Images et représentations de l’Organisation des Nations Unies dans la littérature de Science-fiction
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Cet article fait partie de « Droit et culture pop »
§1. L’ONU fascine, y compris en dehors de la sphère des juristes internationalistes1. Depuis plus d’un demi-siècle maintenant, de nombreux écrivains se sont saisis de cet objet d’étude pour en proposer des représentations, diverses et plurielles. Comprendre la façon dont cet objet juridique est perçu dans la littérature peut être riche en enseignements, y compris (et peut-être surtout) pour des spécialistes du droit international.
§2. Le courant Law and Literature2 – particulièrement fécond dans la doctrine anglo-saxonne – renvoie à plusieurs champs d’études distincts. Certaines analyses abordent en effet le droit comme une littérature et envisagent celui-ci comme un récit, en mettant l’accent sur des éléments aussi divers que le langage et l’écriture du droit, la stylistique de la légistique ou la dimension littéraire du syllogisme juridique. D’autres s’intéressent au droit qui encadre la production littéraire, sous l’angle par exemple de la propriété intellectuelle ou de la liberté d’expression dans les œuvres littéraires. Un troisième courant de l’approche Law and Literature – et c’est celui qui nous intéressera ici – porte sur le droit dans la littérature. Comme le résume le professeur Philippe Malaurie, il s’agit alors de s’intéresser à « la façon dont la littérature se représente la loi, la justice et les grands problèmes du droit »3.
§3. Ce courant postule que la compréhension des représentations du droit qui peuvent exister en dehors du champ strictement juridique peut améliorer notre propre appréhension, en tant que juristes, de cet objet d’étude4. La compréhension de la façon dont le grand public imagine et se représente le phénomène juridique peut également être mobilisée pour faciliter sa transmission, en particulier auprès d’un auditoire de non-spécialistes.
§4. Cet article a pour objet d’appliquer cette approche à la littérature de Science-fiction. Bien qu’elle soit parfois peu valorisée par comparaison à d’autres genres littéraires considérés comme plus « nobles », elle a, d’un point de vue épistémologique, beaucoup à nous enseigner5. Davantage connue du grand public à travers d’autres médias, tels que les films ou les séries-tv, la Science-fiction est un genre littéraire, pluriel et foisonnant, difficile à définir6. Parmi les éléments qui le singularise par rapport à d’autres genres, figure le fait que « le récit doit comporter une forme de déplacement, quel qu’il soit, par rapport à l’état du monde tel que nous le connaissons »7. Ce processus de distanciation par rapport au monde réel n’est, la plupart du temps, qu’un mécanisme narratif permettant d’en questionner et en critiquer le fonctionnement.
§5. Dans ce contexte, cet article essaiera d’identifier et d’interroger, dans une perspective juridique, certaines des représentations de l’ONU véhiculées par la littérature de Science-fiction. Ce genre littéraire paraît particulièrement propice à la conduite d’une telle étude en raison du nombre considérable de références au droit international qu’il est possible d’y relever. Certains romans placent ainsi, parfois au cœur même de leurs intrigues, des questions portant par exemple sur les immunités8, le principe terra nullius9, la portée du droit à l’autodétermination10, le droit des traités11, la sécurité collective12 ou encore le recours à la force13.
§6. Ce constat appelle quelques observations d’ordre méthodologique dans la mesure où la délimitation du matériau utilisé conditionnera une partie substantielle de la validité des conclusions de l’analyse. Cet article n’a, évidemment, pas vocation à être exhaustif. Il ne prétend donc pas identifier toutes les représentations de l’ONU qu’il serait possible de relever dans le vaste genre littéraire que constitue la Science-fiction. Il s’agira seulement d’en identifier (et, dans la mesure du possible, systématiser) certaines qui, en raison de leur récurrence et de leur puissance évocatrice, retiennent particulièrement l’attention du juriste internationaliste. Dans la même logique, le propos ne prétend nullement s’appuyer sur un matériau littéraire exhaustif (ce qui serait certainement trop ambitieux dans le cadre d’un article). Les extraits qui constituent la base de travail de cette étude ont ainsi été sélectionnés en s’efforçant de respecter trois critères qui – bien qu’arbitrairement établis – permettent à notre avis d’en déduire des conclusions qui sont, à certains égards, significatives des représentations véhiculées par le genre littéraire étudié. En premier lieu, ont seulement été retenus les extraits faisant explicitement référence à l’ONU ou à ses organes. Ont ainsi été écartés de l’analyse les romans de Science-fiction, nombreux, où la présence d’un système analogue aux Nations Unies ne serait que suggérée ou indirecte14. En second lieu, et afin d’être suffisamment représentatifs du champ littéraire concerné, les extraits ont été sélectionnés en privilégiant, autant que possible, la diversité du matériau dans le temps15 et dans l’espace16. Enfin, le troisième critère de sélection se rapporte à la diffusion des romans retenus pour l’analyse. L’étude proposée postule en effet que plus un extrait s’avère diffusé, plus son impact sur les représentations qu’il véhicule est susceptible d’être significatif. Ainsi, l’article privilégiera des extraits de romans considérés comme étant des « grands classiques » de la Science-fiction, ainsi que ceux ayant remporté certains des principaux prix littéraires du genre17.
§7. Les Nations Unies sont-elles promises à un bel avenir ? De nombreux écrivains de Science-fiction brossent des mondes à venir où l’ONU existe encore, ce qui en soi mérite déjà d’être souligné. Sous couvert d’explorer le futur, les intrigues ainsi façonnées sont souvent prétexte à interroger, dans une perspective critique, le présent. Car, comme l’écrit le professeur Bruce Rockwood, « contemporary science fiction has explored the political choices and legal institutions that shape our present and future »18. D’ailleurs, il n’est pas rare de relever, au sein d’un même livre, diverses représentations de l’ONU à travers les regards, plus ou moins idéalistes, que portent sur elle différents personnages.
§8. Entre les écrivains de Science-fiction, semble s’être instauré un véritable dialogue qui ne va pas sans rappeler les débats qui agitent la doctrine juridique quant à la nature ou au rôle de l’ONU. Il existe en effet, parmi les juristes internationalistes, une grande variété de représentations des Nations Unies, oscillant « entre un ‘pôle éthique’, qui voit l’organisation comme l’incarnation de valeurs universelles, et un ‘pôle politique’, qui la présente plutôt comme un simple cadre dans lequel se déploient les rapports de force entre Etats »19. Dans ses représentations de l’ONU, la littérature de Science-fiction rend compte de cette tension tout en la prolongeant. Par sa dimension prospective, elle imagine des avenirs potentiels qui, parfois, poussent les visions idéaliste et réaliste à l’extrême, ce qui d’ailleurs permet de mettre à nu certaines des logiques qui travaillent cette tension.
§9. La fonction première d’un roman reste bien sûr de raconter une histoire. Les références aux Nations Unies que l’on peut relever dans les romans de Science-fiction ont donc, avant tout, une fonction narrative. Elles permettent de mobiliser l’imaginaire du lecteur qui, spontanément ou inconsciemment, associe l’Organisation à diverses idées-reçues qui servent au déploiement de l’histoire racontée. Certaines représentations de l’ONU renvoient ainsi à des idées-reçues profondément ancrées dans les imaginaires collectifs. L’objet de cet article sera de montrer que ces différentes visions procèdent fondamentalement d’une tension entre idéalisme et réalisme, laquelle tension traverse l’ensemble des représentations des Nations Unies qui se dégage des romans étudiés. Dans cette perspective, on constatera que la littérature de Science-fiction se représente, dans une optique partiellement idéaliste, l’ONU comme étant une sorte d’incarnation politique de l’unité du genre humain tandis qu’elle dépeint en même temps, dans une optique résolument réaliste, l’Organisation comme un vaste et puissant dédale bureaucratique.
L’ONU ou le mythe partiellement idéaliste de l’humanité unifiée
§10. Plusieurs romans de Science-fiction ont en commun de dépeindre l’Organisation des Nations Unies comme un ensemble politique incarnant l’unité du genre humain. Au-delà cependant de ce dénominateur commun, la diversité des représentations des Nations Unies qu’offre ce genre littéraire, propice à la créativité et à l’imagination, interpelle le lecteur. On retrouve une grande diversité de représentations où le curseur va de l’ultra-réalisme le plus cynique à l’idéalisme le plus engagé. Ce constat concerne tant la façon dont sont dépeintes les fonctions et finalités de l’Organisation que la manière dont est imaginée la structure institutionnelle de l’ONU d’après-demain.
Réalisme et idéalisme des représentations fonctionnelles de l’ONU
§11. La référence à l’ONU a, dans plusieurs romans, comme fonction de donner corps à l’unification politique de l’humanité. Mais cette unité existe, d’une certaine façon, pour le meilleur et pour le pire. Représenté tantôt comme un progrès tantôt comme un danger, le mythe de l’unité charrie, à travers le média littéraire, un puissant imaginaire renvoyant aux craintes, aspirations et espoirs que beaucoup placent dans les Nations Unies.
