Le générique d’ouverture d’Elève libre se clôt sur le gimmick « à nos limites »
§3. Si la famille et la perversion des relations morales représentent les obsessions les plus apparentes du cinéma de Joachim Lafosse, en sont-elles les plus profondes ? Le travail du réalisateur est souvent présenté comme un cinéma d'observation psychologique ou sociétale. Qu'il s'agisse de sa construction technique ou de sa portée éthique, il propose en réalité un cinéma normatif ; un cinéma de la règle et de la loi. La mise en scène des institutions juridiques constitue un sous-genre cinématographique à part entière, nourrissant à son tour une ample littérature
C’est, du moins, le postulat de la présente analyse. Le premier objectif de cet essai consiste assez simplement à explorer la fonction à la fois esthétique et normative que la Loi occupe dans le cinéma de Joachim Lafosse. Toutefois, cette étude ouvre également d'autres horizons. La réflexion philosophique sur le droit oscille constamment entre deux pôles. L'un veut nous dire que le droit ne suffit pas à définir la morale ou la justice. L'autre veut nous dire que la morale ou la justice ne suffisent pas à définir le droit. Le cinéma de Joachim Lafosse ne met pas seulement en scène ces deux pôles. Il en représente la dialectique. Il propose aussi un tiers terme : la Loi, une sorte de principe de limitation radicale chargé de rappeler que ni le droit ni la morale ne suffisent pour régler notre action. Dans ce cadre, cet article rappelle dans un premier temps en quoi la question de la norme est centrale pour le cinéma de Joachim Lafosse, qu'il s'agisse de son propos ou de sa conception de la mise en scène. Il expose dans un deuxième temps en quoi les relations entre droit et morale dessinent trois schémas narratifs distincts dans l'œuvre de Lafosse, chacun d'entre eux mettant en scène la méconnaissance de la Loi fondamentale. Il tente enfin de commenter l'éthique qui s'en dégage et d'en évoquer les tensions sous-jacentes.
Un dernier mot enfin : cinéphiles et juristes, nous avions depuis longtemps la conviction que le thème de la loi est déterminant dans le cinéma de Joachim Lafosse. La décision d'écrire cet article doit toutefois beaucoup à l'entretien que l'auteur a accepté de nous donner le 8 mars 2016 sur ce thème. Si elles se sont progressivement étoffées dans leurs sources comme dans leur appareil théorique, les pages qui suivent s'appuient largement sur cet échange. Nous adressons toute notre reconnaissance à Joachim Lafosse pour sa disponibilité ainsi que pour la précise attention de ses réponses.
Normer la mise en scène
§4. Le cinéma de Lafosse est parfois décrit comme étant manipulateur, ce dont le réalisateur se défend, estimant que sa mise en scène est à l'encan strict de son propos : « On ne peut pas inviter les spectateurs à penser la question des limites en les franchissant soi-même. Pour moi, être cinéaste c'est se poser la question des limites : Qu'est-ce qu'on filme ? Jusqu'où peut-on aller ? »
« Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l'homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d'inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n'a droit qu'au plus profond mépris. […] On nous les casse depuis quelques mois avec les faux problèmes de la forme et du fond, du réalisme et de la féerie, du scénario et de la "mise en scène", de l'acteur libre ou dominé et autres balançoires ; disons qu'il se pourrait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit ; ce qui compte, c'est le ton, ou l'accent, la nuance, comme on voudra l'appeler - c'est-à-dire le point de vue d'un homme, l'auteur, mal nécessaire, et l'attitude que prend cet homme par rapport à ce qu'il filme, et donc par rapport au monde et à toutes choses : […] Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement ; la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? Mieux vaudrait en tout cas se poser la question et inclure cette interrogation, de quelque façon, dans ce que l'on filme. »
Pour Joachim Lafosse, choisir ce qu'on montre à l'écran et la manière dont on le montre procède également d’une réflexion sur ce qui est admis ou non :
