Avant-propos. Le juge : un acteur sous influence(s) ?
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Cet article fait partie de « Arrêts sur images - Les représentations du juge au cinéma »
§1 Depuis plusieurs années, les juristes mais aussi les théoriciens, les philosophes et les sociologues du droit ont commencé à s’intéresser aux représentations du droit et de la justice que véhicule le cinéma1. Ce mouvement est certes plus développé dans le monde anglo-saxon, au sein duquel on le désigne souvent au moyen de l’appellation « Law & Films »2, mais des initiatives allant dans cette direction ont également pris place dans les cultures de droit continental et en particulier dans le monde francophone. On recense en effet de plus en plus de blogs et d’analyses consacrés au droit et à la justice dans les images, films, séries et documentaires.
Cependant, dans cette littérature, la figure du juge n’a pas encore été véritablement étudiée de façon directe et spécifique, alors qu’elle est incontournable au sein de notre pensée et de notre expérience du droit et de la justice, et qu’elle a en outre régulièrement retenu l’attention des cinéastes, des réalisateurs et concepteurs de séries télévisées et des documentaristes, intérêt qui semble d’ailleurs loin de se tarir.
§2 Les 13 et 14 mars 2015, le Centre de droit public et le Centre de droit international de l’Université libre de Bruxelles (ULB) ont ainsi décidé de consacrer le dernier colloque de leur projet de recherche collective (« Le juge, un acteur en mutation ») à la figure du juge – considérée au sens large, incluant tant le juge professionnel que le juge citoyen – et à ses diverses incarnations à l’écran.
Durant ces deux journées placées sous le signe d’un dialogue noué entre droit et cinéma, les participants à ce colloque ont patiemment interrogé la figure du juge à l’écran, empruntant au 7e art, qu’il soit fictionnel ou documentaire, diverses illustrations. Cette ouverture aux images s’est également opérée dans d’autres directions : diverses séries télévisées ont été mobilisées, de même que les formats plus inédits que sont la « téléréalité judiciaire », en vogue dans certains pays, ou encore les images produites par les juridictions elles-mêmes de leurs audiences et du prononcé de leurs décisions.
En outre divers savoirs ont été mobilisés à cette occasion, traduisant le caractère interdisciplinaire de cette réflexion collective : science juridique, bien sûr (des spécialistes issus de différents domaines ayant répondu présents : internationalistes, publicistes, etc.), mais également sociologie, philosophie, théorie du droit à vocation critique, sans oublier le regard des cinéastes eux-mêmes, le documentaire À la frontière (Desde el otro lado), de Diana Villegas et Esteban Zúñiga, ayant été projeté et commenté par ses auteurs durant le colloque.
§3 Il est vrai que, durant plusieurs années, la figure du juge a été placée au centre de l’attention de certains chercheurs et enseignants de la faculté de droit de l’ULB, engagés dans l’ARC (Action de Recherche Concertée) précitée consacrée à la figure du juge et aux évolutions qui l’affectent dans notre monde contemporain.
Cette recherche s’était fixé comme objectif de dresser « un bilan sans concession de l’action du juge dans notre société complexe et de combler ainsi le vide partiel de la doctrine francophone de tradition continentale » 3, cette dernière s’étant peu intéressée à la dimension active de la mission dévolue au juge, focalisée qu’elle était sur la question de l’interprétation, certes essentielle, mais qui n’épuise pas un objet d’étude aussi complexe que l’office du juge4.
§4 Cette ARC était en outre à l’origine structurée autour de différents rôles pouvant être attribués au juge et permettant de caractériser les modalités de son action : le juge « actif » et « efficace » (dirigeant le procès tout en restant à l’écoute des protagonistes de celui-ci) , le juge « activé » (par la société et les groupements qui la traversent), le juge « interactif » (maillon d’une chaîne de communication se déployant de façon réticulaire, y compris au-delà des limites du prétoire ou même au-delà des frontières nationales) et le juge « activiste » (permettant à certaines revendications de devenir audibles dans l’espace public)5.
Comme nous tentons de le montrer ci-dessous, les diverses contributions qui composent le présent dossier permettent non seulement d’illustrer, mais aussi d’enrichir sur le plan conceptuel cette typologie mise en avant dès l’origine du projet, démontrant ainsi le caractère extrêmement précieux et éclairant d’un détour par les images pour approfondir notre compréhension du rôle des juges au cœur de nos démocraties contemporaines.