L’ONU, incarnation idéaliste de l’unité du genre humain ?
§12. Plusieurs auteurs de Science-fiction brossent des mondes à venir où la fonction essentielle de l’ONU est d’incarner l’unité du genre humain. Cette unification politique est souvent perçue dans une perspective idéaliste comme un progrès, dans un contexte où l’Organisation est dépeinte comme la seule entité pouvant utilement faire face aux défis et catastrophes auxquels l’humanité se trouve, dans un avenir plus ou moins lointain, confrontée.
§13. Ainsi, dans La guerre éternelle, des famines de grande ampleur ont généré un « monde viv[ant] dans un état de guerre larvée [où seule] l’ONU a réussi à reprendre la situation en main »20 . Charles Stross, dans le roman Crépuscule d’acier, construit quant à lui un cadre narratif où l’ONU est le « seul îlot de stabilité durable rescapé au milieu d’un océan de régimes minuscules »21. Dans Mars la Bleue, Kim Stanley Robinson raconte que, suite à une violente élévation du niveau des mers provoquée par l’éruption soudaine de volcans sous la calotte glacière Antarctique, « les Nations unies se dressèrent tel un phénix aquatique au-dessus du chaos, et devinrent le bureau d’aiguillage des efforts considérables visant au soulagement de la détresse »22. Dans La mort immortelle, la découverte d’une espèce extraterrestre hostile « offrait à l’humanité son premier ennemi commun et il était naturel que les espoirs de salut du monde soient placés dans l’institution onusienne »23. L’auteur ajoute, de façon d’ailleurs très significative, que « les idéalistes militaient […] pour la fondation d’un gouvernement d’union planétaire, dont les Nations unies devaient prendre la tête »24, ce qui, dans la trame du roman, se réalisera au fur et à mesure que le « pouvoir croissant des Nations unies […] pren[dra] peu à peu le pas sur celui des gouvernements nationaux »25.
§14. Dans certains romans de Science-fiction où l’humanité est confrontée à un péril global menaçant jusqu’à son existence (famines généralisées, guerres mondiales, cataclysmes naturels, pandémies), l’ONU est donc présentée comme la seule entité politique susceptible de se placer à la hauteur du défi. Abstraction faite du cadre fictif, souvent extrême, dans lequel se situent ces différentes représentations, elles ne sont finalement guère très fantasques dans leur principe, puisqu’elles ne constituent rien d’autre que l’application de l’idée, aujourd’hui assez répandue, selon laquelle aux problèmes globaux ne peuvent utilement être apportées que des réponses globales.
§15. L’ONU constitue également, sous la plume de certains auteurs de Science-fiction, l’indispensable outil de mise en commun des ressources – morales et matérielles – de l’humanité, en vue de relever des défis qui dépassent de loin les seuls intérêts nationaux étatiques. Dans une nouvelle datant de 1951, l’un des personnages d’Isaac Asimov évoque « l’extraordinaire miracle qu’a du représenter pour les gens le moment où les Nations Unies sont devenues pour la première fois un vrai gouvernement mondial »26. Dans cette perspective idéaliste, l’Organisation est alors érigée en porte-étendard des rêves et projets de l’humanité dans son ensemble, ce qui lui confère une exceptionnelle légitimité. Dans le roman Mars la Rouge, alors que, dans un avenir proche, la colonisation de la planète idoine est supervisée par l’ONU, un débat s’engage entre les colons en vue de s’affranchir des consignes de l’Organisation afin d’altérer l’environnement martien pour le rendre plus hospitalier aux humains. L’un des chefs de l’expédition, et par ailleurs important personnage de l’intrigue, s’exprime alors en ces termes :
« Si nous désobéissons à une directive de l’ONU, ils peuvent très bien envoyer une mission ici rien que pour nous réexpédier sur Terre, et nous remplacer ensuite par des gens qui respecteront la loi. Ce que je veux dire c’est que, à ce stade, la contamination biologique de cet environnement est illégale, et nous ne devons pas l’ignorer. Nous relevons d’un traité international. Nous obéissons à la volonté générale de l’humanité en ce qui concerne le sort actuel de ce monde »27.
§16. Plus loin dans le roman, le même personnage explique « d’un ton sec », à l’un de ses collègues, que « c’est l’ONU qui décide […] Ils sont dix milliards à décider, et nous sommes dix mille ici »28. Ces extraits, dans lesquels l’ONU n’est rien de moins que considérée comme l’expression de « la volonté générale de l’humanité », peuvent laisser songeur. Ces paroles constituent en effet un acte de foi dans l’ONU – et plus généralement dans le droit international – qui ne manquerait pas d’interpeller jusqu’au plus idéaliste des internationalistes. Par la force d’une audacieuse fiction juridique, par laquelle l’organisation représenterait la « volonté générale de l’humanité », celle-ci projette son autorité à plusieurs dizaines de millions de kilomètres de son siège. La capacité des Nations Unies à appliquer leur autorité dans des espaces lointains est également évoquée dans le roman culte Solaris, de Stanislas Lem, lorsque le narrateur fait observer, depuis une planète lointaine : « l’emploi de rayons X était interdit par une convention de l’ONU, en raison de leur action nocive, et j’étais certain que personne n’avait transmis aucune requête à la Terre, pour demander l’autorisation de procéder à de telles expériences »29.
§17. Cette fonction d’incarnation de l’unité politique du genre humain confère également à l’ONU le rôle d’interlocuteur privilégié des extraterrestres. Dans nombre de romans, ceux-ci considèrent – à leur échelle – l’humanité comme un ensemble représenté par les Nations Unies, sans réellement comprendre le rôle des Etats ni le sens et l’intérêt des divisions idéologiques, politiques ou autres qui structurent la vie des êtres humains. En témoigne cet extrait de l’arrivée d’un humain sur une autre planète où il est accueilli par un fonctionnaire extraterrestre pointilleux et peu enclin à comprendre la complexité de l’organisation politique de la Terre :
- « Mais vous venez de la Terre ? demanda le haut-citoyen, le stylo prêt à noter.
- Oui.
- Ah. Alors vous êtes un sujet des Nations unies, affirme-t-il en faisant une brève inscription. Pourquoi ne pas l’avoir admis ?
- Parce que ce n’est pas vrai, réfuta Martin, laissant une pointe de frustration teinter sa voix (mais seulement une pointe : il n’avait aucune idée des pouvoirs du haut-citoyen, et aucune intention de l’inciter à les utiliser).
- La Terre. L’entité politique supérieure sur cette planète est l’Organisation des Nations unies. Cela implique donc que vous êtes l’un des sujets, non ? »30.
§18. Cette image, selon laquelle l’ONU aurait une fonction représentative de l’ensemble de l’humanité, semble relativement répandue dans la littérature de Science-fiction. Dans cette logique, il n’est pas rare que les Nations Unies soient perçues comme l’entité politique humaine la plus légitime pour établir un contact avec des intelligences étrangères31. Par exemple, dans le roman Troisième Humanité de Bernard Werber, le premier extraterrestre s’adressant publiquement à l’humanité choisit la tribune de l’ONU pour prononcer son discours32.
§19. Ces visions des Nations Unies procèdent d’une vision résolument idéaliste de l’institution mondiale. L’unité politique du genre humain constitue, dans cette perspective, l’aboutissement d’un processus progressiste et humaniste. Un certain nombre d’auteurs de Science-fiction brossent en effet des mondes où les divisions humaines – qu’elles soient politiques, ethniques ou idéologiques – ne sont simplement pas comprises par les extraterrestres, lesquels perçoivent, selon leur propre référentiel, l’humanité comme un ensemble politique homogène, naturellement représenté par l’ONU. Cette représentation est évidemment lourde de sens et ce point de vue « extraterrestre » n’est en réalité qu’un prétexte à réconcilier l’humanité avec elle-même. Car, dans l’esprit de plusieurs auteurs de Science-fiction, dont Arthur C. Clarke constitue certainement l’un des exemples les plus célèbres33, imaginer le regard qu’un hypothétique tiers à l’humanité pourrait porter sur celle-ci n’est souvent qu’un prétexte à l’évaluation du regard que chacun porte sur son appartenance commune au genre humain.
L’ONU, incarnation réaliste d’une aliénation de l’humanité ?
§20. L’universalité incarnée par l’ONU n’est pas nécessairement perçue de façon positive par les auteurs de Science-fiction. Certains érigent en effet les Nations Unies en institution universelle exerçant, notamment à l’aide des progrès de la technologie, un implacable contrôle social sur l’ensemble des activités humaines. Loin du mythe d’une humanité fraternelle unie sous la bannière onusienne, l’universalité est alors perçue comme un danger car elle constitue le terreau d’un totalitarisme mondial. Dans ce contexte, l’ONU est représentée, dans une perspective réaliste, comme un outil d’hégémonie politique, d’aliénation et d’uniformisation des peuples.