« Si vous mettez en scène un film sur l’abus, vous vous trouvez très vite dans une position où vous risquez de demander de jouer à des acteurs ce que vous voulez dénoncer. C’est une question que je trouve primordiale, à laquelle il faut savoir répondre avec justesse. Au vu de mon histoire, je ne pouvais pas me retrouver à utiliser les armes de ce que je dénonçais, et d’une certaine manière, de ce qui m’a fait souffrir. Pour moi, la justesse et la pertinence du hors-champ constituent le cinéma. Faire un film, c’est davantage réfléchir sur ce qu’on ne va pas montrer que sur ce qu’on va montrer. Étrangement, souvent je commence à écrire en me disant ''ça je ne le montrerai pas''. L’affaire Lhermitte [À perdre la raison ndlr], ça a été ne pas montrer le meurtre des enfants. Élève libre, ça a été ne pas filmer l’abus, même si c’était le sujet. Folie privée, c’était ne pas montrer le meurtre de l’enfant. Et la question que je me pose, c’est vraiment ''comment je vais mettre ça en scène ?''. Pour Folie privée, ça se passe dans le fond d’écran en bas de la maison, au bord de la rivière. Pour À perdre la raison, forcément, c’est les petits qui regardent la télé et qui montent chacun à leur tour. Et pour Élève libre, c’est filmer le visage et rien d’autre »
§5. La caméra de Joachim Lafosse laisse le spectateur à distance des personnages, et les personnages à distance du spectateur. Le hors-champ ne représente pas forcément un moyen d'esquiver la violence, au contraire. Pour Michael Haneke par exemple, c'est à travers le hors-champ que la violence fait irruption. C'est parce que l'absence du fait violent dessine sa trace et force le spectateur à imaginer le pire que le hors-champ s'avère plus brutal qu'un plan frontal : Funny Games (Michael Haneke, 1997) est d'ailleurs salué ou critiqué à cette aune. Confronté à cette objection, Joachim Lafosse renvoie cependant le spectateur à sa propre responsabilité morale, mais aussi à son imaginaire et à sa capacité de violence :
« Le spectateur est l’acteur de sa vision et il découvre qu’il est capable d’imaginer ce qu’on ne lui montre pas. Et c’est ce que Haneke fait. Moi aussi c’est le chemin que j’aime parcourir avec le spectateur. Le cinéma a fabriqué le héros, c’est lui qui a créé le mythe du héros hollywoodien. Et je trouve ça intéressant aujourd’hui de faire des films où on commence une narration avec un héros et puis on fait voir au spectateur que se laisser aller à sa croyance en ce héros représente un risque. Le risque de perdre sa lucidité, de ne pas questionner l’ennemi, de se retrouver dans la position de l'abusé, d’aller au fiasco, comme dans Les Chevaliers blancs »
Lafosse n’abandonne pas pour autant le spectateur à sa solitude morale. Pour le cinéaste, le cadrage n'est pas le support de la transgression mais le rappel de la règle. Lafosse reprend à son compte l'hypothèse pasolinienne, selon laquelle l'image cinématographique constitue « une énonciation prise dans un énoncé lui-même pris dans une énonciation »
Le rappel de la règle
§6. Le rappel de la règle n'est pas un simple effet de style. Il prolonge le motif principal des films de Joachim Lafosse. La règle morale, bien sûr. La règle juridique, également. Mais surtout les rapports pathologiques noués entre le registre de la loi morale et celui de la règle juridique.
« J’aime proposer une réflexion aux spectateurs à travers la manière dont le film est vécu. Je veille à être assez excessif pour justement questionner les limites du spectateur et pour l’obliger à se demander si lui serait allé aussi loin que le protagoniste. Je préfère que le spectateur vive la question des limites à travers le cinéma plutôt que dans la vraie vie, parce que dans le cinéma cette confrontation n’a pas de conséquences. La question des limites me semble assez universelle; c’est une question très morale. Mais c’est aussi questionner les lois et leur fonction. Le cinéma peut faire réfléchir le spectateur sur la justification des lois et sur ce que j’appellerais les ''lois universelles'', c’est-à-dire l’interdiction de l’inceste, du meurtre et de l’infanticide. Essayer d’établir quelles lois ont été transgressées pour qu’une tragédie se produise, c’est pour moi une manière de faire réfléchir à la fonction des lois qui circonscrivent nos vies »
Lafosse se réfère souvent à ce qu'il appelle ici « la Loi », et là « les règles fondamentales », l'entrelacement constant et incertain entre droit et morale dessinant trois schémas narratifs, mettant à chaque fois en scène l'inconnaissance des limites.
