Portrait de juge en figure réactionnaire (à partir de Cadaveri eccellenti, Francesco Rosi, 1976)
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Cet article fait partie de « Arrêts sur images - Les représentations du juge au cinéma »
Le discours du président de la Cour Suprême italienne dans Cadaveri eccellenti (Francesco Rosi, 1976), permet de brosser le portrait d’un réactionnaire vrai. Dans son attachement pathologique à un état établi de la situation sociale et politique, celui qui, assurant la plus haute fonction de la magistrature, devrait être le garant de l’État de droit, s’oppose aux idéologies contestataires, prône une justice autocratique, postule l’infaillibilité du juge. Au cœur des années de plomb italiennes, dans un contexte quasi-insurrectionnel, l’œuvre est une fable cynique. Une telle visée métaphorique se retrouve avec Punishment Park (Peter Watkins, 1971), dans lequel un tribunal d’exception juge, condamne et envoie dans un camp où les épreuves dégénèrent en massacre, un défenseur des droits civiques, une chanteuse de protest song, un militant pacifiste, etc. Soit, toujours, la crainte des tentations progressistes et la mission de les combattre que s’arroge le juge réactionnaire…
« Questi giudici ! Stiamo un po attenti con questi giudici ! » (in Cadaveri eccellenti) 1
§1 Le président Riches, dans Cadaveri eccellenti2, peut être pris comme modèle de la représentation du juge réactionnaire. Adaptation du roman de Leonardo Sciascia, Il contesto3, le film suit l’enquête menée par l’inspecteur de police Amerigo Rogas (Lino Ventura) après l’assassinat du Procureur Varga (Charles Vanel), avant que ne surviennent d’autres meurtres de magistrats. Le policier les attribue d’abord à un pharmacien, Cres, condamné et emprisonné pour avoir tenté de tuer son épouse ; ce dernier, en réalité innocent, se vengerait de l’erreur judiciaire dont il a été victime en éliminant les juges ayant participé à son procès, parmi lesquels Riches (Max von Sydow), devenu Président de la Cour suprême. Par la suite, l’inspecteur, surveillé et traqué de manière inquiétante, découvre des collusions entre gouvernants, partis politiques, forces armées, police… Un complot politique vise à créer les conditions d’un coup d’État d’extrême droite, tandis que la gauche est accusée de préparer une révolution.
§2 Alors que le policier l’avertit que Cres tentera sans doute de l’assassiner, le Président Riches, se lance dans un sidérant discours4 :
[Plan sur le bureau de Riches. Le magistrat est assis à son bureau, dans le fond de sa bibliothèque. Entrée de Rogas. Le magistrat se lève et invite l’inspecteur à s’asseoir.]
– Riches : « S’il vous plait. [Rogas prend place devant le bureau] Ainsi, vous croyez qu’on va me tuer ».
– Rogas : « Oui. Je crois qu’on va essayer ».
– Riches : « Les groupuscules ou cet individu ? ».
– Rogas : « Cet individu. Cres ».
– Riches : « Ah, oui ! Le pharmacien qui avait tenté de tuer sa femme… Son plan était ingénu. On l’a condamné à combien ? ».
– Rogas : « Cinq ans en première instance, confirmés par vous en appel ».
– Riches : « Pas par moi ».
– Rogas : « Mes excuses. Je voulais dire par la Cour que vous présidiez ».
– Riches : « Et donc ? ».
– Rogas : « Il était innocent ».
– Riches : « Vraiment ? ».
– Rogas : « Je crois que oui ».
[Le Président se lève, fait le tour du bureau et se place debout devant l’inspecteur.]
– Riches : « Il était innocent… ou vous croyez qu’il était innocent ? ».
– Rogas : « Je crois qu’il était innocent. Je ne peux pas en être sûr ».
– Riches : « Ah… [Il passe derrière le fauteuil de l’inspecteur.] Vous ne pouvez en être sûr, alors ».
– Rogas : « Oui. J’ai un doute. Il a pu s’agir d’une erreur. D’une erreur judiciaire ».
[Riches s’éloigne, va jusqu’à sa bibliothèque, prend un livre et se retourne vers Rogas.]
– Riches : « L’erreur judiciaire n’existe pas. Vous êtes catholique pratiquant ? ».
– Rogas : « Pratiquant, non… ».
– Riches : « Mais catholique ? Certainement. Catholique comme tout le monde. Et comme tout le monde vous allez de temps en temps à la messe. Avez-vous déjà songé au problème du pain et vin qui deviennent le corps, le sang et l’âme du Christ ? Chaque fois – je dis : chaque fois – que le prêtre mange ce pain et boit ce vin, le mystère s’accomplit. [Riches se rapproche.] Jamais – je dis : jamais – le mystère ne manque de s’accomplir. Le prêtre peut en être indigne, par ses actes ou ses pensées, mais le seul fait qu’il ait été ordonné prêtre permet qu’à chaque célébration de la messe, le mystère se réalise. [Riches s’assoit en face de Rogas.] Quand le juge célèbre la loi, c’est exactement comme quand le prêtre célèbre la messe. Le juge peut douter, s’interroger, être en proie au tournent, mais au moment où il prononce la sentence, c’est fini. À ce moment, la justice s’est accomplie ».
– Rogas : « Toujours ? ».
– Riches : « Il y a un prêtre qui, en rompant l’hostie, s’est retrouvé avec du sang sur lui. C’est parce qu’il doutait. À moi, ça ne m’est jamais arrivé. Aucune sentence n’a jamais ensanglanté mes mains. Aucune condamnation n’a taché ma toge ».
– Rogas : « Certes. C’est toujours une question de foi ».
– Riches : « Nous ne nous sommes pas compris. Je ne suis pas catholique. Et naturellement je ne suis pas chrétien. Pourtant, je n’ai jamais eu ce type de faiblesse. Je n’ai jamais cru à Voltaire, à son Traité sur la tolérance. C’est lui qui a commencé avec l’histoire de l’erreur judiciaire. La vertu, la pitié, l’innocent tombé, victime de l’erreur. Quelle erreur ? [Riches se lève et jette le livre sur le fauteuil. Il commence à faire des allers-retours dans la pièce.] Le juge qui, par une sentence, peut tuer impunément ! Et Voltaire a semé le doute sur la justice. Mais gare quand la religion commence à tenir compte des doutes ! C’est qu’elle est déjà morte ! On en arrive ainsi à Bertrand Russell, à Sartre, Marcuse et à tous les délires des jeunes d’aujourd’hui ! ».