§21. Selon les romans, l’emprise sociale exercée par l’organisation peut atteindre une portée considérable et aller jusqu’à réglementer de nombreuses facettes des activités humaines. Ainsi, dans l’univers créé par Joe Haldeman, « l’ONU dispose de quarante ou cinquante chaînes d’information »34 destinées à l’instruction, règlemente rigoureusement l’alimentation mondiale et va jusqu’à gérer « un système universel de sécurité sociale », fonctionnant de façon automatisée depuis Genève35. On retrouve régulièrement des mondes futuristes dont l’économie fonctionne sur la base d’une unique monnaie – c’est par exemple le cas du monde dépeint dans L’Éveil du Leviathan – au sein duquel le « dollar onusien »36 sert de monnaie d’échange dans l’ensemble du système solaire. Par ailleurs, nombre de romans de Science-fiction développent des mondes où l’ONU dispose de sa propre armée37. Parfois, l’Organisation s’adonne à des pratiques peu avouables afin de garantir une certaine paix sociale : dans le monde de La guerre éternelle, « un timbre Terre-Lune coût[e] 100 dollars – plus 5000 dollars de taxes… Les tarifs prohibitifs décourag[ent] la communication directe avec ce que l’ONU considèr[e] comme un repaire d’anarchistes, hélas nécessaire »38.
§22. Dans certaines représentations particulièrement pessimistes, le contrôle social exercé par les Nations Unies va jusqu’à dégénérer en authentique totalitarisme. Dans Les Dames Blanches de Pierre Bordage, l’ONU adopte une loi infanticide, dite « loi d’Isaac », et exhorte les États – relégués au rang de simples exécutants – à rétablir la peine de mort pour sanctionner les éventuels fraudeurs39. La célèbre saga de L’Anneau-monde, dont l’auteur Larry Niven s’est toujours revendiqué anti-étatiste et libertarien, prend place dans un monde où l’ONU exerce une emprise tyrannique sur l’humanité. L’auteur raconte par exemple que « le Comité fertilité, un département des Nations Unies, concevait et faisait appliquer des lois sur le contrôle des naissances […] Le Comité décidait qui pouvait être parent et combien de fois »40. Mais l’un des exemples les plus célèbres d’ONU « totalitaire » figure certainement, à notre avis, dans les romans de Maurice G. Dantec, auteur controversé ayant toujours parfaitement assumé la dimension politique et antimondialiste de son œuvre. Dans son roman Satelitte Sisters, l’antagoniste principal de l’intrigue n’est autre qu’une effrayante « ONU 2.0 » – réglementant jusqu’au moindre aspect de la vie des gens – et ayant à sa tête un « Conseil de Gouvernance Globalitaire »41 (mot-valise résultant, on l’aura compris, de la contraction des termes « global » et « totalitaire »). Dans une perspective que l’on pourrait qualifier d’ultra réaliste, une certaine tendance de la littérature de Science-fiction présente donc l’ONU du futur sous des atours singulièrement négatifs. Loin des idéaux de paix et de prospérités qui sont pourtant aux soubassements de l’Organisation, celle-ci est dépeinte comme un puissant instrument d’aliénation, liberticide et militariste.
§23. D’autres représentations réalistes se focalisent sur les risques que ferait peser le pouvoir économique sur le fonctionnement de l’Organisation. Dans Mars la Rouge, les Nations Unies sont ainsi manipulées et instrumentalisées par de puissantes multinationales42. L’inversion des équilibres entre les forces politiques et économiques ressort également de l’univers imaginé par Alastair Reynolds, dans lequel les Nations Unies sont, en 2050, devenues les Entités Economiques Unies (EEU). Dans cette nouvelle organisation, de puissantes firmes disposent, au même titre que les États, d’un siège au Conseil de sécurité, alors, qu’en même temps, « la Chine avait été expulsée des EEU »43.
§24. Toutes ces représentations ne sont évidemment pas neutres. Elles reflètent et relaient les craintes et aspirations d’auteurs au tropisme fondamentalement réaliste, qu’il s’agisse par exemple d’alerter le lecteur sur les dérives potentielles induites par le contrôle qu’exerceraient les entreprises multinationales sur l’ONU ou qu’il s’agisse de militer pour un renforcement des gouvernances nationales et locales contre le mondialisme désincarné que représenteraient les Nations Unies.
Réalisme et idéalisme des représentations institutionnelles de l’ONU
§25. Les romans de Science-fiction mobilisés pour la rédaction de la présente étude abordent, à de nombreuses reprises, des questions se rapportant au fonctionnement institutionnel des Nations Unies. Ces éléments, dans lesquels on retrouve également une forte tension entre les perspectives réaliste et idéaliste, concernent la nature juridique de l’organisation ainsi que le rôle et le statut de ses principaux organes.
La nature juridique de l’ONU
§26. Le lecteur attentif à ces questions trouvera, dans la littérature de Science-fiction, un certain nombre d’interrogations sur la nature juridique de l’ONU. Si, on l’a vu, l’organisation endosse régulièrement le rôle d’autorité suprême permettant au genre humain de parler d’une seule voix, elle existe toutefois sous des formes institutionnelles très diverses.
§27. L’ONU du futur prend souvent la forme d’une structure étatique, un « super-État », ce qui au passage montre bien toute la difficulté qu’il y a – et l’on pourrait difficilement blâmer les auteurs de Science-fiction sur ce point – à imaginer l’organisation politique en dehors du modèle juridique de l’État souverain. Ainsi, et par analogie, l’ONU d’après-demain dispose souvent de tous les attributs juridiques usuellement associés à l’État, au premier titre desquels figurent gouvernement, territoire et population. Dans Le Dieu venu du Centaure, l’intrigue déployée par Philip K. Dick prend ainsi comme cadre « un territoire des Nations unies » puis « un territoire du système solaire, sous drapeau des Nations unies »44. L’ONU fait, dans plusieurs romans, office de gouvernement de l’humanité, avec à sa tête un « Président des Nations Unies »45. Quant à la population de ce « super-État », celle-ci renvoie – par définition – à l’ensemble de l’espèce humaine, sans exception. Dans le remarquable roman de Liu Cixin, La Forêt Sombre, lorsque des personnages perdus dans l’espace décident de se soustraire officiellement de l’autorité des Nations Unies et de fonder leur propre organisation politique, cela déclenche un engrenage – et c’est là tout un symbole – qui les conduira à renoncer à leur part d’humanité46.
§28. A rebours d’une telle figure étatique, l’ONU est parfois représentée comme un simple forum de coordination et de dialogue n’ayant nullement vocation à se substituer aux États. Pierre Bordage écrit, dans la conclusion des Dames Blanches, que « l’ONU est […] une tour de Babel où chaque pays joue sa propre partition »47. Dans d’autres romans, il est indiqué que les Nations Unies ont « principalement une fonction de coordination et n’exerc[ent] aucun pouvoir concret »48. Une telle représentation de l’ONU s’inscrit donc aux antipodes du « super-État » tentaculaire. Elle ressort particulièrement bien de l’extrait suivant du roman Crépuscule d’acier, au sein duquel un humain (prénommé Martin) tente d’expliquer, avec une tonalité assez réaliste, à un extraterrestre dubitatif la nature juridique des Nations Unies :
- « Avant, les anarchistes marginaux pensaient que l’ONU était une sorte de gouvernement global quasi fasciste. C’était aux XXème et XXIème siècles, quand les gouvernements forts étaient à la mode, tout ça parce que la totalité de la civilisation planétaire redoutait un futur traumatisme, parce qu’elle approchait d’une singularité […].
- Mais l’ONU est un gouvernement…
- Non, répéta Martin. C’est un lieu de débat. Ça a commencé comme une organisation de traités, c’est devenu une bureaucratie, puis un organisme financier pour divers accords internationaux de commerce et de normes. Après la Singularité, les forces vives de la conception de l’Internet en ont pris le contrôle. Ce n’est pas le gouvernement de la Terre ; c’est seulement l’unique vestige des gouvernements de la Terre que votre peuple soit capable de reconnaître. C’est la fraction qui s’occupe de l’intérêt commun auquel tout le monde a besoin d’adhérer. Les programmes de vaccination mondiaux, les accords commerciaux avec les gouvernements extrasolaires, les assurances en dernier recours en cas de catastrophe majeure, ce genre de choses. En fait, pour l’essentiel, l’ONU même n’agit pas vraiment […] Parfois quelqu’un utilise l’ONU comme façade quand il a besoin de faire quelque chose avec une certaine crédibilité »49.