§7. Le premier d'entre eux, Élève libre (2008) en témoigne, est l'absence de la loi. En échecs trop récurrents à l’école, Jonas (Jonas Bloquet), 16 ans, se voit refuser un nouveau redoublement et orienter vers une filière technique ou professionnelle. Ses tentatives de passer « pro » au tennis ne sont guère plus couronnées de succès. Sans réel soutien de la part de parents absents, Jonas accepte l’aide que les amis de sa mère lui proposent en vue de passer l’examen du jury central. La transmission va cependant dépasser le cadre purement scolaire et prendre une tournure de plus en plus gênante. Décrivant le processus d'apprentissage au cours duquel un professeur particulier et ses amis tentent de faire passer le jury central à un adolescent, en deviennent progressivement les mentors, et en viennent à l'enfermer dans une relation de plus en plus abusive, Élève libre raconte l'histoire d'une transmission vide car elle constitue une éducation sans règles, s’abîmant dans la transgression. C'est précisément parce que les éducateurs ne comprennent pas que la capacité de se choisir est liée à la capacité de s'empêcher que leur relation avec le jeune Jonas tourne à l'abus mental puis physique. Élève libre ne narre pas seulement la confusion des normes et des sentiments mais aussi la dynamique de groupe contribuant à occulter, légitimer et conduire à l'effacement progressif des limites. « À partir de quel moment est-ce que cette transmission entre adulte et adolescent devient une transgression, quelque chose de néfaste ? Quel est le seuil qu’il ne faut pas dépasser pour qu’une relation entre un adulte et un adolescent reste vivable? »
« Les spectateurs sont surpris au moment où arrive la fellation, comme si je voulais les choquer ou les mener en bateau. Mais il s’est passé mille choses avant ça. Avant ça, ils (les éducateurs) ont demandé à Jonas de raconter sa vie sexuelle, ils lui ont donné des conseils et dans la salle, ça rigole ! (…) Or l'abus, ça ne commence pas par la sodomie. Ça commence par le langage, ça commence par la manière dont on va emmener cet adolescent vers ce qu’il ne souhaite pas, vers des idées, vers l’oubli de lui pour en faire un objet. […] Si en une fois le prof dit je vais t’apprendre la sexualité, ça ne va plus. Le corps c’est l’intime, c’est ce qui définit l’identité, ce n’est pas ce qu’un professeur a à travailler »
§8. Pour Lafosse, il n'y a pas de moment charnière dans l'abus : la délégitimation de la règle porte intrinsèquement la violence qui va suivre. A contrario, l'éducation à la liberté est d'abord l'apprentissage du choix, et donc la découverte par l'individu que son pouvoir sur le monde et sur les autres est limité. La vie sociale repose sur la distance entre les pensées et les actes, entre soi et l'autre, entre les règles qu'on se fixe et les lois que nous acceptons de voir imposer par la collectivité.
La multiplication de longs plans séquences tournant autour de Jonas illustrent à cet égard sa désorientation progressive devant ce qu’il faut croire ou ne pas croire, faire ou ne pas faire, à la manière de Kaa hypnotisant Mowgli dans Le Livre de la Jungle (Reitherman, 1967) de Disney.
§9. Le second scénario cher à Lafosse est celui d'un ordre juridique sans ordre moral. Dans Nue propriété, la maison de campagne qu’habitent une mère (Isabelle Huppert) et ses deux garçons (Jeremie et Yannick Reniers) cristallise des intérêts qui s’opposent de plus en plus. Le père a quitté la propriété, laissant la nue propriété à ses fils et concédant l’usufruit à son ex-épouse, tout en regardant de loin la situation dégénérer. Étouffante et étouffée, la mère désire quitter le nid familial, voire le revendre. Ses deux fils ne l’entendent pas de cette façon, mais divergent sur le sort à donner à la propriété. La règle produit progressivement un enfer social. Les relations s’exaspèrent jusqu’au drame final, nimbé d’une relation filiale frôlant l’inceste.
