‘Untitled’ (Your body is a battleground) de Barbara Kruger (1989) – Quand l’art se nourrit du droit et vice et versa
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Cet article fait partie de « Droit et culture pop »
Ce commentaire a pour objet d’illustrer combien l’art et le droit peuvent se nourrir l’un de l’autre, en étudiant un photomontage réalisé en 1989 par l’artiste américaine Barbara Kruger sous-titré “Your body is a battleground” et en le replaçant dans le contexte d’une lutte menée par les mouvements féministes pour assurer aux femmes le droit de disposer de leurs corps. Alors que l’art et la doctrine juridique sont des disciplines qui ne présentent pas a priori de points communs, le commentaire tend à les rapprocher à plusieurs égards, qu’il s’agisse des messages que ces langages permettent d’articuler, de la forme que ces messages épousent ou des enjeux auxquels l’un et l’autre sont confrontés.
§1 Une photographie en noir et blanc d’une personne anonyme, un slogan qui interpelle le spectateur par une affirmation assénée sur fond rouge à l’aide de caractères d’imprimerie blancs dont la police Futura Bold paraît empruntée à une presse écrite d’antan. Pas de doute. On est face à un photomontage de l’américaine Barbara Kruger dont l’œuvre consiste à détourner l’imagerie publicitaire propre à la société de consommation aux fins d’en dénoncer les structures oppressives et à en exploiter une forme de vacuité pour mieux l’investir d’un sens renouvelé.
§2 Il est vrai que le droit y semble a priori peu convoqué. Et l’on serait bien en peine d’étudier ce que ce travail révèle à propos du droit ou de la justice, comme d’autres ont pu le faire à propos d’œuvres d’art mettant directement en scène la fonction judiciaire à la manière du diptyque du primitif flamand Gérard David intitulé « Le jugement de Cambyse » pour ne prendre qu’un seul exemple1. Mais à y regarder de plus près, le droit n’est pas très éloigné du photomontage de Barbara Kruger. Le contexte dans lequel ce travail a été produit et utilisé le place en effet au cœur d’une lutte menée par les mouvements féministes pour revendiquer le droit des femmes de disposer librement de leur corps. A travers l’histoire de cette oeuvre, cet article a pour objet de souligner les points communs que peuvent présenter ces deux langages particuliers que sont l’art et le droit, dans le prolongement des réflexions fécondes lancées par les cultural studies comprises au sens large et de leurs applications au droit (international)2. Sur le fond, le photomontage présente le corps des femmes comme un champ de bataille, une analyse qui est largement partagée par les juristes féministes lorsqu’elles soulignent le caractère patriarcal du droit et de la jurisprudence relative à l’avortement ( Le corps des femmes conçu comme un champ de bataille). Sur la forme, le travail de Barbara Kruger adopte un style particulier qui a pour objectif de provoquer les spectateurs pour les tirer de leur inertie. Son esthétique propose une réponse claire à la question de la forme qu’un discours doit adopter pour être efficace et n’est pas sans rappeler les réflexions menées par les approches critiques du droit, et du droit international plus particulièrement, toutes désireuses de troubler la tranquillité d’une doctrine positiviste juridique ronronnante (Une esthétique de rupture comme moyen de dénoncer les dominations). Les juristes s’intéressent beaucoup à l’art pour déterminer comment le droit le régule ou le protège, dans une perspective technique3. Les juristes s’intéressent aussi parfois au droit comme à un art générant ses propres canons esthétiques4. A travers l’examen du travail de Barbara Kruger, on voudrait plutôt et surtout montrer qu’il est possible aussi de s’y intéresser pour y puiser de l’inspiration afin de réfléchir le droit sur le fond comme sur la forme de façon renouvelée5.
Le corps des femmes conçu comme un champ de bataille
§3 C’est en 1989, aux Etats-Unis d’Amérique alors présidé par George H. Bush, que Barbara Kruger réalise ce photomontage. La Cour suprême est alors saisie d’une affaire qui oppose l’avocat général William L. Webster aux services de santé reproductive à propos d’une loi adoptée dans le Missouri aux fins d’interdire l’emploi de personnels et d’équipements publics pour pratiquer des avortements et empêcher l’utilisation de fonds publics par des institutions qui informent et conseillent les femmes au sujet d’avortements, en dehors des cas où la vie de la femme enceinte est en danger. Nombreux sont ceux et celles qui craignent alors que la Cour suprême admette la validité de cette loi et revienne sur la décision qu’elle avait rendue en 1973 dans l’affaire Roe v. Wade à l’occasion de laquelle la Cour avait reconnu que les lois du Texas pénalisant l’avortement (à la seule exception du cas où la vie de la femme enceinte est menacée et l’avortement alors recommandé par un médecin) violaient le 14e Amendement de la Constitution des Etats-Unis dont la Cour avait déduit un droit au respect de la vie privée des femmes qui incluait dans une certaine mesure le droit de mettre fin à leur grossesse6.