– Rogas : « Alors, tout ça est la faute à Voltaire ? ».
– Riches : « Oui. Mais Voltaire avait une excuse : de son temps, on ne se rendait pas pleinement compte du danger de telles idées. Aujourd’hui, avec l’avènement des masses, le danger est devenu mortel. Si l’on continue ainsi, la seule forme de justice sera celle que les militaires en temps de guerre nommaient décimation. Tuer pour punition un soldat sur dix. L’individu n’existe plus ! La responsabilité individuelle n’existe plus ! Votre métier, mon cher ami, est devenu ridicule. C’était bien en temps de paix, mais aujourd’hui, nous sommes en guerre ! Vols, séquestrations, meurtres, sabotages… C’est la guerre ! Et comme en temps de guerre, la riposte est : décimation ! Un, deux trois, quatre, cinq : dehors ! Un, deux trois, quatre, cinq : dehors ! Un, deux trois, quatre, cinq : Cres, condamné ! ».
– Rogas : « Cres circule avec un calibre 22 et il garde une balle pour vous… ».
[Plan sur le visage hébété du Président.]
§3 Ce discours est tenu au cœur des « années de plomb » italiennes5. On se souvient que, dans les années 1960, revendications et mouvements se sont multipliés, qu’il s’agisse des aspirations étudiantes face à la privation de toute percée émancipatrice, des mouvements ouvriers, ou des positions de la gauche italienne contre l’hégémonie du pouvoir, puisque la Démocratie chrétienne gouvernait depuis la fin de la guerre. Le « compromis historique », pacte entre Aldo Moro (enlevé par les Brigades Rouges, puis assassiné en mai 1978), président de la Démocratie chrétienne, et Enrico Berlinguer, secrétaire général du Parti communiste italien, conduisit le PCI abandonner la référence à une perspective révolutionnaire, soit une remise en cause de l’objet même du projet communiste, perçue par beaucoup comme une trahison. Certains militants ont alors basculé dans la lutte armée cependant que, face à l’activisme de l’extrême gauche, des attentats sanglants ont été organisés par l’extrême droite et les services secrets, faisant déferler sur l’Italie une vague de violence (symboliquement, entre les attentats de la Piazza Fontana à Milan, le 12 décembre 19696, et de la gare de Bologne, le 2 août 1980), la « stratégie de la tension » (commettre des attentats pour les imputer à l’extrême gauche) visant, face au chaos, à susciter un coup d’État d’extrême droite7.
L’analyse de la situation politique de l’Italie n’est pas l’objet de la présente contribution8, mais il n’est pas fortuit qu’un parangon du magistrat réactionnaire comme Riches apparaisse, au cinéma, dans un contexte quasi-insurrectionnel, lorsque des forces conservatrices voulaient, à n’importe quel prix, maintenir un système politique en place depuis près d’un quart de siècle en étouffant toute velléité de changement.
§4 Encore faut-il convenir de ce que l’on désigne par « réactionnaire ». Le juge réactionnaire n’est pas seulement le juge autoritaire, muré dans son système, ou qui use de moyens coercitifs et de stratagèmes pour obtenir des aveux, comme le juge Rousseau (Philippe Noiret) dans Le Juge et l’assassin9. Ce n’est pas non plus celui qui écoute mais reste sourd aux propos d’une accusée que des conditions sociales séparent de lui, tel le président de la Cour d’assises (Louis Seigner) dans La Vérité10. Le bourgmestre qui, d’une sentence, envoie Ichabod Crane à Sleepy Hollow, n’est pas plus réactionnaire quand il refuse les techniques modernes d’investigation criminelle11. On peut aussi être traditionnaliste ou conservateur sans être réactionnaire : c’est ce qu’oubliait un ouvrage, en son temps très discuté, qui s’en prenait notamment, de façon trop indifférenciée, à toutes sortes de conservatismes12.
Le réactionnaire se caractérise de manière fondamentale par son attachement à un état établi des choses ou au passé, au point de souhaiter la pérennité d’une situation sociale, politique, ou de vouloir un retour à un état antérieur (avéré ou fantasmé). En même temps, en tant qu’agent d’une « réaction », il est un opérateur, participe à une dynamique en s’opposant au changement, prônant un statu quo ou une restauration : citoyen, il participe d’un mouvement d’opinion ; élu, il est décideur ; opposant, voire activiste, il est dans l’action politique. Le juge réactionnaire est donc celui qui s’oppose à une évolution et à un progressisme au travers de sa fonction de magistrat.
§5 Tel est bien Riches qui, en tant que Président de la Cour suprême, mobilise la figure du plus haut représentant du pouvoir judiciaire. Ce faisant, le portrait du personnage déborde du cadre italien : même s’il est ancré dans le contexte politique transalpin de son époque, le film de Rosi « se veut un apologue du pouvoir dans le monde, une approche aux résonances tout à la fois réalistes et métaphysiques et de l’attitude brutalement réactionnaire de la droite dans son mode de détenir l’autorité, et l’impuissance de la gauche lorsque certaines situations historiques ou certains choix politiques enchaînent sa volonté révolutionnaire13 ». Parabole politique, Cadaveri eccellenti est un film ouvertement métaphorique, invitant à prendre ce magistrat comme modèle du juge réactionnaire. Ainsi que le disait Linda Coremans, « le discours de Riches, celui qui est supposé être le défenseur absolu de l’État de droit, joue le rôle d’inducteur sémantique important, auquel s’ajoutent les constituants de la mise en scène et de la mise en cadre, ainsi que les paramètres paralinguistiques et le jeu de l’acteur pour mettre en scène l’idée d’une justice qui se veut “absolue”, niant la possibilité de l’erreur judiciaire, se transformant en religion. Le caractère hautain du personnage, son attitude exaltée, frôlant l’hystérie par moments, la négation de la culpabilité individuelle ou de l’erreur judiciaire contribuent tous, dans un jeu de solidarité textuelle, à évoquer un État transcendantal, au-delà du citoyen14 ». L’analyse proposée ici s’efforce à la fois de décrypter le discours du magistrat et de proposer une approche figurale du juge réactionnaire au travers de la représentation cinématographique qui en est donnée.
Contenu du discours réactionnaire
§6 Le discours du Président repose sur trois motifs principaux.