Nue Propriété annonce dès son titre la place centrale de la règle juridique qui causera la perte des personnages. Pour Joachim Lafosse, « ils[les fils, ndlr] ne respectent pas la règle juridique parce qu’ils se comportent comme des gens qui ont l’usufruit, alors que la nue propriété c’est la jouissance d’un bien sans en avoir l’usufruit »
Toutefois, la norme juridique n'est ni ce qui déclenche le drame ni ce qui aurait pu en empêcher la survenance, mais le cadre qui cristallise l'anomie morale des personnages. Pour Lafosse, la mère a posé des « limites insuffisantes envers ses enfants. »
« (Ils) se comportent envers leur mère divorcée comme des bébés qui ne supportent pas l’idée qu’elle s’éloigne d’eux, et ils hurlent quand ils apprennent qu’elle souhaite vendre la maison. Ils sont coincés dans cette position parce que leur mère ne leur a pas transmis la possibilité de s’éloigner et de devenir adulte. Elle n’a pas incorporé suffisamment de lois dans sa relation avec ses enfants pour qu’ils puissent s’émanciper. On dit toujours que c’est le père qui dit “non”, qui impose des limites et qui fait respecter les lois, et j’ai l’impression que, de film en film, je reparle de cette convention. J’essaye de montrer que, dès que cette logique n’est pas respectée, on avance vers la tragédie »
Mère (Isabelle Huppert) et fils (Jérémie et Yannick Réniers), transgressant les limites malgré le cadre omniprésent
§10. Entretenus par leur mère, les deux frères n'hésitent pas à expulser celle-ci du domicile quand ils apprennent ses intentions de vente : « Ces adolescents ou ces jeunes adultes.... il n’y a personne pour leur faire entendre, pour leur expliquer, la loi. Et je pense que le père alimente ça. "Ta mère a tout eu". "Elle a déjà eu bien assez ". Et donc, il met les enfants dans une position de revendication vis-à-vis de leur mère »
Nue Propriété multiplie ainsi les encadrements de portes comme autant de tentatives de contenir les personnages dans la règle – et ici dans la règle de droit – qui attribue à chacun ce qui lui revient, qui sa nue propriété, qui son usufruit. Las. Comme Lafosse le souligne :
« Nue Propriété était scénaristiquement déjà très formel, dans le sens où je voulais que chaque plan soit comme une maison dont les personnages n’arriveraient pas à s’échapper. Il me fallait donc des plans fixes pour montrer que les trois personnages n’avaient pas assez d’espace, qu’ils devaient toujours se battre pour qu’il y en ait un qui disparaisse. Cette logique-là, elle y était dès le début de l’écriture. Les personnages se parlent beaucoup, mais souvent pour ne rien se dire »
Souvent réduits par les murs et les embrasures de portes de ladite propriété, ces nombreux plans fixes accroissent l'impression d'étouffement des personnages, continuellement surcadrés et qui bouillonnent, enfiévrés par leur entêtement. L’encadrement législatif ne convient pas. Il doit être rompu. La mère décide de vendre la maison dont elle n’a que l’usufruit. Les fils qui se prennent pour les usufruitiers ne le supportent pas. La règle de droit ne peut empêcher le drame final.
Au lieu de la caméra mouvante d’*Élève libre*, le réalisateur privilégie ici le plan fixe enfermant tous les personnages dans un même plan, jusqu’à l’implosion§11. Le troisième scénario est, enfin, celui d'un ordre moral sans ordre juridique. Qu'il s'agisse de À perdre la raison (2012) ou des Chevaliers blancs (2015), les personnages affichent des valeurs humanistes, qui impliquent elles-mêmes des obligations morales vis-à-vis de soi comme vis-à-vis des autres. Toutefois, ces valeurs sont déterminées puis imposées sans considération pour l'entourage ou pour le monde extérieur. Les personnages entendent imposer leur vision du monde au nom de son bien-fondé moral. La règle légale est absente, ou inefficace à restaurer la distance nécessaire entre soi et l'autre : la bonne conscience des personnages les amène alors à commettre le pire.