§4 Pour rappeler haut et fort que les femmes ont le droit de choisir d’avoir ou non un enfant, plusieurs mouvements et organisations féministes parmi lesquelles la proéminente National Organization for Women (NOW) organisent une Marche sur Washington, le 9 avril 1989, à quelques jours des audiences qui doivent se tenir à la Cour suprême. C’est aux fins d’illustrer les affiches et les tracts destinés à rallier le public le plus large à ce rassemblement que Barbara Kruger crée son photomontage. Le mot d’ordre y figure clairement : « Soutenez l’accès à un avortement légal, le contrôle des naissances et les droits des femmes ». Le rendez-vous connaît un succès exceptionnel puisque plus d’un demi-million de personnes se joignent à la manifestation au premier rang de laquelle défilent des personnalités telles que Glenn Close, Jane Fonda ou encore Whoopi Goldberg.
§5 En dépit de cette mobilisation d’envergure, la Cour suprême des Etats-Unis admettra, à une courte majorité, la validité de la loi du Missouri, le 3 juillet 1989. Cette loi énonce, dans son préambule, que « la vie de tout être humain commence à la conception » et que « les enfants à naître disposent d’intérêts à la vie, à la santé et au bien-être qu’il convient de protéger »7. Sur le fond, la loi interdit le recours à des institutions publiques pour pratiquer un avortement et proscrit l’utilisation de ressources publiques – qu’il s’agisse de budgets, de personnels ou d’infrastructures – pour soutenir ou conseiller les femmes qui souhaitent bénéficier d’un avortement, à l’exception du cas où l’avortement a pour objet de préserver la vie de la femme enceinte. Dans son arrêt, la Cour estime que cette loi ne porte pas atteinte au droit des femmes au respect de leur vie privée. Son raisonnement consiste à souligner que la loi, dans la mesure où elle ne concerne que les établissements publics, ne restreint aucunement les possibilités pour les femmes de recourir à un avortement dès lors qu’elles peuvent s’adresser à des organismes privés8. Doté d’une logique indéniable, le raisonnement de la Cour assigne au droit au respect de la vie privée des femmes souhaitant avorter une teneur formelle désincarnée de la réalité. La Cour ne s’inquiète pas de savoir si les institutions privées acceptent ou non de pratiquer des avortements. Elle précise que la Constitution ne requiert pas des Etats fédérés qu’ils mettent à la disposition des médecins du privé des installations publiques aux fins de pratiquer des avortements.
§6 La décision de la Cour suprême – affirmant que l’Etat est libre d’interdire l’avortement au sein des établissements publics et que le droit à la vie privée des femmes est sauf dès lors qu’elles peuvent s’adresser à d’autres établissements – n’est pas sans rappeler celui qui a été adopté, vingt ans plus tard, par la Cour européenne des droits de l’homme dans une affaire où il s’agissait également d’évaluer la conformité d’un appareil législatif au droit garantissant le respect de la vie privée. Saisie par trois femmes irlandaises qui invitaient la Cour à voir dans l’interdiction d’avorter en vigueur en Irlande une violation de leurs droits et libertés, la Cour a notamment estimé que leur droit au respect de leur vie privée n’était pas violé dès lors que rien ne les empêchait de recourir à un avortement à l’étranger et de bénéficier en Irlande d’informations préalables et de soins médicaux postérieurs à leur avortement9. La teneur formelle du raisonnement tenu par la Cour contraste avec son rappel constant que la Convention européenne des droits de l’homme vise à protéger des « droits concrets et effectifs », et non pas des droits théoriques ou illusoires10. Le raisonnement était du reste loin d’être partagé unanimement. Dans leur opinion dissidente, les juges Rozakis, Tulkens, Fura, Hirvelä, Malinverni et Poalelungi estimaient que « l’argument de la majorité paraît tourner en rond. Les griefs des requérantes tiennent en effet à l’impossibilité pour elles de bénéficier d’un avortement dans le pays où elles résident, et elles estiment, avec raison, que se rendre à l’étranger pour se faire avorter emporte non seulement des frais élevés mais aussi un certain nombre de difficultés pratiques, bien décrites dans leurs observations. Dès lors, la position adoptée par la Cour à cet égard laisse sans réponse la vraie question, qui est celle de l’ingérence injustifiée dans la vie privée des requérantes ayant résulté de l’interdiction de l’avortement en Irlande »11.