Le premier est celui de l’infaillibilité. Rejetant toute idée de doute et d’erreur, Riches s’achemine vers une comparaison avec la transsubstantiation : le seul fait d’être magistrat garantit l’accomplissement de la justice, comme le seul fait d’être prêtre celui du mystère. Ce n’est pas une question de croyance, mais de raison et de certitude. « Gare à la religion qui commence à tenir compte des doutes. C’est elle qui est déjà morte », surenchérit Riches. On observe une annonce symbolique de la comparaison : sur le bureau du magistrat, il y a une balance, symbole de la justice et, immédiatement à côté, une coupe aux allures de calice (dans le champ/contrechamp entre le policier et le magistrat, la coupe est en évidence quand on regarde du point de vue du juge). C’est l’exacerbation de la présomption de vérité attachée au jugement, selon l’adage « res judicata pro veritate habetur », qui fonde le principe d’autorité de la chose jugée. Certes, cette conception, d’où découle la limitation des voies de recours, est dépassée par la considération selon laquelle l’interdiction de remise en cause d’une décision de justice relève plus d’un souci de stabilité. Précisément, l’usage paroxystique qu’en fait Riches, est frappant. D’une part, ce n’est plus une présomption irréfragable de vérité du jugement qui transparaît, mais une affirmation de l’immanence de l’acte de juger, qui n’est pas guidé par un principe supérieur, s’affirmant, sous la seule sacralité du judiciaire15, comme une transcendance. Avec Riches, « le pur réactionnaire n’est pas un nostalgique qui rêve de passés abolis, mais le traqueur des ombres sacrées sur les collines éternelles16 » ; en l’occurrence, dans l’Italie des années 1970, celles de Rome… Une telle infaillibilité de l’autorité judiciaire, adoubée par le mystère divin et se manifestant dans une sorte de religion laïque (Riches s’empresse de préciser qu’il n’est ni catholique ni croyant…), pourrait entretenir quelque lien avec l’Inquisition, les bûchers sur accusation de sorcellerie (comme, pour demeurer dans la production cinématographique italienne au cours de la période des années de plomb, dans Giordano Bruno de Giuliano Montaldo17). D’autre part, Riches légitime l’injustice (contre l’innocence) et l’aveuglement (avec l’indifférenciation du châtiment) dans une sorte de fanatisme judiciaire. Par voie de conséquence, on ne s’étonnera pas de voir poindre chez le magistrat une valorisation de l’inquisitoire, non seulement par absence de contradictoire, mais, plus encore, de quelque contredit que ce soit, l’accusateur et le juge ne faisant qu’un.
§7Le deuxième motif apparaît dans la diatribe contre les idéologies. La vindicte débute à propos du Traité sur la tolérance, de Voltaire, écrit à l’occasion de l’affaire Calas, et contre la vertu, la pitié, l’innocence, ainsi, bien sûr, que contre l’introduction d’un doute à l’égard de la justice. Il n’y a dans le discours de Riches nulle excuse, défense, explication, justification, absolution.
Cet exemple séminal est prolongé par une sorte d’excommunication – pour rester dans la métaphore religieuse choisie par Riches – d’intellectuels représentatifs de l’époque : Russell, Sartre et Marcuse. Rappelons, par exemple, que, dans L’homme unidimensionnel18, Herbert Marcuse considère que capitalisme et libéralisme sont pris comme système de domination totalitaire sous couvert de pluralisme et liberté apparents, modelant dans la condition sociale une unidimensionnalité, hors de toute possibilité critique de l’individu ; à tel point que la contestation ou l’opposition se trouvent régulés par le pouvoir. Ainsi, Marcuse dénonce-t-il la disparition de la pensée critique face à une culture dominante, et l’on comprend que ce soit insupportable au Président Riches, qui aspire au contraire à une société de « contrôle total ». Quant à la double allusion à Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre, outre qu’elle stigmatise individuellement chacune des deux personnalités, elle renvoie au Tribunal Russell dont ils étaient les cofondateurs. Ce tribunal d’opinion, rassemblant diverses personnalités (Gunther Anders, Simone de Beauvoir, Stokely Carmichael, Gisèle Halimi, Laurent Schwartz, etc.), avait été institué à propos des crimes commis durant la Guerre du Vietnam19. Si les jugements du tribunal n’avaient qu’une valeur symbolique, on comprend l’aversion du Président de la Cour Suprême à l’égard d’une initiative qui alertait, dénonçait et conférait une portée médiatique à ses sentences dans cette période d’« avènement des masses » qu’il jugeait si dangereuse. De surcroît, la forme juridictionnelle que se donnait ce « Tribunal », son fonctionnement par sessions avec auditions, avis, expertises, ainsi que ses démonstrations reposant sur des fondements juridiques, ne pouvaient faire de cette institution qu’une incongruité aux yeux d’un magistrat tel que Riches, chantre de l’infaillibilité de la Justice.
Comme le dit un autre juge dans le cinéma de Rosi : « Avec ces idéologies, on crée des inadaptés »20. C’est l’exact contrepied d’une liberté conçue, par exemple, selon Benjamin Constant : « Si, dans les réactions contre les hommes, le gouvernement a surtout besoin de fermeté, dans les réactions contre les idées, il a besoin surtout de réserve. Dans les unes, il faut qu’il agisse ; dans les autres qu’il maintienne. Dans les premières, il importe qu’il fasse tout ce que la loi ordonne ; dans les secondes, qu’il ne fasse rien de ce que la loi ne commande pas. […] Entre les individus et les individus, le gouvernement doit mettre une force répressive ; entre les individus et les institutions, une force conservatrice ; entre les individus et les opinions, il n’en doit mettre aucune21 ».
Le discours de Riches s’oppose d’ailleurs aux idéologies contestataires en utilisant certaines des armes de ces dernières. En effet, pour Marx, comme le dit Engels, « le socialisme est devenu une science22 ». La conviction de Marx de détenir une vérité se fonde sur la prétention de connaître le sens de l’histoire, dont il déduit une inéluctabilité de l’avènement du communisme. Ce « socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien23 », assure la victoire. Riches répond par un discours de rationalité. Lui aussi connaît une vérité. Celle-ci s’affirme comme norme et, dans sa fonction, le juge se doit de l’appliquer. Sans état d’âme (il n’a jamais douté), dans l’objectivité stricte (la décimation), car la vérité ne souffre pas de contradiction. Le métier de policier, dit-il alors à l’inspecteur, est devenu ridicule : il n’est plus utile d’enquêter (pour connaître la vérité, rechercher une responsabilité individuelle ou l’exclure) et il n’y a rien à interroger ; symboliquement, l’inspecteur se nomme Rogas, qui vient du verbe latin rogare (demander) pris à la deuxième personne du singulier et au présent de l’indicatif : rogas, tu demandes, tu interroges. À quoi bon l’instruction, le rogatoire ?