Certes, la vision du droit véhiculée dans les Chevaliers Blancs fera elle-même sourire les juristes : on sait depuis la controverse de Valladolid que même le droit humanitaire peut être un droit colonial
§12. À perdre la raison a fait couler beaucoup d’encre lors de sa sortie en 2012, tant était encore vivace dans les esprits le souvenir de l’affaire Geneviève Lhermitte, du nom de cette mère de famille qui commit en février 2007 un quintuple infanticide, puis tenta de mettre fin à ses jours, sans y parvenir, et qui plaida l’irresponsabilité devant la Cour d’assises du Brabant wallon, laquelle la condamna en décembre 2008 à la réclusion à perpétuité, puis, en septembre 2009 à dédommager les parties civiles (au nombre de six, dont Bouchaib Moqadem, le père des enfants assassinés, accompagné de sa famille, et le Docteur Schaar). La saga judiciaire ne s’est pas arrêtée là. Geneviève Lhermitte, estimant que l’arrêt de condamnation n’était pas motivé, singulièrement au regard des avis psychiatriques qui la jugeaient irresponsable de ses actes, a porté son cas devant la Cour de cassation
Murielle (Emilie Dequenne), André (Niels Arestrup), Mounir (Tahar Rahim) et l’un des nouveau-nés, avec toujours l’omniprésence d’André
Ce n’est cependant pas la simple retranscription cinématographique d’un fait divers qui intéresse Joachim Lafosse. Poursuivi en justice par le mari de Geneviève Lhermitte et le Docteur Michel Schaar désireux de l’empêcher de mettre en scène son scénario, le réalisateur s’expliquera dans un courrier adressé aux demandeurs : « Si elle s’inspire d’une affaire réelle, ma démarche artistique n’a d’autre but que d’interroger la nature humaine en ce qu’elle a de plus dramatique »
La règle du jeu
§13. Le cinéma de Lafosse illustre à la fois l'idée que la morale justifie tout et que le droit permet de tout faire. La règle juridique ne suffit pas à pallier la défection de la loi morale : les règles que la société se donne ne permettent pas d'éviter le pire sans relation éthique à soi et aux autres. Toutefois, la règle morale ne suffit pas à pallier l'absence de règle juridique: nos règles intérieures deviennent un soliloque mortifère si elles ne font pas l'objet d'un regard et d'un contrôle extérieur.
§14. Joachim Lafosse se méfie tant du fétichisme de l'ordre que de celui de la licence morale. Qu'il soit d'ordre légal ou d'ordre personnel, le fantasme de souveraineté absolue est souvent l'origine du désastre dans le cinéma de Lafosse. La règle n'est pas le pouvoir de juger de l'exception, au contraire. Elle ne prend forme que dans le cas particulier auquel elle s'applique et la discipline à laquelle elle s'astreint. Pour Joachim Lafosse, « la règle, c'est la limite. La limite entre moi et l'autre, entre l'engendrant et l'engendré, entre le fait et le désir »
§15. Qu'il s'agisse des formes narratives utilisées ou de la substance du récit, le cinéma de Lafosse partage deux traits centraux avec la construction de la sphère juridique. Le premier, déjà évoqué plus haut, a trait à son autolimitation. Le second, consécutif au premier, a trait à son caractère contestable. En ce sens, l'aspect apparemment antipathique du cinéma de Lafosse est un marqueur éthique en soi, dans la mesure où il impose au spectateur une distance permanente. Film-gigogne souvent très drôle, Ça rend heureux (2004) est une réflexion sur la nature manipulatoire du cinéma, et une sorte d'introduction méthodologique aux films qui lui succéderont. Le cinéma, pour l'auteur doit à la fois requérir et permettre « d'être conscient des déterminismes, des pulsions et des désirs inavoués qui nous parcourent »
Tours et détours d'un ancien garçon
§16. Le cinéma de Lafosse échappe-t-il à son propre dispositif ? L'auteur promeut la distance critique au nom d'une Loi jugée incontestable, et défend le rétablissement des limites au nom d'une injonction débordant largement l'individu : l'entreprise se nourrit de ses paradoxes.