§7 A la lumière de cette jurisprudence, l’interpellation de Barbara Kruger à travers son œuvre « Your body is a battleground » reste pleinement d’actualité. Et il n’est pas étonnant qu’on ait vu ce slogan encore fleurir – certes sous des formes légèrement renouvelées – à l’occasion des manifestations en 2016 devant la Cour suprême des Etats-Unis à nouveau saisie d’une affaire concernant des lois texanes restreignant l’accès à l’avortement ou lors des rassemblements organisés en 2017 à Washington et dans une douzaine d’autres villes aux Etats-Unis comme dans une vingtaine d’autres pays de par le monde pour dénoncer le programme du président Donald Trump à peine investi12. Au message interpellant du photomontage de Barbara Kruger ont semblé répondre les affiches assénant sur un ton tout aussi péremptoire que « mon corps n’est pas un champ de bataille » ou que « mon corps n’est pas ton/votre champ de bataille politique », signifiant par là-même le pouvoir des femmes de décider pour elles-mêmes de ce qu’il convient de faire de leurs corps13.
§8 Les succès remportés sur le plan juridique par ces récentes mobilisations ont été mitigés. D’un côté, la Cour suprême des Etats-Unis a réaffirmé en 2016 le droit des femmes à mettre un terme à leur grossesse, au plus grand soulagement des mouvements féministes. La Cour a en effet estimé que les conditions imposées par les lois texanes qui ne permettaient de pratiquer un avortement qu’aux médecins admis à exercer dans un hôpital situé à moins de 30 miles du lieu où cet avortement était réalisé (permettant un transfert d’urgence en cas de complication) et à la condition que ce lieu dispose de certains équipements spécifiques « plaçaient un obstacle substantiel sur le chemin des femmes cherchant à avorter […], alourdissaient indûment l’accès à l’avortement et violaient dès lors la Constitution »14. De telles conditions restreignaient considérablement les possibilités pour les femmes d’avorter puisqu’en pratique, le nombre d’établissements répondant à ces exigences passait de 40 à 7 ou 8 pour tout l’Etat du Texas et sa population de 27 millions d’habitants15. D’un autre côté, le président Donald Trump, dont on se souvient qu’il avait déclaré durant sa campagne que les femmes qui envisageaient de recourir à l’avortement « devaient être soumises à une forme de punition » si l’avortement venait à être interdit16, adoptait, trois jours après la Marche des femmes du 21 janvier 2017, un memorandum interdisant aux ONG internationales bénéficiant de fonds publics provenant des Etats-Unis de prodiguer des conseils au sujet de l’avortement ou de pratiquer ce dernier17. Malgré une opposition émise par plus de 150 associations actives dans le domaine des droits des femmes18, le champ d’application de cette mesure a encore été élargi en mai 201719.
Une esthétique de rupture comme moyen de dénoncer les dominations
§9 L’œuvre « Your body is a battleground » est caractéristique du travail de Barbara Kruger en ce qu’elle met en scène un corps humain d’une façon qui souligne la domination dont ce corps fait l’objet pour mieux la dénoncer. L’artiste s’en prend tout particulièrement au regard que posent les hommes blancs et la société de l’information qu’ils contrôlent sur les minorités sexuelles et raciales, leurs corps et leurs comportements. Le regard posé sur les femmes est critiqué en ce qu’il leur dicte ce qu’elles doivent faire de leurs corps et leur ordonne de correspondre à certains canons esthétiques, moraux et politiques dont les médias et la publicité se font les relais plus ou moins conscients. L’interpellation adressée à la société de consommation et, à travers elle, à la société capitaliste est d’autant plus puissante qu’elle prend appui sur une imagerie qui leur est propre et qui est ici retournée à leur encontre, une imagerie que Barbara Kruger connaît bien puisqu’elle a travaillé pendant plusieurs années dans le domaine de la presse écrite et de la publicité pour les revues Mademoiselle et House and Garden.
§10 Le photomontage « Your body is a battleground » est réalisé à partir d’une photographie représentant le visage d’une femme qui paraît tout droit sortie des années 1950. Avec une coiffure soignée et un maquillage impeccable, son visage incarne le stéréotype d’un certain idéal féminin qui est toutefois visuellement et brutalement mis en cause par sa division en un double positif/négatif renvoyant aux diverses tensions qui traversent la société ainsi que les individus qui la composent (bien/mal ; féminin/masculin ; …). Cette dualité participe à créer une rupture qui souligne aussi qu’il ne s’agit pas là d’une réalité, mais bien de sa représentation.