Le juge « actif » et « efficace »
§5 Comme le montre Julie Allard dans sa contribution introductive6, si le juge est traditionnellement considéré dans sa dimension de spectateur, qui est indéniable, sa mise en images suivant diverses modalités a pour effet de souligner la dimension plus active de son office : « De plus en plus placé devant les caméras, le juge tend à endosser le rôle d’acteur ». Bien entendu, dans une certaine mesure, une telle modification du statut du juge résulte de la nature spectaculaire du procès lui-même. La présence d’une caméra dans la salle d’audience a toutefois pour effet d’accentuer encore cette dimension. Le juge se transforme alors en « acteur », dans tous les sens du terme, jouant un rôle dans le cadre du procès et, parallèlement, jouant un rôle dans le cadre de l’œuvre filmique, télévisuelle ou encore institutionnelle dans laquelle il s’insère.
Le fait pour le juge d’être davantage un acteur qu’un spectateur dépend bien sûr de différents facteurs, comme la culture juridique considérée ou encore le rôle exact qui lui est confié au sein d’un système juridique donné.
§6 Du point de vue de la culture juridique et judiciaire, il convient d’attirer l’attention sur une figure particulière, celle d’un magistrat en position de retrait, simple arbitre impartial des débats, qui est traditionnellement associée aux systèmes judiciaires de type accusatoire7. Le système américain est, en particulier, concerné, en gardant à l’esprit que ce dernier domine largement nos grands et nos petits écrans et, par voie de conséquence, nos représentations populaires de la justice (Julie Allard). Ainsi que le rappelle Valère Ndior8, ce rôle essentiellement passif correspond à une phase de la série télévisée judiciaire, aujourd’hui dépassée, durant laquelle la mission du juge a été sous-estimée. Comme le relève de façon frappante cet auteur, « au cours des neuf saisons de la série Perry Mason, plus d’une cinquantaine de juges se sont succédés, sans que leur nom soit toujours mentionné ou sans que leur personnage soit doté d’une quelconque profondeur ». Depuis le début des années 1990, certaines séries nous ont habitués à une vision plus complexe et plus contrastée du personnage du juge dans la culture de common law (système juridique principalement en vigueur dans le monde anglo-saxon, fondé sur les décisions de justice comme sources premières du droit). Dans son article, Valère Ndior évoque ainsi les séries judiciaires à succès Ally McBeal, The Practice, Boston Legal et The Good Wife.
§7 La figure du juge d’instruction, qu’on retrouve par exemple en France ou en Belgique, est elle aussi particulièrement remarquable : son rôle indéniablement plus actif découle des particularités de sa mission légale, ce qui est souligné par Robin Caballero9. Ainsi, l’institution du juge d’instruction ne se retrouvant pas dans le cadre de certains systèmes juridiques, on constate que la position centrale qui lui est dévolue dans le cinéma français – pensons au film Le Juge et l’Assassin, de Bertrand Tavernier – est généralement occupée, dans d’autres cinémas, par les protagonistes du procès que sont l’avocat, le procureur, le juré, le policier, le témoin, etc.
Le juge « activé »
§8 Une autre figure du juge peut être repérée dans les contributions qu’il s’agit ici d’introduire : celle d’un juge activé par la société pour trancher des conflits qui ne trouvent plus leurs critères de résolution au sein de sources plus traditionnelles (la famille, un code moral communément partagé, etc.). Le magistrat est alors sommé de trancher dans le vif de dilemmes relevant de la sphère privée, voire intime, ce qui peut le conduire à marquer aux yeux des justiciables les limites de son activité. Les problèmes spécifiques suscités par une telle activation stratégique de l’institution judiciaire sont notamment illustrés par Marie-Laurence Hébert-Dolbec10 à partir d’un matériau visuel particulièrement évocateur (les séries télévisées d’animation que sont, par exemple, Les Simpson et South Park). Dans sa contribution, Marie-Laurence Hébert-Dolbec met en évidence non seulement le recours de plus en plus fréquent au juge pour régler des différends d’ordre privé – tendance qui est qualifiée d’« hyperjudiciarisation des rapports sociaux » –, mais aussi les résistances de type communautaire que cette activation de la justice étatique ne manque pas de susciter.
