Faut-il créer une Brussels International Business Court ?
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Cet article fait partie de « Débats »
Ces derniers mois, le projet de créer une nouvelle juridiction belge exclusivement destinée au règlement des différends commerciaux internationaux a suscité nombre de commentaires aussi contrastés que les singularités envisagées pour cette Brussels International Business Court. Tribunal belge fonctionnant uniquement en anglais, juridiction étatique mais largement exemptée du respect du Code judiciaire, organe saisi uniquement à la suite d’un accord des parties qui en financent l’office… Décidément, ce projet, finalement avorté, entendait innover radicalement. On en discute avec Sophie Goldman, assistante chargée d’exercices en Droit des obligations et en Contrats spéciaux et Guillaume Croisant, assistant chargé d’exercices en Droit international privé et tous deux avocat·e·s au Barreau de Bruxelles et spécialisé·e·s en contentieux commercial et en arbitrage national et international.
Introduction
Le 15 mai 2018, le Gouvernement fédéral dépose à la Chambre des représentants un volumineux projet de loi « instaurant la Brussels International Business Court »1. Visant à doter la Belgique d’un « tribunal étatique spécialisé de haut niveau apte à trancher des litiges commerciaux transfrontaliers et ce, par nature, dans la lingua franca du commerce international, à savoir l’anglais »2, ce texte prévoit de créer parmi les tribunaux de commerce3, une nouvelle juridiction, la Brussels International Business Court (BIBC), conçue comme une juridiction ad hoc au régime sui generis4. L’idée est d’offrir aux entreprises en litige, sur une base strictement volontaire, la possibilité de saisir la BIBC pour lui soumettre un litige international qui ne relèverait pas de la compétence exclusive d’une autre juridiction. Les entreprises visées sont celles qui entretiennent des relations juridiques dans une autre langue que l’une des trois langues nationales5. La nature internationale du litige renvoie à l’un des trois critères suivants : les entreprises ont leur établissement dans des États différents, la nature juridique entretenue ou le litige corrélatif présente un lien objectif avec un État différent de celui d’établissement des parties ou les éléments déterminants susceptibles de résoudre le litige relèvent d’un droit étranger6.
« Instance semi-permanente – permanente in abstracto, ad hoc ou temporaire in concreto » selon les mots du ministre de la Justice7, cette juridiction, à l’instar d’une cour d’assises, ne se met au travail que si une affaire lui est soumise. Sa composition est particulière : présidée par deux conseillers membres de la cour des marchés, récemment créée au sein de la Cour d’appel de Bruxelles8, son siège, désigné par son président en exercice9, change à chaque litige et comprend trois personnes : un président désigné parmi une liste de magistrats belges maitrisant autant la langue de Shakespeare que le droit des affaires établie par une commission ad hoc et deux « Judges in the BIBC » (en anglais dans le texte du projet) eux aussi repris dans une liste de spécialistes belges ou étrangers nommés pour 5 ans par le Roi à la suite d’une réserve constituée par une commission de sélection10. Cette juridiction qui ne travaille qu’en anglais11 rend ses décisions en premier et dernier ressort et, outre l’opposition éventuellement tierce12, seul un recours en cassation est prévu.
Sur le plan du droit applicable au litige lui étant soumis, il est prévu que la BIBC applique le droit matériel déterminé par le droit international privé belge « sous réserve de l’application des traités internationaux, du droit de l’Union européenne ou des dispositions contenues dans des lois particulières »13 ; sur le plan procédural, elle ne sera soumise aux dispositions du Code judiciaire que si cela est expressément mentionné, son régime spécifique étant très largement inspiré de la procédure prévue par la loi type sur l’arbitrage international de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international14. Enfin, et ce n’est pas la moindre des singularités de la BIBC, son activité est « en principe autosuffisante »15 : entièrement financée par les parties qui paient « des frais d’inscription » pour pouvoir la saisir, frais censés couvrir l’ensemble des frais16, elle ne devrait pas avoir d’impact budgétaire…
Las. Ce projet, pourtant adopté en seconde lecture par la Commission de la Justice de la Chambre le 10 décembre 201817, n’a pas survécu à la crise gouvernementale débutée quelques jours plus tôt. Déjà tiède sur le projet, la NVA, qui tique sur cet usage imposé de l’anglais et, plus surprenant dans son chef, agite l’argument de la « justice de classe » en forgeant la suggestive expression de « tribunal caviar »18, a retiré son soutien au projet actant par là son abandon. Abandon définitif ou provisoire, l’avenir nous le dira ; cependant, un tel projet suscite, en soi, des questions autant fondamentales sur la justice que spécifiques au monde singulier du droit des affaires, questions ici soumises à deux membres de la Faculté, deux spécialistes de la matière : Sophie Goldman, assistante chargée d’exercices en Droit des obligations et en Contrats spéciaux et Guillaume Croisant, assistant chargé d’exercices en Droit international privé et tous deux avocat·e·s au Barreau de Bruxelles.
D’après la Fédération des entreprises de Belgique, ardente supportrice du projet, la création d’une BIBC répondrait à un besoin exprimé par les entreprises et permettrait à la Belgique et à Bruxelles de se poser comme plaque tournante du règlement des différends commerciaux internationaux19. Partagez-vous cette analyse et, dans votre pratique, ressentez-vous également ce besoin notamment auprès de vos clients ?
Sophie Goldman : Dès lors que la BIBC suppose une clause du contrat prévoyant sa compétence, l’expression du besoin auquel vous faites allusion et auquel le projet de création de la BIBC est supposé répondre devrait en principe être exprimé au stade de la négociation du contrat. Il sera, certes, aussi possible pour les parties de convenir d’un commun accord de soumettre leur différend à la compétence de la BIBC après la survenance de celui-ci mais, de mon expérience personnelle, les parties parviennent rarement à un accord sur quoi que ce soit une fois le litige né !
Or, lorsque nous rédigeons un contrat, nous analysons toujours le mode de résolution de litige le plus approprié et, en fonction des besoins exprimés, le cas échéant, par le client par rapport à l’usage de la langue anglaise et/ou de l’expertise des juges, nous pouvons prévoir une procédure d’arbitrage en anglais (nous reviendrons sur les avantages de l’arbitrage) ou (dans une moindre mesure en ce qui concerne ma pratique personnelle) la compétence des tribunaux de Londres. Dans le cadre des relations d’affaires internationales d’une certaine ampleur financière, je conseille quasi-systématiquement l’arbitrage plutôt que la compétence des tribunaux belges. Nous aurons l’occasion de revenir sur les raisons sous-jacentes… Mais pour répondre très concrètement à votre question, jamais un client ne m’a indiqué que l’idéal aurait, pour lui, été de choisir un tribunal anglophone spécialisé à Bruxelles ! D’ailleurs, au stade de la rédaction des contrats, en ce qui concerne la clause de juridiction applicable, les clients ont plutôt tendance à suivre les conseils de leurs avocats et à n’y accorder qu’une importance secondaire.