§11 Le regard est un sujet central de l’œuvre de Barbara Kruger par un autre aspect. Ses œuvres entendent happer l’attention du spectateur par des images fortes accompagnées de slogans péremptoires, dans le but de briser le calme dans lequel les normes sociales s’imposent insidieusement à chacun et assurent la soumission de tous aux impératifs sous-entendus mais non moins intimidants et violents que ces normes véhiculent. Dans une interview livrée en 1971, l’artiste déclarait : « Basically, the most important thing is that in order for these images and words to do their work they have to catch the eye of the spectator. And one does what one can to make that moment possible »20. Dans l’œuvre en question, le slogan « Your body is a battleground » constitue une invitation adressée directement, presque brutalement, au spectateur pour le sommer de réagir à cette affirmation et à quitter la passivité qui caractérise généralement les membres de la société face aux images qu’on leur présente dans les médias et dans l’espace public. L’utilisation de la deuxième personne du singulier/pluriel inclut le spectateur à l’œuvre elle-même, le forçant en quelque sorte à y prendre part et à quitter le confort de son inertie. L’œuvre de Barbara Kruger retient le regard et hypnotise en quelque sorte celui ou celle qui y est confrontée tout en lui en proposant une lecture différente d’images médiatiques qui en révèle et en dénonce à la fois l’aspect fascinant et menaçant. Il est significatif que Craig Owens évoque au sujet du travail de Barbara Kruger « l’effet Medusa », se référant au mythe de la déesse dont le regard pétrifie quiconque le croise mais dont le pouvoir peut être neutralisé si on le retourne contre lui-même, comme parvient à le faire Persée à l’aide d’un bouclier utilisé tel un miroir21. Le travail de Barbara Kruger exerce ainsi un certain envoûtement sur le spectateur en même temps qu’il génère dans son chef une certaine inquiétude, recourant avec efficacité à cette « politique du malaise » si bien décrite et analysée par Eliane Elmaleh22.
§12 La proposition de Barbara Kruger consistant à détourner l’imagerie des puissants pour révéler leur hégémonie excluante semble avoir récemment fait des émules. On se souviendra que le président des Etats-Unis avait apposé sa signature sur le fameux memorandum déjà mentionné interdisant aux ONG internationales bénéficiant de fonds états-uniens de faciliter de quelque manière que ce soit l’accès à l’avortement, entouré par ses conseillers masculins, un moment immortalisé par une photographie largement commentée dans les médias23. De manière piquante, la ministre suédoise en charge du climat Isabella Lövin publiait quelques jours plus tard sur son compte twitter une photographie qui la montre avec ses conseillères féminines au moment de signer une loi suédoise avec le commentaire suivant : « Just signed referral of Swedish climate law, binding all future governments to net zero emissions by 2045. For a safer and better future »24. Cet exemple illustre combien le détournement d’une photographie peut s’avérer efficace pour attirer l’attention sur les normes sociales qui s’imposent à travers certaines images dans nos sociétés, de façon à en révéler le caractère patriarcal pour mieux le dénoncer. L’ambition et l’effet de ce détournement photographique ne semblent pas si éloignés de ceux de l’œuvre de Barbara Kruger. Et le regard de la ministre suédoise fixant celui ou celle qui regarde la photographie n’est pas sans rappeler non plus la façon qu’a l’artiste américaine de tenter de retenir le regard du spectateur.
§13 Ces récents développements ont ravivé bon nombre de débats, déjà vivaces en 1989 après l’affaire Webster, à propos de ce que le droit permet de réaliser concrètement pour améliorer le sort des femmes et favoriser leur émancipation. Ces débats portent en particulier sur les lieux de pouvoir à investir par ou pour les femmes et sur les moyens d’action qui peuvent être utilisés pour promouvoir leurs droits. Ils ont notamment amené des juristes féministes à s’emparer fictivement de certaines fonctions judiciaires en ré-écrivant des décisions réellement rendues par les cours suprêmes de leurs Etats25 et par des juridictions internationales comme la Cour européenne des droits de l’homme26. En particulier, la décision de la Cour européenne des droits de l’homme mentionnée plus haut au sujet de l’interdiction de l’avortement prévalant en Irlande a notamment été ré-écrite pour souligner que la Cour avait la possibilité de parvenir à d’autres conclusions sans pour autant s’écarter des règles du droit positif qu’elle est tenue d’appliquer27. De même que certaines auteures féministes interrogent la place occupée par les femmes dans le droit, des artistes parmi lesquelles on retrouve Barbara Kruger interrogent la place occupée par les femmes dans l’art28. C’est le cas notamment du collectif Guerrilla Girls qui dénonce depuis le début des années 1980 la sous-représentation des femmes parmi les artistes exposés dans les musées et les galeries d’art, en recourant à des affiches dont la structure formelle et le sujet font écho au travail de Barbara Kruger. Au-delà de leur message, c’est encore une fois leur style qui interpelle et qui ne manque pas d’alimenter certaines réflexions émises sur la possibilité d’adopter une esthétique de rupture dans le discours juridique, comme on le montrera maintenant.