§17. D'une part, elle s'expose à une tension d'ordre formel. Conscient de la portée manipulatoire du cinéma, le réalisateur estime que la publicité du dispositif cinématographique en assure l'éthique. De même que la publicité d'une norme contribue à en asseoir la légitimité – il s'agit ainsi d'un principe politique central pour le droit moderne – la publicité de la mise en scène doit permettre au spectateur de réaliser que ce n'est pas le réel qu'il voit sur la toile mais son simulacre ; des moments, des mouvements, des signes qui proposent au spectateur une expérience de réalité
§18. Comme la philosophe Simone Chambers le souligne, le caractère manipulatoire d'une rhétorique ne réside pas essentiellement dans l'intention trompeuse de l'émetteur ou l'absence de réflexivité du message
§19. L'entreprise de Lafosse doit d'autre part faire face à une question d'ordre plus substantiel. Jusqu'à la sortie de l'Économie du couple du moins, Joachim Lafosse dissèque la manière dont la loi se dénoue, non les conditions qui président à son institution. Et pour cause : pour l'auteur, il n'y a pas à proprement parler d'institution de la loi. Pour Lafosse, il est possible de concevoir un monde de lois, voire un monde sans lois. Mais le monde d'avant la loi n'est jamais mis en scène. Les règles que nous nous donnons reposent sur une Règle majuscule et impérieuse, déjà présente dans nos imaginaires sociaux et personnels. Le droit véritable n'est pas une simple règle légale. Il est présenté comme une prescription fondamentale, un appel lointain et grondant défiant les circonstances de la cause. A la fois juridique et morale, cette règle nous rappelle à l'ordre d'une sorte d'altérité fondamentale.
Or, cette loi-là n'a hypothétiquement existé que sur le sommet du Sinaï – et encore
§20. Si l'auteur récuse explicitement le cinéma d'idées au profit d'un cinéma de personnages, le travail de Joachim Lafosse représente un cinéma conceptuel au sens propre du terme, dans la mesure où il propose à la fois un propos et un dispositif, eux-mêmes articulés autour d'une tentative d'appréhension rationnelle de l'expérience sensible. Interrogeant de manière obsessionnelle la limite entre la norme et la loi, la morale et le droit, la contrainte et la violence, ce cinéma laisse une trace d'autant plus singulière qu'il ne s'est pas échappé de son labyrinthe : mais est-ce seulement l'objet du cinéma ?
Entretien avec le réalisateur du 8 mars 2016, réalisé par S. Najmi et J. Pitseys (ci-après : entretien du 8 mars 2016) ↩
Pour reprendre une formule qui lui est chère. Voir notamment Clément, N., « Joachim Lafosse: "J'aimerais juste un peu d'indulgence" », in Focus Vif, 24 janvier 2019, mis en ligne le 29 janvier 2019, consulté le 20 mai 2019 in [https://focus.levif.be/culture/cinema/joachim-lafosse-j-aimerais-juste-un-peu-d-indulgence/article-normal-1082477.html] ; voir également X.,« Clap de fin pour "Continuer" de Joachim Lafosse », mis en ligne le 16 décembre 2017, consulté le 2 mai 2018 in [http://www.cinevox.be/fr/clap-de-fin-continuer-de-joachim-lafosse/ ] ↩
Vlaeminckx J.-M., « Joachim Lafosse : conditions de production de Folie privée », entretien avec Joachim Lafosse, Cienergie.be, mis en ligne le 1er octobre 2004, consulté le 5 juin 2018 in [https://www.cinergie.be/actualites/joachim-lafosse-conditions-de-production-de-folie-privee] ↩