À mon sens, le projet de création de la BIBC s’inscrit plutôt dans une tendance qui s’est développée en Europe ces dernières années et qui s’est intensifiée à l’approche du Brexit. Selon ce qu’on en dit, le Brexit devrait, d’une part, avoir pour conséquence, que les parties auront moins tendance à désigner les tribunaux de Londres comme juridiction compétente et devrait, d’autre part, susciter de nombreux litiges dans les relations commerciales internationales. Dans ce contexte, j’ai plutôt le sentiment que l’idée de la création de la BIBC proviendrait de la volonté de la Belgique de se positionner sur la scène commerciale internationale plutôt que d’un besoin exprimé par les entreprises belges. Cette idée est toutefois conçue sur la base de ma pratique personnelle, et par conséquent, sur un échantillon assez réduit d’entreprises.
Enfin, je voudrai rebondir sur cette idée selon laquelle la création de la BIBC permettrait à Bruxelles de « se poser comme plaque tournante du règlement des différends commerciaux internationaux ». Les choses ne sont évidemment pas aussi simples ! Il ne suffit pas de créer une juridiction anglophone spécialisée pour convaincre les entreprises belges et étrangères d’y soumettre leurs litiges. Eu égard à la place de choix qu’occupe l’arbitrage en tant que mode de résolution des litiges commerciaux internationaux sur la scène internationale et à la concurrence des cours et tribunaux anglophones crées par nos pays voisins, mais aussi en Asie et au Moyen-Orient, il ne sera pas évident, pour la BIBC, de se positionner comme telle et son succès est loin d’être assuré.
*Guillaume Croisant *: Concernant ma pratique, je nuancerai les propos de Sophie sur le fait que les juridictions belges ne sont que rarement considérées, même dans des contrats internationaux d’une certaine importance. Il est vrai que l’arbitrage international est souvent préconisé, mais il nous arrive relativement fréquemment que des clients « belges » (il peut s’agir de filiales belges de groupes internationaux) entendent proposer le choix des juridictions belges à l’autre partie au contrat (par crainte des coûts de l’arbitrage par exemple, ou parce que les équipes juridiques de ces clients ont l’habitude de suivre des dossiers devant les juridictions belges).
Je rejoins par contre entièrement Sophie sur les doutes qu’elle émet quant au fait que la mise en place d’une juridiction anglophone suffirait à faire de Bruxelles « une plaque tournante du règlement des différends commerciaux internationaux », et que la BIBC puisse attirer des litiges liés au Brexit mais n’ayant aucun lien avec la Belgique. Il faudrait, à tout le moins, un nombre important de « test cases » réussis, et une campagne de promotion intense, avant que les juridictions belges ne soient considérées pour des dossiers tout à fait internationaux.
Par contre, dans l’hypothèse où les premières affaires devant la BIBC devaient être un succès, je pense qu’un certain nombre de dossiers ayant un caractère plus national, ou à tout le moins transfrontalier, pourraient lui être confiés, en particulier ceux auxquels je viens de faire référence (notamment lorsque les enjeux financiers ne justifient pas les coûts d’un arbitrage mais que les parties désirent que le litige se déroule en anglais et soit résolu par des spécialistes de la matière en une période raisonnable). La plupart des autres (projets de) tribunaux commerciaux internationaux sont d’ailleurs plutôt basés sur ce modèle, en Europe à tout le moins.
Á l’heure actuelle, si Bruxelles est reconnue sur la carte du droit international des affaires, c’est avant tout pour sa place centrale en matière de droit européen de la concurrence (du fait de la présence de la Commission européenne, en charge d’en assurer le respect, et d’un important microcosme composé de plusieurs milliers d’avocats originaires de toute l’Union européenne, de traducteurs, d’experts, etc. ; un microcosme souvent associé au succès de Londres en ce qui concerne les litiges commerciaux internationaux). C’est peut-être en ce domaine que Bruxelles peut véritablement se différencier. Dans une intéressante carte blanche dans l’Écho publiée l’année passée20, le professeur Boularbah proposait ainsi la mise en place d’une chambre anglophone pour les actions en dommages et intérêts suite à une décision d’une autorité de la concurrence constatant l’existence d’un cartel ou d’un abus de position dominante (les follow-on actions). Il m’apparaît effectivement que c’est dans le domaine du droit de la concurrence que Bruxelles peut compter sur un pôle d’attraction qui la distinguerait des métropoles voisines.
Avocats.be, l’Ordre des barreaux francophone et germanophone, a lui résolument pris position pour la création de la BIBC qui renvoie à une revendication exprimée de longue date par les barreaux. En substance, il estime que cette nouvelle juridiction sera autant attractive pour les entreprises que pour les avocats qui y disposeront d’un prétoire spécialisé21. Elle permettra également aux avocats de postuler comme juges consulaires. Au quotidien, ressentez-vous également le besoin d’une juridiction anglophone spécialisée ? Le cumul de fonction de conseil et de juge non professionnel sollicité au cas par cas vous semble-t-il souhaitable ?
Sophie Goldman : Dans le cadre de ma pratique devant nos cours et tribunaux, je me fais régulièrement la réflexion que ceux-ci sont inadaptés pour des litiges commerciaux « internationaux » ou présentant une « connotation d’extranéité », en raison, surtout, de la nécessité de traduire toutes les pièces rédigées en anglais – ce qui peut représenter un coût substantiel dans certaines procédures ! – et du manque de familiarité de la plupart de nos juges avec certaines pratiques contractuelles inspirées du droit anglo-saxon (par exemple en matière de conventions de cession d’actions et des garanties y relatives). À noter que ces deux problèmes peuvent, dans une certaine mesure, être liés. Il peut, par exemple, être difficile de débattre de l’interprétation à donner au texte d’une clause sur la base d’une traduction de celui-ci, alors que certains termes anglophones utilisés dans la version originale ont une signification propre au droit anglo-saxon.
Ceci étant, ces difficultés continueront à se poser pour les parties qui n’auront pas opté pour la BIBC dans leur contrat (et qui ne parviendront pas à un accord sur ce point après la survenance du litige) et pourraient, me semble-t-il, être résolues autrement que par la création d’une nouvelle juridiction. Ne pourrions-nous par exemple pas penser à recruter, pour les tribunaux de l’entreprise de Bruxelles, des juges ayant des connaissances suffisantes de la langue anglaise, permettre – à tout le moins – la production de pièces en anglais et/ou, le cas échéant, prévoir des formations afin de familiariser ces juges avec les pratiques contractuelles auxquelles je faisais allusion ?
Guillaume Croisant : Je suis tout à fait d’accord avec ce constat et cette proposition de solution. C’est d’ailleurs dans une large mesure ce que proposent nos voisins, qui mettent en place des chambres anglophones plutôt que des juridictions hybrides (entre le tribunal arbitral et la juridiction étatique).