§29. Cette vision de l’ONU comme chambre d’enregistrement de décisions politiques prisent ailleurs s’apparente donc à une représentation réaliste du droit international, selon laquelle l’institution ne serait qu’un outil au service des intérêts étatiques. On retrouve cette vision assez régulièrement sous la plume des auteurs de Science-fiction. Par exemple, lorsqu’il observe que « les Nations Pauvres formaient à l’ONU une très large majorité que l’habileté et le droit de veto des grandes puissances tenaient de plus en plus difficilement en échec »50, René Barjavel dépeint en fait une Organisation dominée par les manœuvres politiques des Etats. Poussant encore plus loin la perspective réaliste, les intrigues racontées dans Mars la Rouge soulignent que l’ONU était « désarmée […] face aux armées nationales et à la monnaie transnationale. Si elle allait à l’encontre de leur volonté, elle ne servait à rien elle n’était plus qu’un outil »51. C’est le même constat que dresse sévèrement Ben Bova lorsqu’il écrit, dans Millenium, que « les Nations Unies n’ont aucun réel pouvoir »52.
Les organes de l’ONU
§30. Dans certains romans, les organes de l’ONU sont convoqués par des écrivains de Science-fiction pour servir d’arrière-plan à l’histoire ou, parfois, pour jouer un rôle décisif dans l’intrigue. Dans tous les cas, la façon dont ces organes sont mis en scène n’est jamais neutre.
§31. Le cas de l’Assemblée générale paraît, à cet égard, particulièrement intéressant. Dans certains romans, elle est décrite comme un organe central exerçant un véritable pouvoir législatif universel. Il en est ainsi dans la Guerre éternelle, où « un petit génie de l’Assemblée générale de l’ONU avait décrété qu’il fallait lever une armée de fantassins pour garder les planètes portails des collapsars les plus proches. Ce qui avait débouché sur l’Elite Conscription Act de 1996, et la création du contingent le plus élitiste de l’histoire de la guerre »53. Dans d’autres romans, à la tonalité moins idéaliste, l’Assemblée est dépourvue de tout pouvoir et s’avère raillée pour son inefficacité. Ainsi Arthur C. Clarke évoque-t-il, dans Rendez-vous avec Rama, le « verbiage de l’Assemblée générale »54. René Barjavel dépeint, avec quelque ironie, une Assemblée dans laquelle existe « un beau chahut » et où les « Délégués des grandes et petites nations se trouv[ent] d’accord pour protester, ricaner ou simplement faire la moue amusée, selon leur degré de civilisation »55.
§32. Lorsqu’elle sert de lieu où se déroule l’intrigue, l’Assemblée générale fait l’objet de descriptions qui sont révélatrices de l’imaginaire que souhaitent construire les auteurs autour de ce lieu hautement chargé de symbole. On retrouve ici la tension en perspectives idéalistes et réalistes et l’on ne peut qu’être saisi par la puissance évocatrice qui ressort des deux extraits suivant, qu’il est intéressant de comparer. Le premier extrait sélectionné est tiré du roman allemand One Trillion Dollars, dans lequel Andreas Eschbach écrit, dans une optique que l’on peut sans difficulté qualifier d’idéaliste, que :
« La salle de l’Assemblée générale des Nations Unies est probablement le parlement le plus impressionnant jamais construit. C’est la seule salle de réunion de l’ONU qui contient l’emblème des Nations Unies – un globe stylisé cerné de branches d’olivier [...]. Le regard y est inexorablement attiré vers l’estrade [...] Un grand dôme surplombe la salle et scintille tel un ciel serti d’étoiles. Quiconque entre dans ce hall pour la première fois est émerveillé par cette vue majestueuse, et tous ceux qui n’ont pas complètement cédé au cynisme pressentent que c’est là l’endroit où pourraient encore s’accomplir de grandes choses au nom de l’humanité »56.
§33. Le même hall de l’Assemblée générale est mis en scène de façon résolument réaliste dans le roman de Liu Cixin, La Forêt Sombre, à travers cette fois-ci le regard d’un personnage désabusé, dans un contexte de crise majeure où l’humanité risque l’effondrement :
« Luo Ji leva la tête et observa cette salle qu’il avait vue un nombre incalculable de fois à la télévision. Il se sentit parfaitement incapable de deviner ce que ses architectes avaient voulu exprimer. Le grand mur jaune devant eux où était incrusté l’emblème des Nations unies constituait le décor de l’estrade. Le mur s’inclinait vers l’avant avec un angle aigu, comme une falaise à pic ; le dôme, lui, avait été imaginé de manière à ressembler à un ciel étoilé, mais il était structurellement séparé du grand mur jaune et ne renforçait guère le sentiment d’équilibre général. Au contraire, il provoquait une oppression intense, qui, ajoutée à l’instabilité du mur, laissait croire que tout pouvait s’effondrer à tout instant. En contemplant cependant cette structure aujourd’hui, on pouvait se laisser croire que les architectes du milieu du siècle dernier avaient miraculeusement prédit ce qui allait advenir de l’humanité »57.
§34. Ces deux extraits ont en commun de mettre en avant la puissance symbolique que la salle de l’Assemblée générale exerce sur les imaginaires collectifs. L’endroit polarise les aspirations et craintes de l’humanité. Qu’il s’agisse d’être désabusé ou contemplatif, quiconque entre en ce lieu – et c’est fondamentalement ce qui, de notre point de vue, ressort de ces extraits – ne peut rester indifférent face à cette architecture à partir de laquelle chacun peut façonner, quelque part entre les deux pôles idéalistes et réalistes, sa propre représentation de l’Organisation.
§35. Parmi les organes onusiens mentionnés dans des romans de Science-fiction, on retrouve également le Secrétaire général, qui constitue assurément une figure évocatrice pour le grand public. Il arrive qu’il occupe une place clé de l’histoire58, et plus rarement qu’il soit érigé en antagoniste. Dans l’une de ses nouvelles au ton volontairement absurde et humoristique, Isaac Asimov évoque un monde à venir où l’ONU serait devenue une sorte de dictature mondiale avec à sa tête un Secrétaire général despotique, occupant ce poste sur la base d’une transmission héréditaire :
« Le titre complet était « Secrétaire général des Nations-Unies ». Deux siècles auparavant, c’était une fonction élective ; une fonction honorable. Maintenant un homme comme Guido Garshthavastra pouvait l’occuper parce qu’il pouvait prouver qu’il était le fils de son père et tout aussi dénué de valeur que lui »59.
§36. Dans la littérature de Science-fiction, les prérogatives du Secrétaire général vont souvent bien au-delà de celles qu’il exerce dans la réalité. Dans plusieurs romans, il occupe ainsi le rôle de véritable chef de l’exécutif mondial et se prévaut de « parle[r] au nom de l’institution et donc au nom de toute les nations »60. Dans Les Enfants d’Icare, Arthur C. Clarke évoque succinctement la question de la compatibilité de ces pouvoirs exorbitants avec la Charte des Nations Unies, tout en soulignant les limites du formalisme juridique en situations exceptionnelles :
« En aucun cas les Suzerains [*nb *: les extraterrestres] ne traitaient ni avec les Etats ni avec les gouvernements. Ils utilisaient l’Organisation des Nations Unies telles qu’ils l’avaient trouvée. On avait installé conformément à leurs directives le matériel de communication requis et ils donnaient leurs ordres par l’entremise du secrétaire général. Le délégué soviétique avait abondamment et à de multiples reprises souligné – avec juste raison – que cette pratique était contraire aux stipulations de la Charte. Karellen [*nb *: le représentant des extraterrestres] ne se souciait apparemment pas de ces critiques »61
§37. Parmi les éléments récurrents attachés à la figure du Secrétaire général, telle que représentée dans les romans de Science-fiction, ressort le fait qu’il s’avère toujours être un fin politique, rompu aux intrigues diplomatiques – ce qui en soi n’est pas très éloigné de la réalité. Sa nationalité est par ailleurs presque toujours mentionnée, ce qui montre bien tout l’enjeu attaché – dans la réalité également – à son origine géographique. Cette origine constitue parfois un enjeu pour l’intrigue, comme cela ressort du Dieu venu du Centaure de Philip K. Dick :
« Eldritch a vendu le K-Priss [nb : une drogue d’origine extraterrestre] à l’ONU en prétendant qu’il provoquait une véritable réincarnation, chose qui entérine les convictions religieuses de plus de la moitié des membres de l’Assemblée générale, sans même parler de cette canaille d’Indien qui leur sert de secrétaire général »62.
§38. La fiction est d’ailleurs décidément en avance sur la réalité car il est plusieurs romans où le poste est occupé par une femme63. À l’heure où la question de l’élection d’une femme au poste de Secrétaire générale se pose avec une acuité croissante, ces représentations permettent également d’interroger, pour les déconstruire, certains clichés tenaces liés à la figure masculine du « chef », comme c’est par exemple le cas dans l’extrait suivant :
« Le silence se fit peu à peu dans la salle tandis que la secrétaire générale de l’ONU, Say, se dirigeait vers l’estrade […]. C’était la troisième femme politique venue des Philippines à avoir un rôle important au niveau international. Elle entamait son second mandat, qui avait commencé avant la Crise. Si le vote avait eu lieu un peu plus tard, elle n’aurait certainement pas été choisie. Car face à la Crise trisolarienne [*nb *: une invasion extraterrestre], son image de beauté orientale n’aurait certainement pas dégagé le sentiment de puissance virile attendue. Au pied de la falaise oblique, son corps frêle la faisait paraître fragile et impuissante »64.