Chantre d’une justice autocratique, discrétionnaire, hégémonique, Riches est donc un réactionnaire vrai parce qu’il agit en réaction à des forces, des mouvements conscients d’un advenir historiquement certifié, et qu’il leur oppose – dans la caricature la plus démonstrative – le même mode opératoire. D’une certaine manière, il exacerbe le conservatisme, comme le stalinisme a exacerbé le marxisme.
§8 Le troisième motif dominant du discours de Riches touche au châtiment. L’image de la décimation est particulièrement intéressante. La décimation est militaire. Elle intervient en temps de guerre et, s’il y a guerre, c’est qu’il y a ennemi. De fait, elle répond, entre autres, à des mouvements dits parfois de la « gauche extra-parlementaire » qui, en Italie, érigeaient l’État en institution ennemie : « Nous sommes en guerre », dit Riches ; mais, loin de n’être que la riposte aux séquestrations, meurtres et sabotages auxquels le Président fait référence, la décimation est la réponse au danger suscité par les idéologies, au moment de « l’avènement des masses », comme l’indique le fait que son discours dérive directement de la stigmatisation des convictions qu’il juge séditieuses à la réaction qu’il prône. Pour brosser le portrait d’un juge réactionnaire, la décimation est d’autant plus significative qu’elle consiste à châtier et non à appliquer une peine prononcée au terme d’un jugement, s’érige en punition collective de ce que le magistrat tient pour une infamie : l’individu disparaît, la responsabilité individuelle n’existe plus. Mieux encore, la décimation est réaction distributive, dont le seul but est de sidérer et terroriser afin de contrarier toute émancipation, stigmatisée par les idéologies dominantes et portée par des mouvements de masse, l’émergence d’une conscience de classe comme dirait Marx, ou, moins étroitement, une conscience collective qui conduit à l’action. Le magistrat est alors pleinement réactionnaire en se posant comme agent réactif dans le cadre même de sa fonction.
Si l’on applique jusqu’au bout ces principes – enquête inutile, châtiment dans un ordonnancement comptable – nous en venons aux personnages expéditifs qui cumulent l’art de stigmatiser et de frapper sans jugement, tels le policier robotisé (Peter Weller) alors qu’il était en état de mort clinique dans RoboCop24 ou le juge en moto volante (Sylvester Stallone) qui maintient l’ordre et se fait exécuteur dans Judge Dredd25. Cette proximité entre le RoboCop et Dredd dit d’ailleurs l’indifférenciation entre policier et magistrat, tous deux machines à éliminer, sous la distanciation des comics : « Cette pièce est pacifiée ! », assure Dredd après avoir massacré ses occupants ; « émotion ? Cela devrait être interdit par la loi…* *», ajoute-t-il dans une prolongation de l’indifférence affective d’un Riches26. Il n’y a, en l’occurrence, pas même besoin d’un tribunal « bis » chargé d’éliminer des prévenus acquittés par la justice officielle, comme dans The Star Chamber27. C’est avec Minority report28 que l’on retrouverait une forme d’objectivation puisque la « precognition », qui permet d’intervenir de façon préventive, repose sur l’infaillibilité prétendue du système de détection du crime avant sa commission ; dans son automatisme, la simple désignation du criminel remet alors en question l’utilité des juges, cependant que l’infaillibilité renvoie à celle de la justice sanctionnatrice de Riches. Mais, s’il s’agit de décimer, frappant à l’aveugle, la solution de Riches contient aussi la question de la pertinence de l’intervention judiciaire, et donc de l’autorité du magistrat qui la théorise…
Plus encore, on se souvient que la décimation, à Rome, supposait la suspension des voies judiciaires : originellement pratiquée par neuf légionnaires sur le dixième qui était désigné comme victime, elle privait de tout recours au sacramentum, l’une des procédures contentieuses des legis actiones qui permettaient au citoyen de faire valoir ses droits. Ainsi, dans le film de Rosi, le Président de la plus haute autorité judiciaire de l’État justifie-t-il encore, par le choix même de la procédure de sanction, que l’autorité l’emporte sur les droits et libertés des personnes. Tout ceci prend un sens singulier dans un contexte italien, par ailleurs interpellé à propos de dispositions spéciales dont les premières sont issues de la loi Reale du 22 mai 1975 (du nom du ministre de la Justice Oronzo Reale), tout juste antérieure à Cadaveri eccellenti, qui permettait la perquisition et l’arrestation sans mandat de juge d’instruction, allongeait la période de détention préventive, élargissait la qualification d’arme par destination, et, surtout, autorisait les forces de l’ordre à tirer sur le seul jugement d’un de ses agents29. L’opportunité de mesures restrictives du droit des personnes et des libertés en réaction à des actes de terrorisme, et surtout leur compatibilité avec des droits fondamentaux, demeurent des questions centrales, ainsi que l’ont montré les réactions au Patriot Act après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis et les débats engagés à propos de l’état d’urgence en France et de la pérennisation de certaines des mesures qu’il comporte, après les attentats du 13 novembre 2015.