Sophie Goldman : Notre système paraît aussi souvent particulièrement lent et quelque peu archaïque aux yeux de nos clients étrangers …. Il n’y a pas si longtemps encore, il fallait leur expliquer que les conclusions devaient être déposées en personne avant 16h, soit l’heure de la fermeture du greffe. Plus d’un avaient du mal à le croire ! À Bruxelles, il leur faut aujourd’hui souvent deux ans pour obtenir un jugement en première instance et 5 ans de plus pour obtenir un arrêt de la Cour d’appel ! Cela décourage aussi certains clients qui ne peuvent se permettre de passer autant d’années dans une situation incertaine, particulièrement si l’enjeu du litige est de plusieurs millions d’euros. Ces entreprises transigent alors parfois à des conditions qu’elles n’auraient pas acceptées dans d’autres circonstances. Il reste à voir si la BIBC, si elle venait à être créée, se distinguera singulièrement du reste de notre système judiciaire et s’avèrera être une juridiction moderne, rapide et efficace.
Guillaume Croisant : Je serai moins critique à cet égard. Dans mon expérience il n’est pas rare d’obtenir un jugement dans un délai de 12 à 18 mois en première instance (en particulier lorsque le litige est porté devant une chambre à juge unique du Tribunal de première instance, plutôt que devant le Tribunal de l’entreprise), ce qui est souvent le délai d’un arbitrage présentant une certaine importance. Dans la mesure où les décisions de première instance sont désormais exécutoires par provision par principe, l’arriéré judiciaire devant la Cour d’appel (surtout à Bruxelles, les autres Cour d’appel du pays étant moins touchées) est également moins problématique, bien qu’un tel délai d’incertitude pour les parties reste évidemment trop long. Par ailleurs, dans mon expérience toujours, des décisions rapides et de qualité peuvent être obtenues en cas d’urgence, que ce soit par l’adoption de mesures avant dire droit par la juridiction saisie au fond, ou dans le cadre des procédure de référé ou comme en référé, ainsi les actions en cessation auxquelles je suis de plus en plus confronté dans ma pratique.
Sophie Goldman : En ce qui concerne la question du « cumul de fonctions » de conseil et de « juge non professionnel », elle ne pose à mon sens aucune difficulté et représente une bonne idée. Dans la pratique de l’arbitrage, la plupart des arbitres sont d’ailleurs des avocats. Les règles d’impartialité et d’indépendance seront évidemment d’application. Il ne sera, par exemple, certainement pas possible, pour un avocat, d’intervenir en tant que juge dans une affaire où l’une des parties est la filiale d’une cliente de l’un de ses associés…
Par contre, à l’heure actuelle, je n’irais certainement pas, contrairement à Jean-Pierre Buyle, jusqu’à dire que la possibilité d’être nommés juges non professionnels représente une « opportunité* *» pour les avocats spécialisés en litiges commerciaux internationaux. Tout dépendra du niveau de rémunération et/ou du « prestige » assortis à cette fonction... La rémunération annoncée est excessivement basse comparée à celle d’un arbitre international et je pense qu’il est illusoire de croire (comme cela a été écrit dans les travaux parlementaires) que le « prestige » de la BIBC permettra à lui seul d’attirer des experts renommés (à tout le moins en ce qui concerne ceux déjà actifs en qualité d’arbitre sur la scène internationale).
Guillaume Croisant : Je pense également qu’un juge est souvent un meilleur avocat s’il a, ou a eu, une expérience au siège (ou en tant qu’arbitre), et vice-versa. Des règles strictes en matière de conflits d’intérêts permettent effectivement d’éviter la grande majorité des problèmes potentiellement créés par cette situation. La BIBC pourrait donc offrir une diversification intéressante pour les avocats, à l’instar des membres du barreau siégeant comme juge suppléant ou en tant qu’arbitre.
Cependant, la possibilité réelle, en pratique, d’attirer des juristes spécialisés dans des droits étrangers apparaît constituer une autre faille du projet de BIBC. L’idée est louable, et serait l’un des points qui permettrait de distinguer la BIBC de ses homologues institués dans les pays limitrophes (qui ne prévoient pas cette possibilité de juges consulaires ad hoc pour chaque affaire, mais dont le siège est composé de magistrats professionnels dotés d’une connaissance suffisante de la langue anglaise, parfois assorti de conditions liées à leur expérience). Cependant, pour attirer des juristes spécialisés étrangers et s’assurer qu’ils dédient suffisamment de temps à l’affaire qui leur serait confiée, il faudrait soit une rémunération importante soit que la fonction présente un prestige suffisant. Or, les travaux préparatoires envisageaient une rémunération de 10.000 € par affaire (ce qui est effectivement fort faible comparé aux honoraires des arbitres dans les arbitrages internationaux, surtout dans les matières complexes où il pourra être nécessaire aux juges consulaires de consacrer plusieurs centaines d’heures à l’examen des pièces et des conclusions, des audiences, etc.). Par ailleurs, à tout le moins durant les premières années de la mise en place de la BIBC, il est tout sauf acquis que siéger au sein de la BIBC soit perçu comme suffisamment prestigieux pour des praticiens internationaux. D’autres tribunaux internationaux, à Singapour, au Moyen-Orient ou en Chine par exemple, offrent des rémunérations et/ou un intérêt réputationnel importants.
Par rapport à l’arbitrage international, quelles seraient les différences, en termes d’avantages et d’inconvénients, que présenterait la création d’une BIBC ? L’argument de la concurrence et de l’attractivité que présenterait ce tribunal étatique par rapport à l’arbitrage vous semble-t-il convaincant au regard de votre pratique de l’arbitrage international ?
Sophie Goldman : Les principales caractéristiques de l’arbitrage sont les suivantes :
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La première caractéristique est évidemment le choix de la langue de la procédure. Il peut s’agir de l’anglais ou d’une autre langue. Il est également possible de prévoir que les documents pourront être produits dans une langue autre que celle de la procédure sans traduction. Il en est d’ailleurs de même pour les plaidoiries. Dépendant des circonstances, une telle flexibilité linguistique peut se révéler très pratique !
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Les parties ont aussi le choix des arbitres. Ceux-ci sont choisis en fonction de leur expertise dans la branche du droit et/ou dans le secteur d’activités concernés, en fonction de leur familiarité avec le droit applicable, de leur expérience, de leur renommée, de leur background culturel, etc.
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Il existe une grande flexibilité sur le plan procédural puisque les parties fixent elles-mêmes les règles de la procédure, notamment en ce qui concerne l’administration de la preuve. Sans entrer dans les détails, la pratique généralement suivie est inspirée à la fois des procédures de droit civil (rédaction de mémoires et production de pièces) et de celles de la common law (interrogatoire et contre-interrogatoire de témoins, en ce compris les représentants des parties, des tiers, des experts techniques,…).