§39. Certains romans dépeignent le Secrétaire général comme l’incarnation personnelle de l’Organisation. Sur ses épaules pèse tout le poids des idéaux portés par celle-ci. A ce titre, un extrait du roman Millenium de Ben Bova est particulièrement intéressant dans la mesure où il illustre la façon dont l’idéalisme qui anime le plus haut-fonctionnaire de l’Organisation est mis à l’épreuve par les compromis qu’il doit quotidiennement accepter :
« For 22 years I have watched people starve, villages bombed, whole nations looted, while diplomats politely stood here, in this very building, and made a mockery of ideas such as law and justice and peace […] I know the game they play. I have given the best years of my manhood to make the United Nations a force for order and sanity in a world of made men. But they refuse order and sanity. They have turned our political efforts into travesties. They loudly proclaim the need for international law, but then use power of money and weapons to take what they want, like bandits and cowards »65.
§40. Ce passage illustre, à travers les états d’âme d’un Secrétaire général recherchant désespérément à soustraire la nouvelle nation lunaire du joug des grandes puissances, un parfait condensé des tensions entre visions réaliste et idéaliste du rôle de l’Organisation. A l’autre extrémité du spectre, on peut mentionner la Secrétaire générale créée sous la plume de Bernard Werber, laquelle paraît avoir un rapport particulier à la vérité, à l’occasion d’un entretien avec le président de la France :
- « Peu importe la vérité. Ce qui importe, c’est ce que disent les médias et ce que les gens ont envie de croire […]
- Jaffar ment. Ce sont des étudiants prisonniers qu’ils ont exécutés pour les faire passer pour des victimes. Nous avons nos propres sources d’informations et la vérité est que…
- Encore cette maudite vérité, vous êtes obsédé par ce concept. Personnellement, je n’ai jamais vu quelqu’un qui disait la vérité, j’ai vu des points de vue qui étaient plus ou moins cohérents. Pour l’instant, c’est vous qui passez pour le menteur, le manipulateur, l’escroc »66.
§41. Enfin, le Conseil de sécurité de l’ONU est lui aussi présent dans certains romans de Science-fiction, lesquels semblent essentiellement prolonger certaines questions qui se posent dans la réalité quant à ses fonctions militaires, son efficacité ou sa représentativité. On comprendra dès lors que son fonctionnement est, le plus souvent, décrit avec une tonalité réaliste. L’un des personnages de Crépuscule d’Acier considère, par exemple, qu’« essayer d’obtenir un consensus au sein du Conseil de sécurité, c’est un exploit qui équivaut à dresser une bande de chats à marcher au pas »67. Dans le roman chinois – cette nationalité n’est pas anodine au vu de ce qui suit – La Forêt Sombre, lorsqu’est décrite l’ONU du XXIIème siècle, le narrateur prend le soin de souligner que « le Japon n’avait jamais pu intégrer le Conseil de sécurité »68. D’ailleurs, dans ce même roman, les États membres de l’ONU s’accordent sur une « révision de la charte des Nations unies engagée afin de répondre aux besoin du CDP (Conseil de défense planétaire), anciennement Conseil de sécurité des Nations unies »69.
§42. On observe en définitive que les organes onusiens connus du grand public (Assemblée générale, Conseil de sécurité et Secrétaire général) sont naturellement ceux que l’on retrouve le plus régulièrement dans les œuvres littéraires*,* et a fortiori dans les romans de Science-fiction. Chacun évoque, pour le grand public, un certain nombre d’idées fortes que les auteurs relaient, soit comme élément de contexte, soit au service de l’histoire qu’ils proposent. Ces représentations, s’ils elles permettent souvent de densifier l’arrière-plan des histoires racontées dans tel ou tel roman, ne sont pas neutres et recèlent toutes une dimension critique prenant ancrage dans la réalité. Elles oscillent toutes entre les pôles réaliste et idéaliste, le curseur étant à dessein positionné en fonction du message que l’auteur veut transmettre et des sujets sur lesquels il souhaite attirer l’attention du lecteur. Cette tension ressort également, et c’est l’objet de la seconde partie de cet article, du regard que portent nombre d’auteurs de Science-fiction sur l’ONU, perçue comme un gigantesque appareil bureaucratique.
L’ONU ou le mythe résolument réaliste de la bureaucratie tentaculaire
§43. La littérature de Science-fiction semble – au regard du moins des romans mobilisés dans le cadre de la présente étude – véhiculer de façon récurrente l’image d’une organisation en proie à tous genres de dérives bureaucratiques. Dans le cadre de ces représentations qui, on le verra, laissent peu de place à l’idéalisme, le pouvoir de cette bureaucratie se nourrit, en grande partie, de la complexité de son fonctionnement, auquel le formalisme juridique sert de support.
L’ONU et la dérive bureaucratique
§44. Les éléments de représentation associant l’ONU à une gigantesque bureaucratie s’inspirent très vraisemblablement de la façon dont le grand public s’imagine, en réalité, l’organisation. Dans ce contexte, les développements qui suivent mettront l’accent sur la tendance que présentent certains auteurs de Science-fiction à représenter, dans une perspective où le curseur penche nettement vers le réalisme, les Nations Unies comme une immense bureaucratie désincarnée; le phénomène bureaucratique allant de pair avec la corruption.
L’ONU comme institution bureaucratique
§45. Dans certains romans de Science-fiction, les Nations Unies du futur prennent donc la forme d’une immense et puissante bureaucratie, dont le fonctionnement échappe à tous, y compris, parfois, à ceux-là même censés exercer le pouvoir. Pareille représentation ressort en particulier des dystopies du sous-genre de Science-fiction qu’est le Cyber punk, où le pouvoir politique est aussi puissant que désincarné. Dans cette perspective souvent pessimiste, qui pousse la vision réaliste jusque dans ses retranchements, les Nations Unies de l’avenir sont dépeintes comme un lugubre dédale institutionnel dont les agents – d’ailleurs souvent simplement appelés « bureaucrates » car il n’est pas nécessaire de les doter d’une identité propre – sont fondus au sein d’une gigantesque machinerie administrative.
§46. Dans le Dieu venu du Centaure, Philip K. Dick utilise une expression tout à fait évocatrice lorsque l’un des personnages du roman décrit « l’ONU [comme] une monade sans fenêtre sur laquelle il n’avait aucune influence »70. René Barjavel écrit, quant à lui, que l’ONU est « une ruche »71. Dans cette optique, tel roman évoque « la bureaucratie congelée des Nations unies »72, tel autre mentionne, au détour d’une page, l’intervention d’un « bureaucrate onusien »73. Maurice G. Dantec fait quant à lui référence à la variante de la bureaucratie, combinée avec la technologie, lorsqu’il érige en antagonistes du roman Satellite Sisters les « technocrates de l’ONU 2.0 »74.
§47. On comprend sans peine que cette dérive bureaucratique prend ancrage dans notre réel. Si la Science-fiction permet d’en pointer – parfois par l’absurde – les excès, ces portraits ne sont finalement qu’un écho à notre réalité, où l’ONU est très régulièrement considérée, par ceux qui la critiquent, comme une bureaucratie lente, coûteuse et au fonctionnement opaque.
§48. Il est un autre point très significatif de la façon dont les auteurs de Science-fiction représentent (et se représentent) la bureaucratie onusienne. Ce genre littéraire semble, en effet, avoir fait sien le penchant des Nations unies pour la création de Commissions, Comités, Bureaux, assortis d’acronymes en tous genres. Dans le monument de la littérature de Science-fiction soviétique Stalker, figure en arrière-plan de l’histoire la « Commission des Nations Unies pour les Problèmes de Visite », dont l’acronyme est « COMNUPROVIS »75. Dans un monde où des extraterrestres sont venus sur Terre, pour mystérieusement repartir en laissant derrière eux un site gorgé d’objet fascinants (et parfois dangereux), le rôle de cette Commission est de contrôler « l’exécution des décisions de l’ONU concernant l’internationalisation des Zones de la Visite. En un mot, nous veillons à ce que personne d’autre que l’Institut international ne gère les merveilles extraterrestres obtenues dans la Zone… »76. Dans Mars la Rouge, la colonisation de la planète est supervisée par un « Bureau aux affaires martiennes de l’ONU » dont l’acronyme est « AMONU »77. On retrouve par la suite, dans sa séquelle Mars la Bleue, une « Autorité transitoire des Nations Unies (ATONU) »78. Dans la Guerre éternelle, le personnage principal du roman est membre de « l’AENU, l’Armée d’exploration des Nations Unies »79. On pourrait encore égrener d’autres exemples, tels que le « Bureau de Contrôle des Stupéfiants des Nations unies »80 de Philip K. Dick ou bien le « Comité permanent de désarmement interstellaire multilatéral de l’ONU »81 imaginé par Charles Stross.