§14 Cette manière propre à Barbara Kruger de projeter une réalité conflictuelle et de dénoncer les rapports de force qui s’y jouent à l’aide d’un langage particulièrement stylisé, peut être rapprochée de l’engagement des approches critiques du droit et du droit international contemporaines qui ont, chacune à leur façon, adopté des discours de rupture à l’égard de représentations jugées dominantes, des discours de rupture qui se traduisent sur le fond comme sur la forme. Sur le fond, les écoles critiques ont généralement refusé de définir le droit international comme un ensemble de règles issues des sources formelles, prenant le contrepied d’une approche positiviste formaliste jugée dominante. Certains ont préféré appréhender le phénomène juridique comme le produit et le véhicule de contradictions entre des intérêts antagonistes (à l’instar de Charles Chaumont et de « l’école de Reims » qui s’est constituée autour de lui, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres)29. D’autres se sont référé au droit international comme à un discours fabriqué par une communauté de juristes internationalistes composée de juges, de conseillers gouvernementaux, de stratèges militaires ou de professeurs d’universités qui en inventent le vocabulaire, en proclament les problématiques et les enjeux, et en identifient les faiblesses et les progrès (à l’instar de David Kennedy et des tenants des new approaches to international law, en guise d’illustration*)*30. Sur un plan plus formel, ces courants ont choisi de s’exprimer dans un style qui rompt radicalement avec le langage positiviste traditionnel, tant dans leurs communications orales et que dans leurs publications qui contournent ou détournent les canons de l’écriture scientifique. Les colloques de Reims sont l’occasion de débats vifs entre les intervenants qui s’interpellent en se tutoyant, comme en attestent les publications qui en ont résulté et qui ont volontairement inclus ces échanges singuliers. Les auteurs se reconnaissant dans les new approaches to international law écrivent parfois des textes tantôt saturés, tantôt totalement dénués, de notes en bas de page31. Ils évoquent parfois leurs expériences personnelles ou leurs émotions sur lesquelles ils fondent en partie leur compréhension du droit international32, en suivant une approche dont le caractère individualiste a parfois irrité certains commentateurs pourtant plutôt progressistes qui y ont décelé une tendance nombriliste bien éloignée de l’engagement politique revendiqué33.
§15 De telles réactions ont engendré des réflexions fondamentales sur le point de savoir si la pensée critique doit continuer de s’écrire dans un langage critique34. Pour Mario Prost, c’est là « l’un des aspects les plus paradoxaux de la pensée critique : elle cherche à défaire un certain nombre d’oppositions canoniques, entre l’auteur et le texte, le sujet et l’objet, le signifiant et le signifié. Et en même temps, elle crée de nouvelles oppositions : entre critiquants et critiqués, insiders et outsiders, initiés et non-initiés »35. Face à ce paradoxe, Mario Prost suggère de ne pas abandonner ce style de rupture mais de ne pas s’y limiter, en acceptant de recourir aussi à un style plus traditionnel de façon à être lu et compris du plus grand nombre. Au-delà de cette dernière réflexion qui est peut-être propre aux juristes, il reste que c’est au sein de cet exercice de déstabilisation, par le biais d’une mise en cause des structures de domination à l’œuvre dans la société, articulé dans un discours provocateur dans sa substance comme dans sa forme, que le travail de Barbara Kruger et le travail de juristes critiques présentent un point commun.
En conclusion : Le corps des femmes comme champ de bataille belge ?