§9 La figure, plus négative, d’un juge à la botte du pouvoir émerge également de diverses contributions qui composent ce volume. Elle apparaît avec clarté dans des situations de ruptures du pouvoir, ainsi que le montrent Immi Tallgren et Antoine Buchet11 : le juge devant faire face à une situation de rupture, qualifié par ces auteurs de « juge de rupture », traverse en effet « l’histoire du cinéma comme il traverse l’histoire du droit : détesté pour sa complaisance ou vénéré pour son audace, il ne laisse jamais indifférent ». L’exemple du film Section spéciale de Costa-Gavras, dépeignant la collaboration d’une partie de l’institution judiciaire à la répression politique ordonnée par le gouvernement de Vichy, est à cet égard particulièrement emblématique. Nous pourrions également citer L’Aveu, du même réalisateur, qu’évoquent ces auteurs mais aussi Julie Allard, ainsi que Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, film auquel Immi Tallgren et Antoine Buchet consacrent d’instructives analyses*.*
§10 Un autre type de juge instrumentalisé est également mis en lumière : il s’agit du juge « mécanisé » qui apparaît dans différentes œuvres de science-fiction. Julien Pieret et John Pitseys12 illustrent par exemple une telle figure au moyen du film Judge Dredd, ce dernier cumulant les fonctions d’enquêteur, d’accusateur, de juge et de bourreau, situation que les auteurs résument d’une formule limpide : « Dredd tient à la fois le plateau de la justice et le glaive du punisseur ». Plus généralement, dans le cinéma de science-fiction, ainsi que ces auteurs le montrent en mobilisant un matériau considérable, ce n’est pas tant la figure du juge qui intéresse les cinéastes, laquelle brille généralement par son absence, que sa représentation suivant des modalités inédites qui mêlent anticipation de technologies nouvelles censées bouleverser nos conceptions de la justice (le « juge-robot » ou le « juge-machine ») et retour de modes archaïques de règlement des litiges, comme cette « roue de la fortune », sorte d’ordalie futuriste, qui remplace le procès contradictoire dans Mad Max 3.
§11 D’un autre côté, l’intrusion de la caméra dans l’œuvre de justice est elle-même de nature à modifier non seulement l’action des protagonistes de la justice, mais aussi le regard qu’on portera sur eux. Que l’on considère les représentations du juge – dans la fiction – ou la réalité de son travail quotidien – dans les documentaires –, le juge est toujours, d’une certaine façon, « activé » par la caméra elle-même. Aucun filmage n’est neutre, quelles que soient les intentions affichées par les créateurs : ainsi que le rappelle Magalie Flores-Lonjou13, « le réalisateur, qui s’immisce dans une salle d’audience, ne filme pas tout de la réalité observable, non seulement pour des raisons techniques, mais également subjectives ».
C’est pourquoi il convient d’être particulièrement attentif au statut des images, officielles ou mises au service d’un projet artistique ou journalistique. Dès lors que nous souhaitons saisir la justice à travers le prisme des représentations qui en sont faites, un certain nombre de précautions doivent en effet être prises. Magalie Flores-Lonjou pose ainsi cette question : « si le cinéma est une affaire de mise en scène, le regard posé sur [la] fonction de juger est-il comparable quand nous sommes en présence d’images officielles ou d’images réalisées par un cinéaste ? ». En réalité, le filmage des procès se fonde sur des objectifs variés et potentiellement contradictoires : créer une œuvre, informer, éduquer, rendre public, archiver, s’affirmer en tant que juridiction autonome, etc. Il s’avère dès lors indispensable, comme le note encore Magalie Flores-Lonjou, d’« interroger la place de la caméra, du filmeur et du spectateur […] pour comprendre notre système juridictionnel ».
Le juge « interactif »
§12 Réfléchir au droit et à la justice à partir d’un matériau visuel implique également de se livrer à un travail de mise en contexte, ce qui marque l’éloignement du mouvement « Droit et cinéma » par rapport à une approche purement abstraite de la fonction de juger, ce que rappelle à bon escient Julie Allard : « l’approche “Droit et Cinéma” réfute une approche positiviste du droit qui voudrait l’enfermer tout entier dans les textes et la jurisprudence. Au contraire, ce mouvement considère le droit comme un objet social et culturel, qui se manifeste potentiellement dans tout discours ou toute pratique ». Quelles que soient les modalités de son action, le juge « mis en images » – pour reprendre l’heureuse expression de Magalie Flores-Lonjou – n’est pas un juge « de papier », froid et abstrait, mais une figure interactive, plongée dans un dense réseau d’interactions politiques et sociales.
§13 Dans le présent volume, la frontière entre une justice « officielle » et divers ordres juridiques fonctionnant aux marges de celle-ci fait l’objet de fines analyses. Une telle démarcation peut s’avérer extrêmement poreuse, comme le montre Olivier Corten14, qui s’attache à mettre en évidence différentes façons d’aborder le problème du pluralisme juridique à l’écran. Dans le western Juge et hors-la-loi, par exemple, on peut observer de quelle manière l’évolution des rapports de forces nous fait passer d’une situation de coexistence entre divers ordres normatifs rivaux (le système étatique et celui établi par le juge autoproclamé Roy Bean) à un rétablissement du monopole étatique sur l’exercice de la justice : « ce qui détermine le succès d’un ordre sur un autre tient moins à une supériorité de principe, résultant d’une réflexion d’ordre théorique sur la définition du droit ou philosophique sur la légitimité du pouvoir, qu’aux rapports de forces ».