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La procédure arbitrale est rendue particulièrement efficace par la disponibilité, la réactivité, la célérité et même la proactivité dont les arbitres sont invités à faire preuve tout au long de la procédure. Pour prendre un exemple assez simple, lorsqu’un incident de procédure surgit (production d’une pièce ou d’un mémoire hors calendrier par exemple), celui-ci est réglé en quelques jours, soit après un échange d’emails soit après l’organisation d’une conférence téléphonique.
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La procédure d’arbitrage est confidentielle. Les audiences et la sentence ne sont pas publiques.
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Il n’y a pas d’appel (mais uniquement un recours en annulation assez limité soumis, en Belgique, au Tribunal de première instance statuant en premier et dernier ressort), ce qui concourt à la célérité du règlement du différend.
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Grâce à la Convention de New York de 1958 sur la reconnaissance et l’exécution des sentences (signée désormais par 160 États), les sentences arbitrales peuvent assez facilement donner lieu à une exécution forcée dans une grande partie du monde.
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Le principal désavantage de l’arbitrage est son coût élevé. Les parties doivent payer les honoraires des arbitres et, le cas échéant, les frais de l’institution d’arbitrage, qui sont respectivement fixés en fonction de la valeur du litige. Á ces frais s’ajoutent assez souvent le coût des experts, des éventuels traducteurs, les frais de déplacement des témoins éventuels, des « court reporters » (qui transcrivent tout ce qui se dit à l’audience), etc. Il convient toutefois de noter que les règles relatives à l’indemnité de procédure ne sont pas applicables et que les arbitres décident dans leur sentence de leur répartition entre les parties (étant entendu que c’est la partie succombant qui en supportera, en principe, la charge quasi-intégrale).
Dans le projet actuel, la BIBC projetée offrirait, dans une certaine mesure, certains des avantages précités (litige en langue anglaise, juges spécialisés, absence d’appel, flexibilité de la procédure) à un coût qui sera certainement substantiellement moins élevé que celui de l’arbitrage international.
Elle resterait néanmoins un tribunal étatique, ce qui implique, en termes de désavantages que
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les parties n’auront pas la possibilité de choisir les juges (le président de la BIBC désignera les « juges non professionnels ») ;
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les audiences et les jugements rendus seront publics et
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les jugements de la BIBC « circuleront » selon les règles de droit international privé dans les différents pays. L’obtention de leur exécution sera donc aisée en Europe (grâce à l’application du Règlement Bruxelles Ibis) mais plus compliquée dans les autres cas. La possibilité d’un recours en Cassation (que nous aborderons ci-après), s’il est maintenu, rendra aussi l’obtention rapide d’un jugement définitif plus incertaine.
Guillaume Croisant : Je rajouterais peut-être trois autres désavantages de l’arbitrage moins rarement mis en avant :
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la longueur de certains procédures, qui peuvent durer plusieurs années, notamment en cas de contestations de la compétence des arbitres ou d’autres incident procéduraux, mais aussi parce qu’il est fréquent que des centaines de pages de mémoires et de pièces soient produites par les parties, qui considèrent que les arbitres ont le temps – et bénéficient d’une rémunération suffisante… – que pour consacrer un temps conséquent à l’examen de celles-ci ;
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les difficultés rencontrées en cas de procédures arbitrales dit « multi-parties, multi-contrats » dans la mesure où l’arbitrage repose sur le consentement des parties et permet bien plus difficilement que devant les juridictions étatiques les interventions forcées ou volontaires, la consolidation des procédures, etc. ;
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à nouveau du fait de la nature contractuelle de l’arbitrage, les arbitres ne disposent pas d’imperium. Ils ne peuvent donc pas procéder à des saisies, ordonner la production de document par des tiers, etc. Leurs sentences doivent en outre faire l’objet d’un exequatur (ce qui n’est pas le cas des jugements nationaux bien entendu, et n’est plus nécessaire – depuis l’adoption du Règlement Bruxelles Ibis – pour la reconnaissance et l’exécution, dans les autres États membres de l’UE, des jugements rendus par une juridiction européenne), même celles prononçant des mesures provisoires et conservatoires (alors que ces mesures sont souvent caractérisées par leur urgence).
La BIBC échapperait à ce dernier écueil mais pas aux deux premiers.
Sophie Goldman : L’arbitrage reste donc, dans l’ensemble, bien plus avantageux pour les entreprises qui peuvent « se le permettre » financièrement.
À mon sens, la BIBC n’a pas (ou, à tout le moins, ne devrait pas avoir) vocation à concurrencer l’arbitrage. Les entreprises qui ont l’habitude d’insérer des clauses d’arbitrage dans leurs contrats et de résoudre leurs litiges par cette voie ne verront, a priori, aucun intérêt à se tourner vers la BIBC.
Par contre, pour les entreprises réticentes à ce mode de résolution des litiges (en raison du coût, d’a priori ou d’une mauvaise expérience passée), la BIBC, de même que les chambres anglophones créées par nos pays voisins, pourrait constituer une alternative aux cours et tribunaux ordinaires ; en ce compris, potentiellement, aux tribunaux londoniens (que le Brexit rendra vraisemblablement moins attractifs qu’ils ne le sont à ce jour). Pour être en mesure de concurrencer ces derniers, il faudra toutefois que la BIBC rende des jugements de qualité dans des délais assez brefs ! Certaines études réalisées ont en effet montré que lorsque des parties à un contrat choisissent les tribunaux de Londres pour la résolution de leur litige, c’est non seulement en raison la langue mais également en raison de l’efficacité, la rapidité et la qualité de la procédure et des jugements rendus par ceux-ci.
L’une des difficultés pointées lors du débat parlementaire fut l’existence d’un pourvoi en cassation possible pour les décisions que rendrait la BIBC. On se souviendra que lors de la rentrée solennelle de 2018, l’avocat général de la Cour de cassation, André Henkes, avait, dans sa mercuriale et à l’instar du Conseil supérieur de la Justice22, durement critiqué le fait que la Cour de cassation puisse être saisie en cassation des décisions de la BIBC23. D’après vous, un tel recours est-il nécessaire et partagez-vous la réticence manifestement exprimée par la Cour ?
Guillaume Croisant : Il s’agit là selon moi d’un bel exemple du « monstre juridique » évoqué par le professeur Boularbah, à tout le moins d’une hydre à deux têtes, tiraillée entre sa nature de juridiction judiciaire, et sa vocation à fonctionner presque comme un tribunal arbitral.
Je pense que permettre un recours en cassation va à l’encontre de l’objectif du projet de BIBC d’offrir un forum permettant une solution efficace et rapide des litiges internationaux. Tout d’abord, cela entrainera évidemment des délais plus importants avant que les parties puissent être assurées du caractère définitif de leur décision. Ensuite, les avantages de la flexibilité procédurale et de l’emploi de la langue anglaise seront compromis dans la mesure où la procédure en cassation devra suivre les formes rigides en vigueur devant notre juridiction suprême, et que si la requête pourra être rédigée en anglais, le contrôle de la Cour se fera ensuite (à l’instar des requêtes en langue allemande) sur la base de traductions (alors que l’on sait les écueils qu’il y a à vouloir traduire et/ou transposer certains concepts de droit étranger, comme l’obligation de best efforts ou des questions complexes liées au droit des trusts par exemple).