§16 En Belgique, la dépénalisation de l’avortement acquise à la faveur d’une loi adoptée en 1990 n’a été que partielle. L’avortement est actuellement une infraction susceptible d’être punie d’une peine d’emprisonnement. Le code pénal sous son titre VII traitant « des crimes et des délits contre l’ordre des familles et la moralité publique » prévoit que tant les femmes qui y ont recours que les médecins qui le pratiquent sont passibles d’une peine de prison si certaines conditions ne sont pas respectées, des conditions parmi lesquelles on trouve, par exemple, l’obligation pour les femmes de se trouver dans « un état de détresse », l’obligation d’informer les femmes sur les possibilités offertes pour l’adoption ou l’accueil de l’enfant à naître36. Plusieurs propositions de lois ont été déposées en 2016 et en 2017 aux fins de dépénaliser totalement l’avortement et de le concevoir comme un acte médical, les infractions générales du code pénal suffisant à poursuivre en justice les auteurs d’avortements pratiqués dans des circonstances illégales37. La plupart de ces propositions de lois ont été inscrites à l’ordre du jour de la Commission Justice de la Chambre des représentants réunie le 28 juin 2017, mais la majorité a soutenu la demande du parti flamand chrétien, le CD&V, d’en ajourner l’examen, montrant combien la question reste sensible sur un plan politique et conditionne encore la solidarité entre les partis de la majorité. Près d’un an plus tard, la question a finalement été discutée au sein de la Commission Justice. Cette séance a toutefois été surtout l’occasion pour le président de la Commission, Philippe Goffin (MR), de proposer que les auditions et les discussions autour de la question prennent place dans le cadre plus large des débats concernant les réformes du Code pénal en préparation au sein du cabinet du ministre de la Justice Koen Geens. Plusieurs membres de la Commission ont rejeté cette proposition en y voyant une nouvelle manœuvre destinée à repousser un débat souhaité depuis longtemps et ont exigé qu’on fixe à tout le moins des dates pour les auditions à tenir sur le sujet. Ces auditions ont eu lieu et ont permis aux députés d’entendre les avis d’une vingtaine de personnes issues des milieux académique, scientifique, médical et associatif. Alors qu’un texte rapprochant les diverses propositions de lois déjà déposées par les partis de l’opposition allait être discuté, les partis de la majorité ont, à la surprise générale, soumis le 4 juillet une nouvelle proposition de loi qui, s’il est vrai qu’elle abroge les articles 350 et 351 du code pénal relatifs à l’avortement, maintient la possibilité de sanctionner pénalement la femme qui a recouru à l’avortement comme les personnes qui l’ont pratiqué en dehors des conditions qui restent globalement celles qui avaient été définies en 1990[^38]. L’avortement doit toujours intervenir avant la fin de la douzième semaine de la conception et ne peut être pratiqué que 6 jours après une consultation avec un médecin. Les femmes qui souhaitent avorter doivent toujours être informées des possibilités d’adoption de l’enfant à naître et le médecin doit toujours leur expliquer des risques médicaux actuels et futurs qu’elles encourent en raison de l’interruption de grossesse. Cette proposition sera probablement discutée à la Chambre des représentants dans les semaines à venir et il est fort à parier qu’elle fera encore l’objet d’âpres discussions. S’il est une chose que cette affaire confirme, c’est qu’aujourd’hui, comme en 1989, « votre corps est un champ de bataille » et qu’il y a tout lieu de penser qu’il le restera encore longtemps[^39].
[^38]:Proposition de loi relative à l’interruption volontaire de grossesse (David Clarinval, Carina Van Cauter, Valerie Van Peel et Els Van Hoof ), 4 juillet 2018.
[^39]:En terminant ce texte, je pense beaucoup à Barbara Delcourt, disparue le 9 septembre 2017, bien trop tôt. Sa vivacité intellectuelle, son humour acide et sa bienveillance ont été si inspirants. Ses conseils judicieux et ses encouragements discrets ne sont d’ailleurs pas étrangers à une forme d’émancipation qui m’a progressivement amenée à m’aventurer sur des champs de recherche moins traditionnels. Au-delà de la tristesse et du vide qu’a engendrés sa disparition, je mesure aussi ma chance d’avoir eu l’occasion de croiser et d’apprendre de cette femme d’exception.