§49. Au-delà de la tension entre réalisme et idéalisme, ces éléments paraissent intéressants en termes de représentations car ils pointent, d’abord, cette propension qu’aurait la bureaucratie onusienne à créer comités, commissions ou bureaux à chaque fois que se présenterait à elle un problème nouveau. La façon dont une partie des auteurs de Science-fiction s’est appropriée les acronymes typiques du système des Nations unies pour les réutiliser dans leurs romans (« COMNUPROVIS », « AMONU », « AENU », etc.) est également révélatrice de leur importance dans l’imaginaire collectif. Ces fameux acronymes constituent en effet un fort marqueur de l’identité de l’Organisation auprès du grand public. Car celui-ci connaît – d’abord – l’ONU à travers ses grandes opérations de maintien de la paix – les fameux Casques bleus – lesquelles opérations constituent souvent la vitrine médiatique de l’organisation.
Le risque de corruption
§50. Dès lors qu’une partie de la littérature de Science-fiction envisage, dans une perspective réaliste, les Nations Unies comme un vaste appareil bureaucratique, il n’est pas surprenant de constater que plusieurs romans abordent la question de la corruption de ses agents. En tous lieux et époques, l’émergence d’une bureaucratie va en effet de pair avec l’apparition d’un phénomène de corruption et les critiques de l’ONU se font forts de rappeler que, derrière ses nobles idéaux, cette institution n’échappe pas à cette règle.
§51. Les romans examinés dans le cadre de la présente étude sont diversement sévères à cet égard. Habitué des dystopies sombres et pessimistes, Philip K. Dick raconte, dans Le Dieu venu du Centaure, l’histoire d’un personnage qui s’agace de ce que « les dessous-de-table n’arriv[ent] pas aux bonnes personnes dans les dédales de la hiérarchie onusienne »82. Dans le même roman, l’un des plus importants trafiquants de drogue du système solaire explique à son interlocuteur naïf, avec « sarcasme », que « l’ONU est parfaitement au courant de nos activités dans la région. Je leur graisse régulièrement la patte pour qu’ils me laissent tranquille »83.
§52. La probité des agents onusiens n’est donc pas à toute épreuve, ce que l’on peut également constater dans Les Dames blanches, lorsqu’un personnage précise que « l’info devait rester secrète, mais un employé de l’ONU a vendu la mèche au Washington Post contre un bon paquet de dollars »84. On ne sera pas surpris de retrouver ce type de critique sous la plume corrosive de Maurice G. Dantec, lequel évoque des antagonistes qui « provenaient des milieux financiers internationaux, autant dire le gangstérisme propre, avec des protections à tous les étages de l’ONU 2.0 »85.
§53. Ces romans dépeignent donc une représentation assez peu gratifiante de l’agent-type des Nations Unies, lequel semble très aisément enclin à céder aux sirènes de l’enrichissement illicite. Et les contre-exemples où les agents de l’ONU sont présentés comme parfaitement honnêtes ne sont pas toujours très probants, en témoigne cet extrait de Crépuscule d’acier, où le fonctionnaire de l’ONU qui se présente comme intègre ne paraît en réalité pas des plus à l’aise à cette idée (ce que suggère, en tout état de cause, sa sudation excessive) :
- « Un observateur de l’ONU serait capable d’assurer à toutes les parties que notre propre conduite était légale et correcte, non ?
- Un observateur de l’ONU dirait scrupuleusement la vérité, affirma Cho, en suant un peu »86.
§54. Finalement, peut-être que la solution au problème de la corruption des agents de l’ONU se profilerait dans l’avenir, pour le moins radical, décrit dans La Guerre éternelle. Lorsqu’est évoqué le fonctionnement des Nations Unies du XXIIème siècle, l’un des personnages du roman précise que « cette branche de l’ONU est rigoureusement incorruptible. Gérée par informatique, sans aucune intervention humaine »87. Ainsi, la seule solution au problème de la corruption de l’Organisation serait de la déshumaniser. Cette perspective pouvait faire sourire jusqu’au plus désabusé des réalistes lorsque ces lignes furent écrites, au début des années soixante-dix. Mais elles raisonnent aujourd’hui avec une acuité troublante, à l’heure de la justice prédictive et alors que les progrès de l’informatique et de l’intelligence artificielle ouvrent des perspectives jusqu’ici insoupçonnées.
L’ONU et le formalisme juridique
§55. Le pouvoir de l’appareil bureaucratique réside en grande partie dans la complexité de son fonctionnement, insondable pour le profane. Dans ce contexte, la technicité et la complexité du droit (et plus singulièrement du droit international) semblent souvent dépeints dans une perspective bien plus réaliste qu’idéaliste. Le droit s’apparente en effet à un instrument de domination à part entière et les personnages qui maîtrisent les arcanes juridiques peuvent manœuvrer l’ONU pour servir leurs propres intérêts. Cette représentation du phénomène juridique, qui dépeint le droit comme un instrument de domination, n’est certes pas propre à la littérature de Science-fiction. De nombreux genres littéraires se sont attelés à pointer les aspects exagérément abscons de la technique juridique, soit pour les dénoncer soit pour les caricaturer. La Science-Fiction ne fait pas exception et cela nourrit, plus fondamentalement, l’image d’Epinal fort répandue dans les opinions publiques, selon laquelle le droit est une discipline, sinon un langage, élitiste et peu abordable.
§56. Parmi les exemples que l’on peut mentionner, figure d’abord un extrait d’un roman de Philip K. Dick, dans lequel un riche magnat de la drogue explique à son interlocuteur (d’ailleurs assez peu rassuré par le plan proposé) la façon dont il va évincer un nouveau concurrent recherchant à inonder le marché avec un nouveau produit extraterrestre, le « K-Priss » :
« Vous allez déposer une plainte – nos juristes se chargeront de vous la rédiger – auprès des Nations unies. Déclarant que cette saloperie sans nom vous a causé des effets secondaires extrêmement nocifs – ne vous préoccupez pas de ça pour l’instant. Cette affaire fera jurisprudence, nous allons forcer l’ONU à prohiber le K-Priss – à préserver la Terre de ce produit hautement dangereux »88.
§57. Il ressort de ces lignes un fossé presque caricatural entre le sachant et le profane. L’un des personnages – le profane – est complètement passif et ne comprends pas – il n’en aurait d’ailleurs même pas besoin pour la bonne tenue du plan – les enjeux juridiques d’un projet dont il constitue pourtant la pièce centrale. L’autre personnage – le sachant – semble maîtriser à la perfection les complexes rouages et concepts juridiques qui lui permettront de manœuvrer les Nations Unies pour parvenir à des fins peu avouables.
§58. On retrouve par ailleurs d’autres illustrations d’une telle représentation, comme par exemple dans cet extrait où un agent des Nations Unies, d’un futur assez lointain, présente en des termes assez techniques l’intérêt d’une intervention de l’ONU à un souverain manifestement assez peu au fait de la complexité du droit des Nations Unies :
« En revanche, il est possible que les avantages d’une intervention de l’ONU ne vous aient pas été clairement exposés […] Tout vient de la clause 19 : l’injonction interdisant l’utilisation d’armes capables de violer la loi de causalité. « Quiconque provoquera le déploiement d’une arme capable de rompre la… et cetera, sera coupable de crime contre l’humanité et soumis aux peines convenues internationalement pour cette infraction » […] Je suggère donc qu’il pourrait être avantageux pour vous d’avoir des observateurs indépendants de l’ONU pour accompagner votre expédition, de manière à réfuter toute accusation selon laquelle la Nouvelle République commettrait des crimes contre l’humanité et afin d’agir en tant que témoin au cas où vos forces seraient elles-mêmes attaquées de la sorte »89.
§59. Dans un autre extrait, issu du chef-d’œuvre Révolte sur la Lune de Robert Heinlein, la représentation du droit international comme discours hermétique au profane ressort plus nettement encore. Dans ce roman, lorsque le représentant de la nouvelle nation lunaire (Luna) demande son admission aux « Nations Fédérées », organisation internationale ayant succédé aux Nations Unies, le négociateur l’interpelle en ces termes :
- « N’est-il pas vrai, colonel, que votre gouvernement provisoire a demandé son admission aux Nations Fédérées ? a-t-il continué. J’aurai dû répondre : « Pas de commentaire », mais je me suis laissé avoir et j’ai acquiescé.
- Très bien, m’a-t-il dit, l’obstacle semble résider dans la demande reconventionnelle que Luna appartient déjà aux Nations Fédérées par l’intermédiaire de l’Autorité Lunaire. En d’autres termes, comme vous l’avez vous-même reconnu, ces céréales appartiennent aux Nations Fédérées, par fidéicommis. Je lui ai demandé de quelle manière il parvenait à cette conclusion.