De manière plus fondamentale peut-être, on peut s’interroger sur le sens d’un contrôle opéré par la Cour de cassation, que ce soit sur des questions procédurales alors que les parties et la BIBC se voient offrir une grande liberté en la matière, ou sur des questions de droit étranger (il ne s’agit bien évidemment pas d’une question propre à la BIBC, mais qui se pose avec encore plus d’acuité ici), alors que la Cour de cassation n’exerce qu’un contrôle dit de « conformité » du droit étranger (plus léger que son habituel contrôle de légalité) et que les juges consulaires devraient en principe être des spécialistes de ce droit.
Certes, en matière d’arbitrage aussi les sentences peuvent faire l’objet de recours en annulation devant les juridictions du siège de l’arbitrage (sur la base des motifs énumérés par le droit du for) et il peut être fait obstacle à leur reconnaissance et exécution (sur la base des motifs énumérés de façon limitative par la Convention de New York de 1958 citée par Sophie). Ces motifs énumérés visent toutefois des situations exceptionnelles, comme la violation des droits de la défense ou l’incompétence du tribunal arbitral. Il ne s’agit donc en aucune manière de réexaminer, comme dans le cadre d’un pourvoi en cassation, la bonne application par les arbitres des règles de droit sur lesquelles sont basées leur sentence. Les problèmes que j’ai rencontrés en pratique, les rares fois où un juge de l’annulation a vraiment eu à se pencher sur les règles de droit appliquées par les arbitres (en particulier lorsque le juge de l’annulation examine à nouveau la décision rendue par le tribunal arbitral sur sa compétence) me font douter de la pertinence d’un pourvoi en cassation.
Si je comprends la volonté de prévoir un recours contre les décisions de la BIBC (en particulier si ses jugements sont directement exécutoires dans les autres États membres de l’UE), mais je ne pense pas qu’un contrôle par la Cour de cassation soit la solution. On aurait peut-être pu trouver de l’inspiration en matière d’arbitrage d’investissement (dans le cadre de procédures CIRDI), où des recours en annulation sont possibles contre les sentences arbitrales devant un comité ad hoc dont le contrôle est limité à des motifs énumérés proches de ceux que je viens d’exposer en matière d’annulation et de reconnaissance et d’exécution des sentences arbitrales.
Sophie Goldman : Je rejoins Guillaume : il est nécessaire de prévoir un certain type de recours contre les décisions de la BIBC (au titre de « garde-fou ») mais la rigidité de la procédure devant la Cour de Cassation, l’usage du français/néerlandais dans le cadre de celle-ci et même l’objet du recours ne semblent, a priori, pas du tout adaptés à l’objectif poursuivi par la création de la BIBC.
Autre acteur clef du projet : la Cour d’appel de Bruxelles puisque les présidents de la BIBC appartiendraient à cette cour d’appel dont le greffe serait aussi sollicité pour gérer l’administration de la BIBC. Or, de nouveau, dans une lettre ouverte, les magistrats de la Cour d’appel de Bruxelles se sont vigoureusement opposés au projet de création de la BIBC24. Partagez-vous leur analyse selon laquelle, en substance, il existerait des priorités plus urgentes en vue d’améliorer le service rendu par la Cour d’appel de Bruxelles que celle consistant à créer la BIBC ?
- consultée le 21 mai 2019, en ligne [http://o0.llb.be/file/5a218368cd7095d1cd315c1b.pdf].
Sophie Goldman : J’ai eu l’occasion de lire leur lettre ouverte. Je comprends leur opposition et je partage effectivement leur analyse. Je fais allusion à la lenteur (due à la pénurie de juges et de greffiers), au caractère archaïque de notre système judiciaire, à son état déplorable. Ce n’est un secret pour personne : tout ceci est dû au manque de moyens alloués à la justice qui est décrié depuis des années. Les politiques répondent constamment qu’il n’est pas possible d’augmenter les ressources. Or, aujourd’hui, de telles ressources apparaissent disponibles pour la création d’une BIBC25, qui, non seulement, n’apportera aucune solution aux problèmes les plus profonds mais qui, en outre, pourrait potentiellement aggraver ceux-ci (en raison de la sollicitation du greffe de la Cour d’appel et de ses installations).
En réalité, dans le cadre des discussions relatives au projet de la BIBC, deux angles d’approche s’opposent frontalement.
Le premier consiste à se soucier de l’image de Bruxelles du point de vue international et de son attrait pour les entreprises, belges et étrangères ayant une activité sur la scène internationale. De ce point de vue, la BIBC améliorerait sans doute le système belge et pourrait contribuer à redorer son image, si cette cour venait à rendre des jugements de qualité dans des délais assez brefs, conformément aux ambitions qu’on lui donne.
La deuxième approche consiste à examiner les choses de l’intérieur, du point de vue des justiciables belges. Si l’on prend cette approche, le projet de BIBC peut alors, effectivement, apparaître choquant, dans la mesure où l’état déplorable du reste de notre système judiciaire est laissé pour compte. Dans ce contexte, le développement d’un sentiment de justice « à deux vitesses » et d’une rupture d’égalité est tout à fait compréhensible
Guillaume Croisant : Je rejoins tout à fait Sophie. Même si la plus grande partie des coûts sera supportée directement par les entreprises, qui devront s’acquitter de droits de rôle plus élevés, il n’en reste pas moins que l’infrastructure et du cadre de la Cour d’appel y seront affectés (à tout le moins jusqu’à ce que le nombre d’affaires à traiter par la BIBC justifie un greffe propre) et que les décisions de la BIBC pourront faire l’objet d’un pourvoi en cassation. Surtout, il est effectivement difficilement compréhensible que le législateur consacre son énergie à créer une juridiction d’exception pour les multinationales en assurant que, pour ces dernières, seront évitées les tares actuelles que doivent subir les justiciables belges (arriéré judiciaire, siège composé d’un seul magistrat, déréliction des infrastructures, etc.).
« Juridiction plutocrate » selon la magistrate Manuella Cadelli26, « monstre juridique » selon le professeur Hakim Boularbah27, « idée ridicule » d’après l’avocate à la Cour de cassation Jacqueline Oosterbosch28, les critiques relatives à la création de la BIBC ont convoqué un vocabulaire pour le moins acerbe. Dois-je déduire de vos réponse que vous partagez la vigueur de ces critiques ?