§9 La question n’est pas nouvelle : « La justice ordinaire autorise souvent les plus grands crimes par une jurisprudence relâchée et c’est ce qui m’oblige aussi dans ces conditions de recourir à l’autorité immédiate du roi qui, seule, fait trembler nos scélérats », disait le lieutenant général de police d’Argenson30. Le juge se fait alors exécutant / exécuteur, selon un schéma que le cinéma connaît bien. Parmi tant d’exemples possibles, on pense aux magistrats réunis dans la Section spéciale du film éponyme31, section créée sous le gouvernement de Vichy pour prononcer six peines capitales après l’assassinat d’un officier allemand par la Résistance ; cette juridiction d’exception, constituée pour appliquer une loi de circonstance et rétroactive, fait l’objet d’une sorte de casting de juges choisis entre autres, pourrait-on dire, pour leurs « qualités réactionnaires », mêlant la médiocrité de leurs carrières aux nostalgies d’anciens combattants et aux relents d’antisémitisme. Autrement dit, le Président Riches est réactionnaire au point, pour maintenir une forme de pouvoir, de suspendre l’État de droit dont il est le garant, participant de l’instauration de cet état d’exception permanent que pointe Giorgio Agamben : « L’un des caractères essentiels de l’état d’exception – l’abolition provisoire de la distinction entre pouvoir législatif, exécutif et judiciaire – montre ici sa tendance à se transformer en pratique durable de gouvernement32 » ; le caractère temporaire de cette situation et l’absolue nécessité d’y recourir cèdent devant l’acheminement vers un état d’exception devenu la règle33, et dont Agamben voit un symptôme dans la pratique gouvernementale du décret-loi (resurgit le souvenir du décret-loi Cosiga dans la période des années de plomb34) qui rend caduc le principe démocratique de la division des pouvoirs et aboutit à une transformation de l’ordre constitutionnel35. On pourrait épiloguer sur la qualification juridique qu’il convient de donner à la situation de l’Italie pendant les années de plomb36, ou sur la conception de l’état d’exception que développe Agamben à partir de Walter Benjamin et Carl Schmitt. Le fait est que le juge réactionnaire, dans Cadaveri eccellenti, fait jouer le double questionnement d’Agamben. Première proposition : « Si le propre de l’état d’exception est une suspension (totale ou partielle) du système juridique, comment une telle suspension peut-elle être comprise dans l’ordre légal ?37 » ; et le Président Riches, dans la sacralisation de sa fonction se donne comme instrument de cet ordre légal. Seconde proposition : « Si à l’inverse l’état d’exception n’est qu’une situation de fait, comme telle étrangère ou contraire à la loi, comment est-il possible que le système juridique contienne une lacune précisément pour ce qui concerne une situation cruciale ?38 » ; et l’assassinat du Président Riches, lui-même un des instigateurs de la prise du pouvoir par les forces réactionnaires, paraît prouver que l’on s’extrait du domaine de la loi.
§10 Ainsi, Cadaveri eccellenti met-il en évidence la question fondamentale se posant au juge réactionnaire qui, pour le situer « face aux pouvoirs » selon un des thèmes développés dans la présente publication, instrumentalise sa fonction de haut magistrat au profit d’une prise de pouvoir et d’un mode de gouvernance autoritaire : quels sont les dispositifs qui font obéir ? Dans La notion de l’autorité39, Alexandre Kojève déterminait quatre instances de l’autorité : le Père, le Maître, le Chef et le Juge. Si chacune des figures s’inscrit dans un temps donné, le Juge est celui qui représente une vérité « de toute éternité ». Il a la particularité de dominer les autres ; il représente la légitimité. Pour Kojève, son autorité se fonde toujours sur un discours religieux, quelle qu’en soit l’idéologie (c’est bien l’un des atours du discours de Riches). Mais, dans le portrait du Président de la Cour suprême, se décuple l’autorité du Juge qui veut aussi être Maître par l’action (décimation) et Chef par la refondation (coup d’État, dont il est en réalité un instigateur), ce qui fait bien de Riches, sous sa triple autorité, l’archétype du juge réactionnaire.
Représentation du juge réactionnaire
§11 Tout commence par un choix d’acteur. Dans le rôle de Riches, Max von Sydow est supposé typer physiquement le réactionnaire : la taille imposante (1 m. 94) affiche une domination, la singularité du visage allongé fait de cette tête l’enseigne d’une supériorité morale et d’une prépondérance cérébrale autocratique, la bouche rectiligne horizontale souligne l’ascendance de la parole cassante d’un maître, la blondeur est un signe d’ethnicité barbare (singulièrement en Italie), la force et l’étrangeté du regard accompagnent celui qui se réfugie, jusqu’à la névrose, dans une abstraction conceptuelle. Soit un ensemble de caractéristique physiques de l’acteur propices à camper des figures d’autorité et des personnages inquiétants, tels ceux de l’agent soviétique de The Kremlin Letter40 et du mystérieux Joubert qui traque Joseph Turner (Robert Redford) dans Three Days of the Condor41, ou dotés d’énormes forces spirituelles, comme l’austère missionnaire de Hawaii42 et le père Merrin dans The Exorcist43. Tout comme, après Cadaveri eccellenti, il a été régulièrement l’incarnation de puissants et méchants : le roi Osric de Conan the Barbarian44, l’ennemi démiurgique de James Bond, Blofeld, dans Never Say Never Again45, le fondateur et directeur de la cellule anti-criminelle de Minority Report46, le médecin de l’asile de Shutter Island47. L’aspect énigmatique que dégage l’acteur lui a pareillement permis d’être l’ancien du village de la planète Jakku, Lor San Tekka, dépositaire de quelque savoir obscur dans Star wars : The Force Awakens48 et sans doute – quand ces lignes sont écrites – le mentor de Brandon Stark (Isaac Hempstead-Wright) dans la sixième saison de la série Game of Thrones49. L’alliage entre détermination et part obscure des personnages interprétés par von Sydow, au demeurant, éclatait déjà chez l’acteur bergmanien (onze films avec Ingmar Bergman) depuis Le Septième Sceau50 ; on se souvient surtout, en lien à l’inflexibilité du magistrat chez Rosi, de Töre, dont la fille a été violée, qui s’engageait avec assurance dans une vengeance passant par un triple meurtre avant que, le châtiment passé, sa carapace ne se fissure (La Source51). Arrogant et dédaigneux, orgueilleux et condescendant, Riches est évidemment en opposition frontale à Rogas, interprété par Lino Ventura, que Rosi avait choisi à dessein en tant qu’acteur populaire, auquel le spectateur peut s’identifier.
§12 La théâtralisation du discours de Riches, ensuite, est très démonstrative. Elle se caractérise par une excitation progressive qui souligne à deux titres sa posture réactionnaire.
Figure du pouvoir, le Président est d’abord face à face avec l’inspecteur au bureau, puis se lève et vient vers lui dans une déambulation lente. C’est le moment de rappeler sa fonction (ce n’est pas lui qui condamne mais la Cour qu’il préside, fait-il remarquer, dissociant l’homme et le magistrat) et de prendre ses distances avec les assertions de Rogas, en faisant par deux fois la distinction entre être innocent et croire à l’innocence. Riches se saisit d’un livre (on ne sait pas encore lequel) et stationne devant la bibliothèque. Le livre, représente le savoir et il est significatif qu’il soit exhibé au moment où le juge énonce son aphorisme : « L’erreur judiciaire n’existe pas ». Il se raidit, volume en main, doigt levé en geste ponctuant une vérité au moment de dire que, chaque fois qu’il officie, le mystère s’accomplit. Ce n’est même pas une substitution de commandement religieux – un décalogue – à la loi (comme dans nombre de films sur l’Inquisition). C’est une religion comme instrument de domestication – Rogas, pas pratiquant, est catholique « comme tout le monde » – qui force l’acquiescement, en même temps qu’une sacralisation du pouvoir judiciaire qui, d’évidence, participe du maintien ou de la restauration de valeurs et principes séculaires au profit de la Nation.