Voy. S. Huygebaert et al, The Art of Law : Three Centuries of Justice Depicted, Tielt, Lannoo, 2016 ; Voy. aussi pour d’autres exemples d’une telle ambition, J. Resnik et D. Curtis, Representing Justice, New Haven, Yale University Press, 2011 ; Programme « Images et représentations de la justice », 2014-2017, Institut des hautes études sur la justice, https://ihej.org/programmes/images-et-representations-de-la-justice/. ↩
Voy. en particulier O. Corten et F. Dubuisson, Le droit international au cinéma, Paris, Pedone, 2015. Voy. aussi le site internet du centre de droit international et ses rubriques consacrées au cinéma, à la musique, à la littérature, à la bande dessinée, aux jeux vidéos, à l’art et au théâtre : http://cdi.ulb.ac.be/culture-pop-et-droit-international/. ↩
Voy., à titre d’illustrations d’une telle perspective, C. Forrest, International Law and the Protection of Cultural Heritage, Oxfordshire, Routledge, 2010 ; R. O’Keefe, The Protection of Cultural Property in Armed Conflict, Cambridge, Cambridge University Press, 2006 ; W. Kowalski, « Restitution of Works of Art Pursuant to Private and Public International Law », R.C.A.D.I., 2002 ; E. Nahlik, « International Law and the Protection of Cultural Property in Armed Conflicts », Hastings Law Journal, 1975-1976, pp. 1069 et ss. ↩
Voy., à titre d’illustrations, O. Ben-Dor (ed.), Law and Art : Justice, Ethics and Aesthetics, Routledge, 2012. ↩
Cet article constitue une version actualisée et augmentée d’un commentaire qui avait été publié sur le site du centre de droit international le 1er juillet 2015. http://cdi.ulb.ac.be/barbara-kruger-your-body-is-a-battleground-1989-une-analyse-danne-lagerwall/ ↩
Cour suprême des Etats-Unis, Roe v. Wade, 22 January 1973, 410 U.S. 113, § 3. ↩
(Notre traduction) « The life of each human being begins at conception » and « unborn children have protectable interests in life, health, and wellbeing ». ↩
Cour suprême des Etats-Unis, Webster v. Reproductive Health Services, 3 July 1989, 492 U.S. 490, § 2. ↩
CrEDH, A. B. et C. contre Irlande, requête n°25579/05, Grande Chambre, 16 décembre 2010, para. 241. ↩
CrEDH, Artico contre Italie, requête n°6694/74, 13 mai 1980, para 33 ; CrEDH, Papamichalopoulos et autres contre Grèce, requête n°14556/89, 24 juin 1993, para 42 ; CrEDH, Perez contre France, requête 47287/99, Grande Chambre, 12 février 2004, para 80 ; CrEDH, Moreno Gomez contre Espagne, requête n°4143/02, 16 novembre 2004, para 56. ↩
CrEDH, A. B. et C. contre Irlande, requête n°25579/05, Grande Chambre, 16 décembre 2010, opinion dissidente. ↩
Women’s March, Guiding Principles, https://www.womensmarch.com/mission/. ↩
Caldwell E. C., « The history of Your Body is a Battleground », 15 July 2016, published in JSTOR Daily, https://daily.jstor.org/the-history-your-body-is-a-battleground/. ↩
(Notre traduction) « Both the admitting-privileges and the surgical-centre requirements place a substantial obstacle in the path of women seeking a previability abortion, constitute an undue burden on abortion access, and thus violate the Constitution ». Whole Woman’s Health et al v. Hellerstedt, Commissioner, Texas Department of State Health Services et al., 27 June 2016, § ↩
A titre de comparaison, la Belgique compte environ 30 centres de planning familial pratiquant des avortements, sans compter ceux qui peuvent être réalisés dans les hôpitaux, pour une population de 11 millions d’habitants. D’après les informations figurant sur le site du groupe d’action des centres extra hospitaliers pratiquant l’avortement (http://www.gacehpa.be) et de l’association des centres néerlandophones de planning familial pratiquant l’avortement (http://www.abortus.be)). ↩
(Notre traduction) « Donald Trump, Abortion Foe, Eyes ‘Punishment’ for Women, then Recants », New York Times, 30 mars 2016. Notons qu’il s’était toutefois rétracté quelques heures plus tard en précisant que seuls les médecins en cause seraient poursuivis. ↩
Memorandum for the Secretary of State, the Secretary of Health and Human services, the administrator of the United States Agency for International Development, relating to the Mexico City Policy, 23 January 2017, https://www.whitehouse.gov/the-press-office/2017/01/23/presidential-memorandum-regarding-mexico-city-policy. ↩
Coalition Statement Opposing the Global Gag Rule 2017, https://www.reproductiverights.org/sites/crr.civicactions.net/files/documents/GlobalGagRuleCommunityStatement4.28.17.pdf. ↩