Guillaume Croisant : Je partage effectivement nombre des critiques faites au projet de BIBC, en particulier à cause de l’objectif irréaliste qui la sous-tend et des apories propres à son caractère hybride (entre tribunal arbitral international et juridiction étatique). Il ne me semble pas utile de vouloir mettre en place un « arbitrage étatique », reprenant nombre des caractéristiques de la procédure arbitrale mais pas leur entièreté. Les débats sur la possibilité d’un pourvoi en cassation sont le parfait exemple de l’inadéquation de l’institution envisagée. Je crois aussi que le législateur joue à l’apprenti-sorcier en envisageant l’application de la loi modèle de la CNUDCI sur l’arbitrage international à la procédure devant la BIBC (alors qu’elle vise à régir les règles procédurales des tribunaux arbitraux), au côté du Code judiciaire. On peut également douter du fonctionnement efficace de la BIBC si elle devait reposer sur un greffe de la Cour d’appel déjà débordé et sans matériel informatique de qualité, si les juges consulaires devaient être difficiles à recruter eu égard à la rémunération envisagée, etc.
Je pense qu’il aurait mieux valu mettre en place une chambre commerciale anglophone gardant toute les caractéristiques d’une juridiction étatique classique, si ce n’est l’usage de l’anglais, la spécialisation des magistrats dans les affaires économiques (voire la possibilité de nommer des juges consulaires spécialisés comme la BIBC le permet) et une plus grande flexibilité procédurale. Cela aurait mieux répondu aux besoins des entreprises pouvant être intéressées par faire appel à une juridiction étatique anglophone en Belgique, plutôt que d’espérer, de manière irréaliste, attirer un contentieux international sans lien avec la Belgique.
Il me semble par ailleurs que nous pouvons désormais rajouter une nouvelle critique : alors que des chambres anglophones (sous des formes diverses) se mettent désormais en place chez nos voisins (en particulier les International Chambers du Tribunal de Commerce et de la Cour d’appel de Paris, la Netherlands Commercial Court à Amsterdam et les nouvelles chambres des juridictions de première instance de Frankfort et Hambourg en Allemagne), notamment dans l’espoir de pouvoir concurrencer les juridictions britanniques dans un monde post-Brexit, l’initiative belge reste lettre morte, alors qu’elle avait fait l’objet d’une publicité importante, ce qui n’aide pas à redorer le blason de notre Royaume...
Sophie Goldman : Pour toutes les raisons déjà évoquées, je serai, comme Guillaume, plus favorable à la création d’une chambre anglophone au sein du Tribunal de l’entreprise. Cela serait plus réaliste et à mon avis également plus utile en pratique.
Le droit commercial a connu ces dernières années une réforme importante sur le plan judiciaire avec la substitution des tribunaux du commerce par les tribunaux de l’entreprise, accompagnée d’une rationalisation de leurs compétences opérée en 2018, ainsi que par la création d’une Cour des marchés au sein des cours d’appel actée depuis 2016. Plusieurs mois après l’entrée en vigueur de ces réformes, vous semblent-elles efficaces et dans quelle mesure ont elles modifié votre pratique ?
Guillaume Croisant : Ces réformes ont peu impacté ma pratique quotidienne jusqu’à présent. Je pense que la mise en place d’une Cour des marchés a eu une conséquence organisationnelle immédiate pour la Cour d’appel de Bruxelles (structure administrative, cadre, etc.), mais sans apporter de changement majeur pour les avocats. Concernant la plus grande spécialisation des magistrats, l’un des principaux objets de cette réforme, il est important de garder à l’esprit que les recours contre les décisions des autorités de régulation (ABC, FSMA, IBPT, CREG, etc.), qui constituent la compétence principale de la Cour des marchés, étaient auparavant déjà traités par une chambre spécialisée de la Cour d’appel (la 18ème Chambre). Par ailleurs, la mise en place de la Cour des marché étant encore récente (la réforme est entrée en vigueur au début de l’année 2017), il est trop tôt pour juger si l’autre objectif principal de sa mise en place, à savoir l’accélération du traitement des affaires souvent très techniques et présentant des enjeux considérables, a été atteint.
Concernant le remplacement des tribunaux de commerce par les tribunaux de l’entreprise, le plus grand changement pratique m’apparaît découler du remplacement de la notion de « commerçant » par celle d’ « entreprise », entrainant une augmentation des entités, et donc des litiges, soumis à leur juridiction (organisations sans personnalité juridique, professions libérales, agriculteurs, etc.). Ce changement s’accompagne également de nouvelles règles de fond concernant le droit des entreprises (la loi du 15 avril 2018, portant création des tribunaux de l’entreprise, modifie également l’ensemble du droit économique, du Code des sociétés au Code de droit économique, en passant par le Code civil ou encore le Code pénal). Á ce stade (la réforme du droit de l’entreprise est entrée en vigueur au 1er novembre 2018), ce sont plutôt ces nouvelles règles de fond qui impactent ma pratique.
Á l’instar de ce qui risque de se produire avec la BIBC (si ses tâches administratives seront bien accomplies par des membres du personnel du greffe de la Cour d’appel de Bruxelles et que des magistrats de cette dernière y siégeront comme il était envisagé), on revient malheureusement à nouveau sur le fait que ces réformes souffrent bien évidemment du manque de moyens endémique de la justice (en particulier en matière de cadre du personnel et d’informatisation). Il en est particulièrement ainsi concernant les tribunaux de l’entreprise. Il est louable de vouloir rationnaliser leurs compétences mais, ce faisant, le nombre d’affaires qu’ils connaissent va encore augmenter alors que le greffe du Tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles, par exemple, n’a d’autre choix que de fermer ses portes au public et aux avocats les après-midis pour pouvoir se consacrer à ses autres tâches…
Sophie Goldman : Je ne pratique personnellement pas les matières traitées par la Cour des marchés. En ce qui concerne la substitution des tribunaux de commerce par les tribunaux de l’entreprise, je confirme que cela n’a pas eu de réelles incidences pratiques.
Lors des débats parlementaires, le professeur Geert Van Calster de la KUL eut cette réflexion paradoxale : d’après lui, il n’existe rien de ce que l’on appelle « le droit commercial international »29. Partagez-vous ce point de vue alors que cette branche du droit figure parmi vos domaines de spécialité ?
*Sophie Goldman *: Dire que le droit commercial international n’existe pas, c’est un peu comme affirmer que le droit international public ne serait pas du droit mais uniquement de la politique parce que tout repose sur la volonté des États… Un tel raisonnement fait abstraction de la complexité des choses et manque de nuance. Certes, il est exact de dire que les parties choisissent le plus souvent de soumettre leur contrat à un droit national mais cela n’exclut pas l’existence d’un « droit commercial international » en tant que branche du droit (et a, fortiori, en tant que domaine de spécialité).
Le droit commercial international existe donc bien et recouvre deux volets : celui du droit applicable aux contrats internationaux et celui de la résolution des litiges commerciaux internationaux. En ce qui concerne, tout d’abord, le droit applicable, il existe aujourd’hui des corps de règles matérielles internationales. Je pense notamment à la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises et aux conventions internationales applicables en matière de transport international. Je pense également aux « Incoterms » (qui codifient la coutume internationale en matière de transfert de propriété et de charge des risques et en terme de partage des coûts) systématiquement utilisés dans les ventes internationales.