Ainsi que le raconte Mathieu Reynaert, co-scénariste de Joachim Lafosse dans le documentaire qui lui est consacré par Luc Jabon : Au-delà des mots, le cinéma de Joachim Lafosse, Luc Jabon, 2017 ↩
À titre d'introduction, voy. Sherwin R. K., « Law in Popular Culture » et « Picturing Justice: Images of Law & Pawyers in the Visual Media », in Sarat A. (ed.), The Blackwell Companion to Law and Society, London, Blackwell, 2004. ↩
Van Hoeij B., 10 réalisateurs, 10 ans de cinéma belge francophone, Bruxelles, Ministère de la Communauté Française de Belgique, Service général de l’Audiovisuel et des Multimédias – Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel, 2010, p. 19 ↩
En ce sens, voir Andrin M., « De l’existence ou non du cinéma belge. Entre normes et écart », L’Artichaut, avril 2014, n°31/4, pp. 27-34 ; également disponible à l’adresse : http://www.koregos.org/fr/muriel-andrin-de-l-existence-ou-non-du-cinema-belge.-entre-norme-et-ecart/ ↩
Nuttens J.-D., « Joachim Lafosse : A perdre la raison. Possession », in Positif, n°619, septembre 2012 ↩
Carroll N., La philosophie des films (trad. de The Philosophy of Motion Pictures), traduction et présentation par Dufour E., Jullier L., Zielinska A.C. et Servois J., Paris, Vrin, 2015, chapitres IV et V. ↩
Rivette J., « De l’abjection », in Cahiers du cinéma, n° 120, juin 1961, pp. 54-55 ↩
Entretien du 8 mars 2016 ↩
Ibidem. ↩
Deleuze G., Cinéma 1. L'image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 106. ↩
Van Hoeij B., 10 réalisateurs, 10 ans de cinéma belge francophone, op.cit., p.19. ↩
Ibidem. ↩
Entretien du 8 mars 2016. ↩
Bouras D., Vlaeminckx J.-M, « Joachim Lafosse pour Elève libre », mis en ligne le 8 janvier 2009, Cinergie.be, consulté le 19 juin 2018 in [https://www.cinergie.be/actualites/joachim-lafosse-pour-eleve-libre]. ↩
Ibidem. ↩
Ibidem. ↩
Van Hoeij B., 10 réalisateurs, 10 ans de cinéma belge francophone, op.cit., p. 26 ↩
Ibidem. ↩
Entretien du 8 mars 2016. ↩
Van Hoeij B., 10 réalisateurs, 10 ans de cinéma belge francophone, op.cit., p. 19. ↩
Ibidem. ↩
Entretien du 8 mars 2016. ↩
Van Hoeij B., 10 réalisateurs, 10 ans de cinéma belge francophone, op.cit., p. 23 ↩
Saada J., « La controverse de Valladolid (Jean-Daniel Verhaeghe, 1992). Les controverses du droit: l'universel et les autres », mis en ligne le 2 juillet 2015, consulté le 13 juillet 2018 in [http://cdi.ulb.ac.be/la-controverse-de-valladolid-jean-daniel-verhaeghe-1992-les-controverses-du-droit-luniversel-et-ses-autres-une-analyse-de-julie-saada/] ↩
Comme les aurait appelés Joachim Lafosse dans le dossier de presse du film. Voyez à ce sujet Peron D., « Les Chevaliers blancs, arche à l’ombre », Le Nouvel Observateur, 19 janvier 2016 ↩
Entretien du 8 mars 2016 ↩
Cour d’Appel de Paris (chambre 3-5), 14 février 2014, Avocat général : Etienne Madranges ; arrêt définitif suite au rejet par la Cour de Cassation (chambre criminelle) le 17 février 2016 du pourvoi en cassation introduit à son encontre (N° de pourvoi: 14-81511 ) ↩
Robert-Diard P., « Procès de l’Arche de Zoé : juste peine, juste place », in Le Monde, mis en ligne le 15 février 2014, consulté le 30 janvier 2018 in [https://www.lemonde.fr/societe/article/2014/02/15/proces-de-l-arche-de-zoe-juste-peine-juste-place_4367139_3224.html]. ↩
Qui rejeta la requête de Mme Lhermitte ; voyez Cass. (2ème ch.), 6 mai 2009, concl. Av. gén.., D. Vandermeersch, consulté le 3 mai 2018 in [https://lex.be/fr/doc/be/jurisprudence-juridatlocationbelgique/juridatjuridictioncour-de-cassation-arret-6-mai-2009-bejc_200905062_fr] ↩