Progressivement, le débit de la parole s’accélère. Riches, qui s’était assis près de l’inspecteur en quittant son bureau, se redresse dans son fauteuil pour dire qu’il n’a jamais connu de faiblesse et s’en prendre à Voltaire. Il se lève, jette le livre sur le fauteuil, marche en allers-retours dans la pièce, de dos puis de face, pour s’engager dans une attaque sur la religion qui douterait. Il encadre son visage par les deux mains quand il dit qu’une telle religion est déjà morte, geste de dépit, replacement de sa figure au centre du cadre et, peut-être, dessin des contours d’un nimbe, attribut d’une dignité et d’un caractère sacré autour de la tête du magistrat qui s’est divinisé un instant auparavant. Stigmatisant un danger mortel, Riches ferme le poing, au début de l’ultime emportement qui mène à l’éloge de la décimation, lequel est fait en déambulant, avec des gestes nerveux du bras pour accompagner les décomptes. Le discours s’achève dans l’imprécation.
§13 On est dans une perspective qui a été analysée par Elias Canetti. Le discours de Riches est d’abord le reflet d’une peur panique contre toute tentation progressiste ou libertaire ; à ce titre, Canetti a montré combien la paranoïa est un mode de défense des puissants52. Dans ce cadre, attitude topique du réactionnaire, Riches participe en tant que magistrat, et qui plus est investi de hautes fonctions, de la permanence d’un pouvoir contre tout changement. Il en va d’un instinct de survie, « qui est une espèce de jouissance, peut se transformer en passion dangereuse et insatiable… Les carrières de héros et mercenaires disent assez qu’il se produit une manie morbide53 ». Survivre au plus grand nombre. Sacrifier l’autre. Le pouvoir judiciaire s’arroge le droit de mort, fait de la mort l’instrument du pouvoir. Quant au coup d’État, reprise en main du pouvoir, c’est une manifestation de masse qui répond au souci de domination, et à la volonté totalitaire d’imposer une idéologie d’État (le film s’achève avec les chars dans les rues). C’est bien une réponse à la crainte de l’avènement des mouvements de masse que propose Riches, expliquant notamment que, à l’époque de Voltaire, on ne se rendait pas pleinement compte du danger de ces idées, mais qu’avec les masses, elles sont devenues une menace mortelle…
§14 Enfin, on sait combien l’exaltation est consubstantielle du fascisme : exaltation nationaliste, exaltation de la jeunesse, exaltation de la pureté, exaltation de l’homme providentiel. L’épidermique, le compulsif, tout ce qui relève de ce que je nommerais le syndrome Riches se retrouve dans diverses images cinématographiques de juges réactionnaires. Il n’y aurait d’ailleurs pas à chercher bien loin puisque Cadaveri eccellenti propose également celle du Juge Rasto (Alain Cuny), qui se lave fébrilement les mains de façon répétée (y compris après avoir serré une main, comme lors de sa rencontre avec l’inspecteur Rogas54), ce trouble obsessionnel compulsif désignant aussi, symboliquement, un magistrat qui se dégage de toute responsabilité55.
§15 Afin d’éviter tout effet de catalogue, je m’en tiendrai à l’exemple le plus démonstratif et radical, très didactique, du dérèglement de la justice, allié à une représentation hystérisée de juges réactionnaires dans Punishment Park56. Le propos du film peut être rapidement résumé : aux États-Unis, des condamnés par un tribunal d’exception ont le choix entre l’exécution de leur peine ou un séjour de quelques jours à Punishment Park. Le montage montre en alternance le procès d’un groupe de jeunes accusés de « complot contre la sécurité de l’État » et le sort réservé au groupe précédent de condamnés dans le Parc qui donne son titre au film. Contraints à une marche dans la fournaise d’un désert, les prisonniers doivent rejoindre un point symbolisé par un drapeau américain situé à plus de quatre-vingt kilomètres avant d’être rattrapés par les policiers lancés à leur poursuite ; s’ils y parviennent, ils sont libérés. En réalité, l’épreuve n’aboutit qu’à une traque et les participants sont repris par la police, non sans que plusieurs d’entre eux aient été assassinés dans leur fuite ou leur révolte. Tout est filmé à la manière d’un reportage censé être tourné par une télévision allemande. C’est une fiction autour du McCarran Internal Security Act (23 septembre 1950) qui, au nom de la sécurité intérieure, permettait d’interdire aux sympathisants de mouvements subversifs d’accéder à des emplois dans la fonction publique et d’obtenir un passeport, en même temps que de regrouper des suspects dans des parcs, sans communication avec l’extérieur et sans possibilité de recours à un avocat. Harry Truman a opposé son veto à la loi, qui n’a jamais été appliquée57. Face à des accusés symboliquement représentatifs des mouvements et idéologies de l’époque – un auteur-journaliste afro-américain défenseur des droits civiques, une chanteuse de folk music, un militant pacifiste, etc. – siègent, autour d’un magistrat professionnel, un membre du FBI, un officier de l’American Legion, une mère au foyer également Présidente de la Silent Majority for a Unified America58… Soit un aéropage de juges, campés – comme les accusés – par des acteurs non professionnels, choisis pour leurs convictions et laissant libre cours à leurs opinions, qui montrent, dans ce tribunal improvisé, combien la posture réactionnaire est spontanée chez ces autochtones, magistrats d’occasion. Pasolini l’avait bien vu : « La parole “fasciste” / est naturelle, et ne définit donc pas le pouvoir / sauf comme une promesse ou une nécessité59 ». Sous couvert de procédures censées participer de la sécurité intérieure, ce sont l’ordre moral, la restauration des valeurs, l’identité, les racines qui sont âprement défendus par les juges et constituent la justification réelle des condamnations prononcées. D’irréductibles antagonismes se révèlent, comme dans la confrontation entre la chanteuse et la mère de famille, ahurissant face à face entre deux femmes, opposition générationnelle sous laquelle point l’inéluctabilité de la fin du modèle social et familial que cette femme, juge d’un jour, voudrait voir perdurer. Et si Riches prônait la froideur du décompte aux fins de décimation, quelques « fellow Americans » (Nixon60) peuvent, au nom d’un modèle fantasmatique rétrograde, participer à un système qui organise, in fine, une chasse à l’homme dans un parc… D’un côté comme de l’autre, pour le redire avec Canetti, « l’ordre sous sa forme domestiquée, courante dans la collectivité des hommes, ne représente qu’une sentence de mort suspendue61 ».