Le fait que le droit choisi par les parties soit un droit national laissera généralement intacte l’applicabilité éventuelle de la Convention de Vienne (qui s’applique lorsque le contrat est soumis au droit de l’un des 89 États signataires, sauf exclusion expresse par les parties) ou encore la référence qui aura été faite par les Parties aux Incoterms. Les Parties se réfèrent, également et parfois, aux « Principes Unidroit », par exemple, pour combler les lacunes de leurs dispositions contractuelles (même si leur utilisation reste à l’heure actuelle relativement exceptionnelle). Il existe enfin, toute une série de modèles de contrats internationaux (contrats de ventes internationales, contrat d’agence internationale, etc.) et de clauses (par exemple, la clause de hardship) préparés par la Chambre de Commerce Internationale qui ont vocation à assurer une certaines prédictibilité dans les affaires internationales.
En ce qui concerne, ensuite, les méthodes de résolution des litiges commerciaux internationaux, plusieurs options existent : soit le rattachement à une juridiction nationale soit les méthodes alternatives de résolution des conflits dont fait notamment partie l’arbitrage. Il en existe d’autres, certaines spécifiques à certains secteurs, certaines plus répandues dans certaines régions du monde.
J’espère, en ces quelques lignes, vous avoir ainsi convaincu, ainsi que les lecteurs et les lectrices d’e-legal, de l’existence du « droit commercial international » !
Guillaume Croisant : Je rejoins Sophie sur le fait que, même si nous ne pouvons pas parler d’une lex mercatoria indépendante des droits nationaux, nombre d’instruments assurent une convergente croissante. On peut également penser à l’influence du droit européen parmi les États membres de l’Union (pratiques commerciales et clauses abusives, protection du consommateur, droit de la concurrence, etc.). L’arbitrage joue bien entendu un rôle à cet égard, permettant de faire siéger ensemble des juristes de différentes traditions juridiques. Un corpus de règles procédurales internationales se met en place dans ce cadre : règlement des institutions arbitrales, loi modèle de la CNUDCI (qui a servi de base à la réforme du droit belge de l’arbitrage en 2013), lignes directrices de l’International Bar Association sur les conflits d’intérêts et l’administration de la preuve dans l’arbitrage international, etc. Ces lignes directrices tentent de faire la synthèse entre des différences culturelles certaines. En matière de preuve par exemple, les juristes de common law sont notamment attachés à la preuve par témoin et à la procédure discovery (par laquelle les parties à un procès sont tenues de divulguer toutes les pièces se trouvant en leur possession, quelles leurs soient favorables ou défavorables), tandis que les juristes de droit civil attachent plus d’importance à la preuve écrite et considèrent qu’une partie n’a pas à divulguer les pièces qui lui seraient défavorables.
Revenant d’une année de détachement au siège londonien de mon cabinet, je constate aussi une plus grande convergence des pays de common law (Royaume-Uni, États-Unis, Australie, Hong-Kong, etc.), pour des raisons historiques, linguistiques et culturelles évidentes. D’importantes différences existent bien entendu, mais il est bien plus fréquent et aisé pour un juriste d’un de ces États de travailler dans les autres, les juridictions se citent mutuellement dans leurs décisions, etc. Et il est exact dans ce cadre que le droit des contrats anglais a une influence prépondérante.
Chambre des représentants, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, n° 3072/001, 15 mai 2018. ↩
Chambre des représentants, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Résumé », n° 3072/001, 15 mai 2018, p. ↩
Tel que prévu par l’article 157, al. 2 de la Constitution : « Il y a des tribunaux de commerce dans les lieux déterminés par la loi. Elle règle leur organisation, leurs attributions, le mode de nomination de leurs membres, et la durée des fonctions de ces derniers ». Ce vernis de constitutionnalité, permettant au législateur de simultanément justifier sa compétence et de prévoir un régime ad hoc à cette cour, a été qualifié d’« opportuniste » par le Professeur Boularbah intervenu comme expert lors des débats parlementaires et ce tant les différences entre la BIBC et les tribunaux de commerce sont importantes ; Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Rapport de la première lecture fait au nom de la Commission de la Justice », n° 3072/007, 23 novembre 2018, p. 67. On rappellera qu’à la suite de la loi du 15 avril 2018 portant réforme du droit des entreprises (Moniteur belge, 27 avril 2018), les tribunaux de commerce se nomment désormais tribunaux de l’entreprise. ↩
Pour une présentation de cette juridiction, voyez Lambrecht Ph., Peetermans E., Plasschaert E., van Steenbergh M., « Korte schets van het Brussels International Business Court – Premier aperçu de la Brussels International Business Court », in Beyens M. (ed.), Le droit des affaires en évolution. Le droit civil en mouvement – Tendensen in het bedrijfsrecht. Het burgerlijk recht in beweging, Bruxelles, Larcier, 2018, pp. 135-162 ; Derijcke W., Brussels International Business Court: A new model for international dispute resolution, Bruxelles, Larcier, à paraître en 2019. ↩
Article 18 du projet de loi, Chambre des représentants, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Projet de loi », n° 3072/001, 15 mai 2018, p. 155. ↩
Article 18 du projet de loi, Chambre des représentants, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Projet de loi », n° 3072/001, 15 mai 2018, p. 155. ↩
Chambre des représentants, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Exposé des motifs », n° 3072/001, 15 mai 2018, p. 6. ↩
Voyez l’article 101 du Code judiciaire tel que modifié par l’article 59 de la loi du 25 décembre 2016 modifiant le statut juridique des détenus et la surveillance des prisons et portant des dispositions diverses en matière de justice (Moniteur belge, 30 décembre 2016). ↩
D’un rôle linguistique différent, ces deux présidents exercent leur mission à tour de rôle pour une période d’un an ; voyez l’article 6 du projet de loi, Chambre des représentants, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Projet de loi », n° 3072/001, 15 mai 2018, p. 150. ↩
Article 7 du projet de loi, Chambre des représentants, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Projet de loi », n° 3072/001, 15 mai 2018, p. 151. ↩
Article 3 du projet de loi, Chambre des représentants, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Projet de loi », n° 3072/001, 15 mai 2018, p. 150. ↩
Les modalités permettant aux tiers de s’opposer à un jugement de la BIBC a été l’un des nœuds du projet ; voyez les commentaires critiques du Conseil d’État sur ce point, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Avis du Conseil d’État n° 62.411/AG du 2 mars 2018 », n° 3072/001, 15 mai 2018, pp. 134-137. ↩