« Trump expands policy that bans US aid for overseas abortion providers », The Guardian, 15 mai 2017. ↩
Mitchell W. J., « Interview with Kruger », in Critical Inquiry, Winter 1991, p. 438. ↩
Owen C., « The Medusa Effect, or the Specular Ruse », in Owens C., Beyond Recognition. Representation, Power, and Culture, University of California Press, 1994, p. 191. ↩
Elmaleh E., « La politique du malaise dans les photomontages de Barbara Kruger », in E-rea [En ligne], mis en ligne le 18 juin 2013, http://erea.revues.org/3015 ; DOI : 10.4000/erea.3015. ↩
Cosslett, R.L., “This photo sums up Trump’s assault on women’s rights”, The Guardian, 24 janvier 2017. ↩
« Is the Swedish Deputy PM trolling Trump with all-female photo? », The Guardian, 4 February 2017, https://www.theguardian.com/environment/2017/feb/03/sweden-criticises-us-climate-stance-as-it-reveals-ambitious-carbon-emissions-law. ↩
Hunter R., McGlynn C. and Rackley E., Feminist Judgments : From Theory to Practice, 2010 ; Berger L., Crawford B. and Stanchi K., Feminist Judgments : Rewritten Opinions of the United States Supreme Court dont le projet peut être consulté sur le site suivant : http://sites.temple.edu/usfeministjudgments/ ; Douglas H., Bartlett F., Luker T. and Hunter R., Australian Feminist Judgments – Righting and Rewriting Law, Hart Publishing, 2015. ↩
Brems E., Diversity and European Human Rights – Rewriting Judgments of the ECHR, Cambridge University Presse, 2015. ↩
Londono P., « Redrafting abortion rights under the Convention : A, B and C v. Ireland », in Brems E. (ed.), Diversity and European Human Rights – Rewriting Judgments of the ECHR, op. cit., pp. 95-120. ↩
Mader R. et Schweizer N., ‘Your Body is a Battleground’- De quelques objets de l’histoire de l’art, in Nouvelles Questions Féministes, 2005/1, pp. 67-82. ↩
Tous les actes des colloques organisés par l’« école de Reims » peuvent être consultés sur le site de l’Université de Reims, http://www.univ-reims.fr/site/editions-et-presses-universitaires-de-reims/catalogue/themes/rencontres-de-reims,15443.html. ↩
Kennedy D., « The Twentieth-Century Discipline of International Law in the United States », in Sarat A. et al., Looking Back at Law’s Century, Ithaca, Cornell Université Press, 2002, pp. 386-389 ; Kennedy D., « The Discipline of International Law and Policy », in Leiden Journal of International Law, 1999, p. 9 ; Kennedy D., « The Move to Institutions », in Cardozo Law Review, 1987, p. 841 ; Koskenniemi M., From Apology to Utopia – The Structure of International Legal Argument, Cambridge, C.U.P., 2005 (2nd edition), pp. 1-15. ↩
Kennedy D., International Legal Structures, Nomos Verlaggesllschaft, Baden-Baden, 1987. ↩
Kennedy D., « Spring Break », in Texas Law Review, 1985, pp. 1377-1416. ↩
Voy. les propos critiques d’Alain Pellet, lors du colloque Evaluating Critical Approaches to International Law, organisé dans le cadre du programme scientifique – Humanisme juridique critique – de l’UMR de droit comparé et l’Université Paris I, à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne les 11 et 12 décembre 2009. La présentation audio des rapports est disponible sur le site : http://epi.univ- paris1.fr/64149538/0/fiche_pagelibre/&RH=n1sitesEPI (janvier 2011). ↩
Prost M., « Ruptures éthiques et ruptures esthétiques : la pensée critique doit-elle continuer de s’écrire dans un langage critique », in Bachand R., Théories critiques et droit international, Bruylant, Bruxelles, 2013, pp. 197-217. ↩
Ibidem, p. 210. ↩
Article 350 § 1 b) et § 2 du Code pénal belge. ↩
Proposition de loi modifiant le Code pénal et la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient, visant à dépénaliser l’interruption volontaire de grossesse (Olivier Maingain et Véronique Caprasse), 10 mai 2016 ; Proposition de loi visant à sortir l’interruption volontaire de grossesse du Code pénal et à l’introduire au sein de la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient (Karine Lalieux, Laurette Onkelinx et Fabienne Winkel) 31 mai 2016 ; Proposition de loi relative à l’interruption volontaire de grossesse (Muriel Gerkens et Evita Willaert), 18 janvier 2017 ; Proposition de loi dépénalisant l’avortement et actualisant la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse (Marco Van Hees et Raoul Hedebouw), 8 juin 2017 ; Proposition de loi relative à l’avortement (Carina van Cauter), 12 juin 2017 ; Proposition de loi relative à l’interruption volontaire de grossesse (Karin Jiroflée), 27 juin 2017. ↩