§16 Cette mort alentour, pour revenir à Cadaveri eccellenti, permet de souligner l’aspect funèbre de la scène du discours de Riches. Le noir et le rouge dominent : le costume noir du Président, les canapés noirs dans la pièce ; la moquette rouge et les rideaux rouges aux dimensions de catafalques (rouge comme le sang de la transsubstantiation, ou de celui qui jaillit, dit Rogas, de l’hostie brisée par un prêtre, ce qui ne saurait arriver, selon Riches, à un magistrat qui ne doute jamais…). L’environnement est sombre, du fait de l’éclairage, de la teinte du bois de la bibliothèque du magistrat. Cette atmosphère sinistre s’inscrit au cœur d’un film marqué par l’omniprésence de la mort qui, au-delà de l’exécution des juges et de celle, au final, de l’inspecteur, baigne dans une ambiance sépulcrale depuis que, dans sa séquence d’ouverture, le premier des magistrats assassinés parcourt les catacombes du couvent des Capucins à Palerme et dialogue silencieusement avec les momies. Une propension thanatologique de l’œuvre qui fait écrin au délire morbide du magistrat, à la jouissance perverse du réactionnaire, toujours plus destructeur que constructif.
§17 S’il est une banalité de rappeler que Rosi, dans une partie de sa carrière, a réalisé des films qui prennent la forme de dossiers (Salvatore Giuliano62 ; Le mani sulla città63 ; Il caso Mattei64), Cadaveri eccellenti, qui clôt cette partie de l’œuvre, ne propose nullement une tentative d’élucidation mais dit la collusion, la compromission, la conspiration sous le régime de l’opacité. Ainsi qu’il a été expliqué, « l’objectif de Rosi est de démontrer quelque chose et de faire œuvre de connaissance, mais pas de connaissance “positive” à proprement parler, en tous cas pas seulement : elle est en tous cas réflexive puisqu’elle est aussi connaissance explicite d’elle-même comme incomplète. Le film est non seulement “représentation” dialectisée du réel, mais aussi représentation du rapport au réel du cinéaste : un cinéma réflexif, qui va se montrer comme tel65 ».
§18 La volonté didactique de provoquer une prise de conscience à propos d’événements graves de l’histoire italienne prend toutefois une forme particulière, organisant en quelque sorte le film en tribunal d’opinion (comme le tribunal Russell honni par Riches…). Tout se passe comme si Cadaveri eccellenti mettait en scène un procès symbolique, interpellant l’opinion publique par la médiatisation qu’offre le cinéma et enjoignant au spectateur d’avoir une voix délibérative. Les personnages qui y comparaissent sont alors les plus signifiants possibles, autre raison pour laquelle nous trouvons ici cette remarquable figure, à la fois caractéristique et outrée, du juge réactionnaire.
« Ces juges ! Faisons un peu attention avec ces juges ! ». ↩
Cadavres exquis, Francesco Rosi, Italie, 1976 ↩
Sciascia L., Il contesto. Una parodia, Adelphi, Milan, 2010 [1971] ; Le contexte. Une parodie, trad. de Pressac J. et Fusco M., Denoël, Paris, Coll. Denoël et d’ailleurs, 2007. ↩
Séquence située entre 1 h. 14’ 17’’ et 1 h. 20’ 03’’. ↩
Voy. dans ce dossier l’article de Nicolas Thirion et David Pasteger : « Justice révolutionnaire versus justice d’État. Les années de plomb en Italie, entre représentations cinématographiques et représentations juridiques » ↩
Sur l’attentat de la Piazza Fontana : Boatti G., Piazza Fontana, 12 dicembre 1969 : il giorno dell’innocenza perduta, Turin, Einaudi, 2009 ; Lucarelli C., Piazza Fontana, Turin, Einaudi, 2007. On peut également voir le documentaire de Marco Tullio Giordana, Romanzo di una strage : Piazza Fontana, DVD, éd. et distr. France TV, 2013. ↩
On sait que plusieurs tentatives de coups d’État ont effectivement existé : golpe bianco monarchiste, affaire de la Rosa dei venti, tentative du prince Borghese, etc. Il s’agissait d’instaurer un régime autoritaire sur le modèle de la Grèce, ce que Mario Monicelli a montré dans Vogliamo i colonelli (1973). Sur la « stratégie de la tension », voy. Ganser D., Les armées secrètes de l’OTAN : réseaux Stay Behind, opération Gladio et terrorisme en Europe de l’Ouest, trad. Jamet T., Paris, Éd. Demi-Lune, Coll. Résistances, 2007. Sur le terrorisme d’extrême-droite et d’extrême-gauche en Italie, voy. Biacchessi D., Ombre nere : il terrorismo di destra da piazza Fontana alla bomba al « Manifesto », Milan, Mursia, 2002 ; Panvini G., Ordine nero, guerriglia rossa : la violenza politica nell’Italia degli anni Sessanta e Settanta (1966-1975), Turin, Einaudi, 2009. ↩
Pour une étude de la dimension métaphorique du film dans le contexte politique italien, voy. Daverat X., « Du savoir en politique. Justice et démocratie en Italie à travers l’œuvre de Francesco Rosi,* Cadavres exquis* », in Cahiers de la Justice, 2011, Vol. 4, p. 155. ↩
Bertrand Tavernier, France, 1976. ↩
Henri-Georges Clouzot, France/Italie, 1960. ↩
Sleepy Hollow, Tim Burton, États-Unis, 1999. Même si Christopher Lee, faisant là une brève apparition, conjugue inquiétude et archaïsme. Lee, en effet, a abondamment incarné des figures de l’horreur dans les productions du studio britannique Hammer, à l’esthétique desquelles le film de Burton rend hommage. ↩
Lindenberg D., Le Rappel à l’ordre : Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, Coll. La république des idées, 2002. ↩
Gili J.-A., Francesco Rosi. Cinéma et pouvoir, Éditions du Cerf, Coll. 7e Art, n° 62, Paris, 1976, pp. 117-118. ↩