Article 43 du projet de loi, Chambre des représentants, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Projet de loi », n° 3072/001, 15 mai 2018, pp. 164-165. ↩
La procédure à suivre devant la BIBC aurait fait l’objet d’un nouveau chapitre, le chapitre XXVbis, au sein du Code judiciaire qui tantôt renvoie à ses propres dispositions, tantôt et le plus souvent, prévoit des règles spécifiques de procédures dont une partite constitue en un copier / coller de la loi type sur l’arbitrage international de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) qui est d’ailleurs annexée au projet de loi. Elle est aussi disponible en ligne sur le site de la CNUDCI, consulté le 21 mai 2019, en ligne [http://www.uncitral.org/uncitral/fr/uncitral_texts/arbitration/1985Model_arbitration.html]. Cette loi type vise à favoriser le recours à l’arbitrage international en matière commerciale en facilitant l’harmonisation des régimes nationaux de l’arbitrage. Le régime belge est d’ailleurs très largement inspiré par cette loi type ; voyez la loi du 24 juin 2013 modifiant la sixième partie du Code judiciaire relative à l'arbitrage (Moniteur belge, 28 juin 2013) et les nouveaux articles 1676 à 1723 du Code judiciaire. ↩
Chambre des représentants, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Résumé », n° 3072/001, 15 mai 2018, p. ↩
Le commentaire de l’article 37 du projet de loi qui prévoit ces frais dont le montant sera fixé par le Roi fait état d’un calcul relativement savant pour aboutir à une somme approximative de 20.000 euros ; Chambre des représentants, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Commentaires des articles », n° 3072/001, 15 mai 2018, pp. 32-35. Ces frais ne semblent cependant pas couvrir l’ensemble des dépenses (songeons, entre de nombreux autres exemples, à son bâtiment et à son équipement) que requiert la création d’une telle juridiction. Aussi, ce montant de 20.000 euros a été jugé nettement insuffisant pour couvrir le budget nécessaire à la BIBC lors des débats parlementaires par l’opposition mais aussi par plusieurs personnalités auditionnées qui n’ont cessé de mettre en balance les dépenses publiques induites par ce projet et la contraction budgétaire du secteur de la Justice ; voyez Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Rapport de la première lecture fait au nom de la Commission de la Justice », n° 3072/007, 23 novembre 2018, spéc. pp. 7-8, 11, 49, 61 et 71-72. ↩
Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Texte adopté en deuxième lecture par la Commission de la Justice », 10 décembre 2018, n° 3072/011. ↩
Verbergt M. « Controversiële ‘kaviaarrechtbank’ van Geens wordt begraven », De Standaard, 21 mars 2019, consulté le 21 mai 2019, en ligne [http://www.standaard.be/cnt/dmf20190321_04272272]. Voyez aussi l’analyse produite par la députée NVA Kristien Van Vaerenbergh, « Brussels International Business Court, de Belgische kaviaarrechtbank », consultée le 21 mai 2019, en ligne [https://www.n-va.be/nieuws/brussels-international-business-court-de-belgische-kaviaarrechtbank]. Détail amusant, Kristien Van Vaerenbergh était co-rapportrice du projet pour la Commission de la Justice de la Chambre, projet pour lequel elle a évidemment voté lors de sa seconde lecture en commission le 10 décembre 2018. ↩
Voyez l’intervention de l’un des représentants de la FEB, Erik Peetermans, lors des débats parlementaires, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Rapport de la première lecture fait au nom de la Commission de la Justice », n° 3072/007, 23 novembre 2018, pp. 69-71 ainsi que l’interview de cette même personne in Havaux P., « La Brussels International Business Court sera une spin off stimulante pour les tribunaux ordinaires », Le Vif, 4 octobre 2018, consulté le 21 mai 2019, en ligne [https://www.levif.be/actualite/belgique/la-brussels-international-business-court-sera-une-spin-off-stimulante-pour-les-tribunaux-ordinaires/article-normal-1035315.html]. ↩
Boularbah H., « La Brussels International Business Court, une réelle opportunité pour Bruxelles », L’Écho, 10 avril 2018, consulté le 17 juillet 2019, en ligne [https://www.lecho.be/opinions/carte-blanche/la-brussels-international-business-court-une-reelle-opportunite-pour-bruxelles/9999989.html]. ↩
Voyez les prises de position de Jean-Pierre Buyle, représentant d’Avocats.be, lors des débats parlementaires, Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Rapport de la première lecture fait au nom de la Commission de la Justice », n° 3072/007, 23 novembre 2018, pp. 59-62 et son analyse, « La Brussels International Business Court », in L’observateur de Bruxelles, octobre 2018, n° 114, pp. 24-26, consulté le 21 mai 2019, en ligne [http://www.buylelegal.be/doc_news/293_1.pdf]. ↩
Conseil supérieur de la Justice, Avis d’office. Avant-projet de loi instaurant la Brussels International Business Court, mars 2018, spéc. p. 10, consulté le 12 mai 2019, en ligne [http://www.csj.be/sites/default/files/press_publications/avis-bibc-fr.pdf]. ↩
Henkes A., « De la fiscalité transfrontalière et de l’apport de la Cour, de la Brussels International Business Court et des bitcoins », 3 septembre 2018, pp. 27-42, spéc. pp. 33-41, consulté le 12 mai 2019, en ligne [https://justice.belgium.be/sites/default/files/downloads/mercuriale2018_f_site.pdf]. ↩
Voyez leur lettre ouverte (non datée mais manifestement diffusée fin ↩
Comme le font remarquer les magistrats dans leur lettre ouverte, même si le projet prévoit un financement par les droits de greffe particuliers, il y aura nécessairement une avance de départ pour la nouvelle infrastructure. ↩
Voyez son intervention in « Le tribunal anglophone de Bruxelles entre fans et détracteurs », La Libre Belgique, 10, 11 et 12 novembre 2017, p. 11. Le terme « ploutocrate » renvoie à la notion de « ploutocratie » qui désigne un régime politique entièrement gouverné par l’argent et les personnes qui en détiennent. ↩
Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Rapport de la première lecture fait au nom de la Commission de la Justice », n° 3072/007, 23 novembre 2018, p. 67. ↩
Voyez son interview in « Ne soyons pas pessimistes », Le Quinzième jour, mai-août 2018, n° 270, p. 68, consulté le 21 mai 2019, en ligne [https://www.lqj.uliege.be/books/LQJ-270/2/]. ↩
« En général, le contexte qui est souvent mentionné pour la BIBC est celui du “droit international commercial”. La plupart des juristes pensent alors spontanément à la “lex mercatoria”. L’orateur indique toutefois que la “lex mercatoria” n’est pas un système juridique distinct, mais plutôt un concept qui transcrit la flexibilité de la réglementation relative aux relations commerciales. Le droit applicable aux relations commerciales est un droit national et il s’agit très souvent du droit anglais » ; Doc. Parl., Projet de loi instaurant la Brussels international Business Court, « Rapport de la première lecture fait au nom de la Commission de la Justice », n° 3072/007, 23 novembre 2018, pp. 54-65. ↩