- Colonel, m’a-t-il répondu, vous vous dites vous-même « Sous-secrétaire aux Affaires étrangères », vous connaissez certainement bien la Charte des Nations Fédérées. Je l’avais parcourue
- Assez bien, ai-je-dit, avec prudence.
- Vous connaissez donc la Liberté fondamentale garantie par la Charte et son acception habituelle explicitée par le Conseil de direction F A dans son Ordre administratif numéro 11.706 daté du 3 mars de l’année courante. Vous concédez donc que toutes les céréales qui poussent sur Luna et qui excèdent la ration locale sont ab initio et sans conteste la propriété de tous, et que ces excédents doivent être gérés par les Nations Fédérées via ses agences de distribution, suivant les besoins. (Il écrivait tout en parlant.) Avez-vous quelque chose à ajouter à cette déclaration ?
- Mais nom de Bog ! de quoi parlez-vous ? Et puis, je n’ai rien déclaré du tout ! ai-je alors crié »90.
§60. A travers le discours d’un fonctionnaire international zélé, le droit international et le système onusien sont ici représentés – et on comprend que l’auteur force volontairement le trait de cette représentation – comme un discours hautement technique. L’expert utilise un langage ponctué d’expressions (« demande reconventionnelle », « fidéicommis » ou « *ab initio *») que le non-initié (et, à vrai dire, même un lecteur a priori familier du droit international tel que l’auteur des présentes lignes) ne peut saisir, et déroule son raisonnement juridique comme une sorte de rouleau-compresseur indifférent à l’incompréhension de son interlocuteur. C’est finalement une représentation du droit international assez répandue, tant au cinéma que dans la littérature en général, qui ressort de ces extraits. A l’instar de ce que l’on retrouve dans d’autres genres littéraires, certains romans de Science-fiction présentent, dans une perspective réaliste, le droit comme un langage peu hospitalier et comme un instrument de domination à disposition de celles et ceux qui en maîtrisent les arcanes.
§61. L’appétence naturelle qu’éprouverait le juriste pour les questions d’une complexité byzantine, en l’occurrence les subtils mécanises de représentation aux Nations Unies, ressort également de ce dernier extrait issu de la délicieuse plume d’Arthur C. Clarke :
« A en croire – ce que personne ne faisait vraiment – les livres d’histoire, les vieilles Nations unies avaient compté jusqu’à cent soixante-douze membres. Les Planètes unies n’en avaient compté que sept ; et cela suffisait parfois à créer des difficultés. C’étaient, par ordre de distance croissante du Soleil : Mercure, Terre, Lune, Mars, Ganymède, Titan et Triton. Les critiques ne se lassaient pas de remarquer que la plupart des Planètes unies n’étaient que des satellites […].
Une autre pomme de discorde avait été la représentation séparée de la Terre et de la Lune ; les autres membres protestaient que cela concentrait par trop le pouvoir dans un seul secteur du système solaire. Mais la Lune était plus peuplée que tous les autres mondes ensemble, à l’exception de la Terre. De plus, elle était le siège des Planètes unies. Par dessus le marché, la Terre et la Lune étaient en désaccord sur presque tout, ce qui ne les soudait pas en un bloc dangereux »91.
§62. Cet extrait est issu d’une œuvre majeure de la littérature de Science-Fiction du début des années soixante-dix, à une époque donc où l’ONU comptait un peu plus de cent-trente Etats membres. Le narrateur, qui se situe en l’an 2130, évoque une organisation ayant à son maximum accueilli cent-soixante-douze Etats. Cette anticipation, qui illustre une nouvelle fois la façon dont les auteurs de Science-fiction essaient d’imaginer le futur en se fondant sur leur connaissance du présent, se trouve finalement être en-deçà de la réalité : on sait que l’ONU compte, en 2019, cent-quatre-vingt-treize Etats-membres. L’extrait recèle par ailleurs, en creux, une critique de l’URSS, ce qui ne surprend pas vraiment au vu du contexte dans lequel le roman fut écrit. Ainsi, l’existence d’une organisation comptant en son sein des « satellites » – au sens propre – ne va pas sans rappeler le concept d’« Etat-satellite » utilisé pour désigner les Etats orbitant autour de l’Union soviétique. De même, la question de la représentation distincte de la Terre et de la Lune à « l’Organisation des Planètes Unies » constitue, par la façon dont elle est dépeinte, une très nette allusion aux interminables controverses nées de la représentation distincte de l’URSS, de l’Ukraine et du Belarus aux Nations Unies, concédée au bloc soviétique.
§63. Ces éléments constituent une belle illustration de l’intérêt de la Science-fiction, qui propose souvent plusieurs degrés de lectures. Sous couvert d’aborder des sujets en apparence fantasques et déconnectés du réel, ce genre littéraire recèle souvent, et pour qui veut bien les percevoir, des critiques, parfois visionnaires, de l’ordre établi.
§64. La Science-fiction est en définitive un genre littéraire critique et prospectif, au sein duquel l’imagination et la créativité occupent une place décisive. En cela, elle partage beaucoup avec la science juridique. N’enseigne-t-on en effet pas, dans les facultés de droit françaises, que « le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination »92 ?
§65. Il serait, au terme de cet article, bien difficile d’identifier un dénominateur commun à cette grande diversité de représentations institutionnelles de l’ONU du futur. L’étude entend plutôt montrer l’existence d’un dialogue – passionnant, dense et créatif – entre auteurs de Science-fiction quant à la façon dont ils réfléchissent à l’avenir de l’organisation mondiale. Ces auteurs se positionnent sur un très large spectre oscillant entre représentations idéalistes et réalistes de la nature et des fonctions de l’Organisation. Dans ce contexte, peut-être la Science-fiction pourrait-elle avoir comme intérêt d’offrir au lecteur un cadre narratif particulièrement ouvert aux champs des possibles, lui permettant ainsi de prolonger et de pousser à l’extrême cette tension afin, pourquoi pas, d’en comprendre les ressorts les plus profonds.
Je tiens à remercier Olivier Corten pour ses précieux conseils lors de la préparation de cette étude. Les romans cités dans l’article ont leur date d’édition originale mentionnée entre crochets. La date des éditions utilisées pour cet article figure ensuite dans les notes de bas de page, selon les modes de citations standards. ↩
Sur le développement de ce courant doctrinal à partir des années 1970, voy. Gary Minda, Postmodern Legal Movements. Law and Jurisprudence At Century’s End, NYU Press, New York, 1995, pp. 149-166. ↩
Philippe Malaurie, « Droit et littérature », Association des juristes Franco-Britanniques, 15 juin 2006, p. 6 texte disponible sur : [https://fbls.eu/wp-content/uploads/2013/03/Droit-et-littérature-par-Philippe-Malaurie-Professeur-émérite-à-l’Université-Panthéon-Assas-Paris-II-Paris-15-Juin-2006.pdf] ↩
Richard A. Posner, Law and Literature, 3rd ed., Harvard University Press, 2009, 512 p. ; Kieran Dolin (ed.), Law and Literature, Cambridge Critical Concepts, Cambridge University Press, 2018, 396 p. ; Ian Ward, Law and Literature : Possibilities and Perspectives, Cambridge University Press, Cambridge, 1995, 280 p. ↩
On peut, à cet égard, mentionner les recherches de l’écrivain et philosophe Darko Suvin, lequel a consacré l’ensemble de ses travaux académiques à replacer, d’un point de vue épistémologique, « la Science-fiction au même rang que tout autre genre littéraire majeur » ; voy. Darko Suvin, « La Science-Fiction et la jungle des genres. Un voyage extraordinaire », Littérature, 1973, vol. 10, p. 113. ↩