Qui également rejeta requête de la demanderesse ; voyez CrEDH,,. Lhermitte c./ Belgique, 2ème section, 26 mai 2015, , Requête n°34238/09 ↩
CrEDH. Lhermitte c./ Belgique, (Grande chambre), ,29 novembre 2016, Requête n°34238/09 ↩
Un arrêt loin de faire l’unanimité de ses juges, puisque sept des dix-sept juges de la Grande Chambre ont émis un avis dissident. ↩
Ainsi que le relève le juge du tribunal de première instance saisi de l’affaire, voyez Civ. Bruxelles (4ème ch.), 22 décembre 2010, in Auteurs & Média, 2011/2, p. 245 ↩
De Baecque A., Chevallier Ph., Dictionnaire de la pensée du cinéma, Paris, PUF, 2012, p. 349 ↩
Nuttens J.-D., « Joachim Lafosse : À perdre la raison. Possession », in Positif, n°619, septembre 2012, pp. 17-21 ↩
Comme le note le réalisateur, « André est un homme qui ne s'aime pas : il a trouvé, comme seul moyen d'avoir une famille, de faire venir des gens grâce à son argent et de les soutenir. Le problème, c'est qu'en n'ayant pas adopté Mounir, il ne l'autorise pas à le traiter comme un père. Un père, c'est normal de le quitter pour aller vivre sa vie. Mais son bienfaiteur, on ne le laisse pas seul », in Rouyer P., Tobin Y., « Entretien avec Joachim Lafosse », Positif, n°619, septembre 2012, pp. 17-21. ↩
« L'idée était de mettre le spectateur à distance pour qu'il évite d'adopter le point de vue de l'un ou de l'autre. Comme s'il y avait une sorte de tiers entre les spectateurs et le film. Cela ramène à la question des limites, et aussi de l'intimité. Dans cette histoire, il y a toujours quelqu'un qui regarde, et ça renvoie au droit que j'ai, moi spectateur, de voir cela. Ne faudrait-il pas fermer une porte pour que chacun ait son espace privé ? C'est le sujet du film. L'impossibilité pour les personnages de décider que, maintenant, ils auront chacun leur maison ou au moins leur pièce », Ibidem. ↩
Ibid. ↩
Ibid. ↩
Ainsi, ces phrases évocatrices lors de la sortie de À perdre la raison : « pendant l'écriture, il y avait une phrase qu'on se répétait tout le temps : "La vérité des faits n'est pas la vérité des êtres." Et il y en avait une autre que chérissait Thomas : "Ce qui compte doit être flou."Moi, je disais la même chose en remplaçant le flou par le hors-champ. Et sur ce film, on a cumulé les deux », in Positif, septembre 2012, op.cit. ↩
Chambers S., « Rhetoric and the Public Sphere. Has Deliberative Democracy Abandoned Mass Democracy? », Political Theory, vol.37, n°3, 2009, p. 323-350. ↩
Arendt H., Du mensonge à la violence : essais de politique contemporaine, Paris, Calmann-Levy, 1972. ↩
Pour ce qui concerne le point de vue Joachim Lafosse sur ce point ; « J'étais préoccupé par le fait que les spectateurs puissent se demander tout au long du film comment une femme peut en arriver là. Je souhaitais donc tout de suite commencer par la fin et faire l'impasse sur le meurtre, le rendre non-visible. Redonner ainsi un visage humain au monstre que le récit médiatique avait fabriqué », in Breteau-Skira J., « Rencontre avec Joachim Lafosse: À propos d'À perdre la raison », Jeune cinéma, n°347-348, septembre-octobre 2012, pp. 26-31 ; voy. aussi Dawson T., « Fear Eats the Soul », Sight and Sound, vol. 23, n°6, 2013, pp. 58-60. ↩
F. Ost, Raconter la loi. Aux sources de l'imaginaire juridique, Paris, Odile Jacob, 2004 ↩