Coremans L., Francesco Rosi. Un cinéaste de la modernité, in Revue belge du cinéma, Vol. 21, 1987, p. 38. ↩
Retournement, bien sûr, de l’image d’une justice rendue au nom de Dieu, dont les exemples les plus saillants sont ceux des tribunaux de l’Inquisition. Là encore, le cinéma a abondamment montré des juges réactionnaires. ↩
Gómez Dávila N., Le Réactionnaire authentique, trad. Bibard M., Monaco, Éditions du Rocher, Coll. Anatolia, 2005, p. 81. ↩
Italie, 1973. ↩
Marcuse H., L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, trad. Wittig M., Paris, Éditions de Minuit, Coll. Arguments, 1968. ↩
Tribunal Russell I, Le jugement de Stockholm, Paris, Gallimard, Coll. Idées, 1967 ; Tribunal Russell II, Le jugement final, Paris, Gallimard, Coll. Idées, 1968. ↩
Tre fratelli, Francesco Rosi, Italie, 1981. ↩
Constant B., De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier, chap. III, « Des devoirs du gouvernement dans les réactions contre les idées », Editions du Boucher, Paris, 2002, p.67. ↩
Engels F., Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, Éditions Sociales, 1959, p. 89. ↩
Ibid., p. 121. ↩
Paul Verhoeven, États-Unis, 1987. ↩
Danny Cannon, États-Unis, 1995. ↩
À quoi l’on peut ajouter que Dredd est victime de son frère Rico, également magistrat, qui veut prendre le pouvoir et remplacer les juges par ses propres clones ; outre que le judiciaire et le dictatorial se rejoignent, on trouvera ici, dans la reproduction du juge dévoyé à l’identique, par clonage, une variation illustrée sur la paronomase si souvent rappelée qui fait du juge unique un juge inique… ↩
Peter Hyams, États-Unis, 1983. ↩
Steven Spielberg, États-Unis, 2002. ↩
Disposizioni a tutela dell’ordine pubblico, 22 maggio 1975, n° 152, Gazzetta Ufficiale della Repubblica Italiana, 24 mai 1975, n° 136. ↩
Marc-René de Voyer de Paulmy d’Argenson a été lieutenant général de police entre 1697 et 1718. Propos rapportés in Quétel C., L’histoire véritable de la Bastille, Paris, Larousse, 2006, p. 48. ↩
Costa-Gavras, France/Italie/Allemagne, 1975. ↩
Agamben G., État d’exception. Homo sacer II, trad. Gayraud J., Paris, Éditions du Seuil, Coll. L’Ordre philosophique, 2003, p. 19-20. ↩
Ibid., p. 22. ↩
Décret-loi du 15 décembre 1979, n° 625, relatif aux Mesures d’urgence pour la défense de l’ordre démocratique et de la sécurité publique (transformé en loi le 6 février 1980) qui, entre autres, prévoyait un alourdissement des peines, une possibilité de détention de quatre jours sans intervention judiciaire, des mesures en faveur des repentis. La loi n° 304 du 29 mai 1982 sur les Mesures pour la défense de l’ordre constitutionnel est allée plus loin dans le statut des repentis. ↩
État d’exception, op. cit., p. 35. ↩
Voy. Laffaille F., « L’État de droit en Italie durant les années de plomb et sa perception par la tradition juridique française », in Lazar M. et Matard-Bonucci M.-A., L’Italie des années de plomb. Le terrorisme entre histoire et mémoire, Paris, Autrement, Coll. Mémoires/histoire, n° 152, 2010, p. 290. ↩
État d’exception, op. cit, p. 42. ↩
Ibid., p. 43. ↩
Kojève A., La notion de l’autorité, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque des Idées, 2004. ↩
John Huston, États-Unis, 1970. ↩
Sydney Pollack, États-Unis, 1975. ↩
George Roy Hill, États-Unis, 1966. ↩
William Friedkin, États-Unis, 1973. ↩
John Milius, États-Unis, 1982. ↩
Irvin Kershner, Royaume-Uni/États-Unis, 1983. ↩
Steven Spielberg, États-Unis, 2002. ↩
Martin Scorsese, États-Unis, 2010. ↩
Jeffrey Jacob Abrams, États-Unis, 2015. ↩
David Benioff et Daniel Brett Weiss, États-Unis. Pour évoquer une autre figure de mentor, mais dans la magistrature, Max von Sydow est, dans Judge Dredd, Eustace Fargo, chef des juges de Maga City One et ancien tuteur de Dredd à l’Academy of law. Quand Dredd est accusé de meurtre, il préside le conseil qui le juge, puis commue sa condamnation à mort et l’envoie sur The lon walk, où il faut amener la loi dans les lieux qui en sont dépourvus. Fargo se sacrifie plus tard pour Dredd. ↩
Suède, 1957. ↩
Suède, 1960. ↩
Canetti E., Masse et puissance, trad. Rovini R., Gallimard, Coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1966 (dernier chapitre). ↩
Ibid., p. 244. ↩
C’est Canetti, encore, qui partait de la constatation selon laquelle, face à l’inconnu, l’individu développe une phobie du contact « qui ne nous quitte pas même quand nous nous mêlons aux gens » (op. cit.). ↩
Le juge Rasto est d’ailleurs assassiné dans sa salle de bains… ↩
Peter Watkins, États-Unis, 1971. ↩
Patenaude M., The McCarran Internal Security Act, 1950-2005. Balancing internal security and civil liberties, Sarrebrück, Omniscriptum Gmbh & Company Kg, 2008. ↩
Cette organisation est visiblement inspirée par la « Silent Majority » que le Président Nixon avait évoquée (« great silent majority of my fellow Americans ») dans un discours connu comme le Silent Majority Speech (13 novembre 1969), ainsi que par des mouvements qui avaient vu le jour, tel l’UCCA (Unified Concerned Citizens of America) créé à Atlanta en été 1970. ↩
Pasolini P. P., Calderón, trad. Fabien M., Paris, Actes Sud, Coll. Didascalies, 1990, p. 19. ↩
Silent Majority Speech, op. cit. ↩
Masse et puissance, op. cit., p. 500. ↩
Italie, 1961. ↩
Italie, 1963. ↩
Italie, 1971. ↩
Barot E., Camera politica. Dialectique du réalisme dans le cinéma politique et militant, Paris, Vrin, Coll. Philosophie et cinéma, 2009, p. 74. ↩