Sur la définition de ce genre littéraire, Claire Cornillon, Par-delà l’Infini. La spiritualité dans la Science-Fiction française, anglaise et américaine. Thèse de doctorat soutenue à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, 11 juin 2012, p. 29 ↩
Claire Cornillon, Par-delà l’Infini. La spiritualité dans la Science-Fiction française, anglaise et américaine. Thèse de doctorat soutenue à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 le 11 juin 2012, p. 29 ↩
Charles Stross, Crépuscule d’acier, [2003], Editions Mnémos, 2006, pp. 356-357. ↩
Robert Heinlein, En terre étrangère, [1961], Robert Laffont, Poche, 2014, p. 66. ↩
Robert Heinlein, Révolte sur la Lune, [1966], Gallimard, folio SF, 2005, p. 360. ↩
Kim Stanley Robinson, Mars la Rouge, [1992], Presses de la Cité, 2007, p. 325. ↩
John Scalzi, Le vieil homme et la guerre, tome 3,[2007], L’Atalante, 2008, p. 358. ↩
Arthur C. Clarke, Rendez-vous avec Rama, [1973], Robert Laffont, 1975, pp. 215-216. ↩
Tel est le cas, par exemple, de l’organisation Ekumen imaginée par Ursula K. Le Guin, La main gauche de la nuit, [1969], Robert Laffont, Poche, 2006, 350 p. ↩
Les romans mobilisés pour cet article datent des années cinquante (pour les plus anciens) aux années deux-mille dix (pour les plus récents). ↩
Avec ce que cela implique de nuance dans la mesure où la littérature de Science-fiction est très largement dominée par des auteurs américains et européens. Dans le cadre de cet article, ont été utilisés des romans allemand, américain, britannique, canadien, chinois, français, polonais et soviétique. ↩
Il s’agit principalement des prix Hugo, Locus et Nebula. ↩
Bruce L. Rockwood, « Law, Literature and Science Fiction. New Possibilities », Legal Studies Forum, vol. 23, 1999, p. 270. ↩
Olivier Corten, François Dubuisson, Vaios Koutroulis, Anne Lagerwall, Une introduction critique au droit international, Ed. de l’ULB, Bruxelles, 2017, p. 197. ↩
Joe Haldeman, La guerre éternelle, [1974], Editions J’ai lu, 2015, pp. 158-159. ↩
Charles Stross, Crépuscule d’acier, [2003], Editions Mnémos, 2006, pp. 186-187. ↩
Kim Stanley Robinson*, Mars la Bleue*, [1996], Presses de la Cité, 1997, p. 217. ↩
Liu Cixin, La Mort Immortelle, [2010], Actes Sud, 2018, p. 53. ↩
Idem. ↩
Ibid., p. 416. ↩
Isaac Asimov, Shah Guido G., [1951], in Recueil de nouvelles : flûte, flûte et flûtes !, Gallimard, folio SF, 2004, p. 70. ↩
Kim Stanley Robinson, Mars la Rouge, [1992], Presses de la Cité, 2007, p. 214. ↩
Ibid., p. 334. ↩
Stanislas Lem, Solaris, [1966], Denoël, folio SF, 2017, p. 49. ↩
Charles Stross, Crépuscule d’acier, [2003], Editions Mnémos, 2006, pp. 25-26. ↩
Voy. par ex. Robert Heinlein, En terre étrangère, [1961], Robert Laffont, Poche, 2014, p. 346 ; Robert Charles Wilson, Spin, [2005], La Trilogie Spin, Denoël, folio SF, 2012, p. 231. ↩
Bernard Werber, Troisième Humanité, [2012], Albin Michel, 2012, p. 616. ↩
Arthur C. Clarke, Les enfants d’Icare, [1977], Bragelonne SF, 2013, 335 p. ↩
Joe Haldeman, La guerre éternelle, [1974], Editions J’ai lu, 2015, p. ↩
Ibid., p. 208. ↩
James S. A. Corey, L’éveil du Léviathan, [2011], Babel, 2014, p. 244 ; Joe Haldeman, La guerre éternelle, [1974], Editions J’ai lu, 2015, p. 164. ↩
Joe Haldeman, La guerre éternelle, [1974], Editions J’ai lu, 2015, p. 24 ; Liu Cixin, La Forêt Sombre, [2008] ; Maurice G. Dantec, Satellite Sisters, [2012], Ring Editions, 2012, p. 171. ↩
Joe Haldeman, La guerre éternelle, [1974], Editions J’ai lu, 2015, p. ↩
Pierre Bordage, Les Dames Blanches, [2015], L’Atalante, 2015, p. 124. ↩
Larry Niven, L’Anneau-monde, [1970], in L’intégrale de l’Anneau-Monde, Mnémos, 2019, p. 25. ↩
Maurice G. Dantec, Satellite Sisters, [2012], Ring Editions, 2012, p. ↩
Kim Stanley Robinson, Mars la Rouge, [1992], Presses de la Cité, 2007, p. 497. ↩
Alastair Reynolds, Janus, [2005], Presses de la Cité, 2011, p. 182. ↩
Philip K. Dick, Le Dieu venu du Centaure, [1964], J’ai lu, 2013, p. ↩
Bernard Werber, Troisième Humanité, [2012], Albin Michel, 2012, p. 445. ↩
Liu Cixin, La Forêt Sombre, [2008], Actes Sud, 2017, p. 561. ↩
Pierre Bordage, Les Dames Blanches, [2015], L’Atalante, 2015, p. 376. ↩
Liu Cixin, La Forêt Sombre, [2008], Actes Sud, 2017, pp. 407-408. ↩
Charles Stross, Crépuscule d’acier, [2003], Editions Mnémos, 2006, pp. 445-446. ↩
René Barjavel, La nuit des temps, [1968], Presses de la Cité, Pocket, 2012, p. 98. ↩
Kim Stanley Robinson, Mars la Rouge, [1992], Presses de la Cité, 2007, p. 327. ↩
Ben Bova, Millenium, [1976], Ballantine Books, 1977, p. 207. ↩
Joe Haldeman, La guerre éternelle, [1974], Editions J’ai lu, 2015, p. ↩
Arthur C. Clarke, Rendez-vous avec Rama, [1973], Robert Laffont, 1975, p. 248. ↩
René Barjavel, La nuit des temps, [1968], Presses de la Cité, Pocket, 2012, p. 101. ↩
Andreas Eschbach, One Trillion Dollars, [2001], Édition électronique non-paginée ; [notre traduction]. ↩
Liu Cixin, La Forêt Sombre, [2008], Actes Sud, 2017, p. 121. ↩
Ben Bova, Millenium, [1976], Ballantine Books, 1977, p. 207. ↩
Isaac Asimov, Shah Guido G., [1951], in Recueil de nouvelles : flûte, flûte et flûtes !, Gallimard, folio SF, 2004, p. 75. ↩
Bernard Werber, Troisième Humanité, [2012], Albin Michel, 2012, p. 664. ↩
Arthur C. Clarke, Les enfants d’Icare, [1977], Bragelonne SF, 2013, p. ↩
Philip K. Dick, Le Dieu venu du Centaure, [1964], J’ai lu, 2013, p. ↩
Bernard Werber, Troisième Humanité, [2012], Albin Michel, 2012, 686 p. ↩
Liu Cixin, La Forêt Sombre, [2008], Actes Sud, 2017, p. 122. ↩
Ben Bova, Millenium, [1976], Ballantine Books, 1977, p. 262. ↩
Bernard Werber, Troisième Humanité, [2012], Albin Michel, 2012, p. 662-663. ↩
Charles Stross, Crépuscule d’acier, [2003], Editions Mnémos, 2006, p. ↩
Liu Cixin, La Forêt Sombre, [2008], Actes Sud, 2017, p. 294. ↩
Ibid., p. 66. ↩
Philip K. Dick, Le Dieu venu du Centaure, [1964], J’ai lu, 2013, p. 25. ↩
René Barjavel, La nuit des temps, [1968], Presses de la Cité, Pocket, 2012, p. 103. ↩
James S. A. Corey, L’éveil du Léviathan, [2011], Babel, 2014, p. 240. ↩
Philip K. Dick, Le Dieu venu du Centaure, [1964], J’ai lu, 2013, p. 148 ; Ben Bova, Millenium, [1976], Ballantine Books, 1977, p. 82. ↩
Maurice G. Dantec, Satellite Sisters, [2012], Ring Editions, 2012, p. ↩
Arkadi et Boris Strougatski, Stalker (pique-nique au bord du chemin), [1972], Denoël, folio SF, 2010, p. 21. ↩
Idem. ↩
Kim Stanley Robinson, Mars la Rouge, [1992], Presses de la Cité, 2007, p. 211. ↩
Kim Stanley Robinson*, Mars la Bleue*, [1996], Presses de la Cité, 1997, p. 21 et s. ↩
Joe Haldeman, La guerre éternelle, [1974], Editions J’ai lu, 2015, p. ↩
Philip K. Dick, Le Dieu venu du Centaure, [1964], J’ai lu, 2013, p. 25. ↩
Charles Stross, Crépuscule d’acier, [2003], Editions Mnémos, 2006, p. ↩
Philip K. Dick, Le Dieu venu du Centaure, [1964], J’ai lu, 2013, p. 25. ↩
Ibid., p. 169. ↩
Pierre Bordage, Les Dames Blanches, [2015], L’Atalante, 2015, p. 94. ↩
Maurice G. Dantec, Satellite Sisters, [2012], Ring Editions, 2012, p. ↩
Charles Stross, Crépuscule d’acier, [2003], Editions Mnémos, 2006, pp. 67-68. ↩
Joe Haldeman, La guerre éternelle, [1974], Editions J’ai lu, 2015, p. ↩
Philip K. Dick, Le Dieu venu du Centaure, [1964], J’ai lu, 2013, pp. 153-154. ↩
Charles Stross, Crépuscule d’acier, [2003], Editions Mnémos, 2006, p. ↩
Robert Heinlein, Révolte sur la Lune, [1966], Gallimard, folio SF, 2005, pp. 412-413. ↩
Arthur C. Clarke, Rendez-vous avec Rama, [1973], Robert Laffont, 1975, p. 210. ↩
Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, [1935], Ed. Ebooks, p. 78. ↩