Cette réflexion autour des notions de monisme et de pluralisme juridiques est poursuivie par Nicolas Thirion et David Pasteger15, sur la base d’une grille théorique et d’illustrations visuelles originales. Ces auteurs s’intéressent en effet au cinéma italien et à sa façon de mettre en scène un phénomène de concurrence normative entre l’État et divers groupes terroristes durant la période, particulièrement troublée sur le plan politique, des « années de plomb » – appellation devenue commune depuis le film éponyme de Margarethe von Trotta, sorti en 198116. Cette réflexion met en lumière une « dissémination de l’activité de juger dans le cadre d’une lutte entre l’État, d’une part, et les organisations subversives cherchant à le renverser, d’autre part ».
§14 Un autre avantage du détour par le cinéma ou par la télévision, souligné dans le présent dossier, est de nous permettre de considérer le juge aussi bien dans sa vie privée que dans sa vie professionnelle. Les œuvres analysées s’emploient bien souvent à dépeindre le juge « aussi bien en “robe” qu’en “robe de chambre” » (Vincent Lefebve). En d’autres termes, sa mise en images nous donne à voir non un juge désincarné et engoncé dans sa fonction officielle, mais un juge vivant, humain, fait « de chair et d’os » (Julie Allard). Ceci illustre aussi la tendance de l’activité de juger à déborder le seul cadre de son exercice institutionnel, à marquer de son sceau l’existence entière de l’individu qui juge, caractéristique qui se révèle de manière tout à fait frappante dans diverses contributions.
§15 Enfin, le cinéma, tout comme la télévision ou le documentaire, ont pour effet de rendre visible l’espace d’interaction que constitue le procès, en créant la distance nécessaire à la constitution du juge en tant que tiers. Ce point est mis en évidence dans la contribution introductive de Julie Allard, mais il présente également un caractère central dans de nombreux articles.
Le juge « activiste »
§16 Une autre figure récurrente, celle d’un juge se mettant au service d’une cause ou d’un système de valeurs, apparaît dans la contribution proposée par Xavier Daverat17. Ce dernier s’emploie à tracer les contours d’une figure de juge réactionnaire qui « se caractérise de manière fondamentale par son attachement à un état établi des choses ou au passé, au point de souhaiter la pérennité d’une situation sociale, politique, ou de vouloir un retour à un état antérieur (avéré ou fantasmé) », figure non essentiellement passive mais au contraire participant activement « à une dynamique en s’opposant au changement ».
§17 Un autre type d’activiste est le « petit juge d’instruction courageux » qu’ont rencontré sur le chemin de leur pensée et de leurs analyses Immi Tallgren et Antoine Buchet, ainsi que Robin Caballero et Aurélie Tardieu18. La fiction se met ici, bien souvent, au service de la réalité. Certaines histoires réelles ont en effet été portées – ou plus exactement transposées – à l’écran, celle du juge Renaud, incarné par Patrick Dewaere19, ou encore celle du juge Michel, campé par Jacques Perrin dans Le Juge20 et plus récemment par Jean Dujardin dans La French21. En raison de leur détermination à faire avancer les affaires dont ils avaient la charge, ces deux magistrats ont été assassinés, ce qui a eu pour effet de conférer à leurs destins une dimension tout à la fois héroïque et cinématographique, ainsi que le met en évidence Robin Caballero.
À partir d’une sélection de films, de téléfilms et de séries en provenance d’Italie, Aurélie Tardieu s’attache quant à elle à dessiner les contours de plusieurs portraits-robots du juge antisystème (juge anti-corruption, juge anti-terrorisme et juge anti-mafia). Dans le cours de cette analyse, elle souligne l’image positive qui est réservée au personnage du juge dans la production cinématographique et télévisuelle italienne. Tout se passe comme si la caméra avait pour mission de permettre au juge d’accéder au statut de héros, en immortalisant les exploits qu’il a accomplis, parfois en le payant de sa vie.
§18 L’histoire politique italienne permet également à Nicolas Thirion et David Pasteger de proposer un élargissement des notions de juge et de justice. Les Brigades rouge, en dernière analyse, se sont en effet érigées en « juges » d’une cause juste, d’une révolution du peuple dirigée contre des élites corrompues, expérimentant ainsi un activisme judiciaire d’un type particulier. Dans un retournement tragique bien connu des historiens, des activistes politiques ont ainsi été amenés à commettre le mal au nom du bien. Des films tels Il caso Moro22 ou encore Buongiorno, notte23, qui relatent l’enlèvement puis l’assassinat d’Aldo Moro alors qu’il était le chef du gouvernement italien, permettent de pénétrer au cœur de cette opération de justice populaire autoproclamée, qui tout à la fois mime et met à mal une justice étatique et officielle dont elle souhaite l’anéantissement.
§19 C’est cet aspect tragique du jugement humain, considéré de façon plus transversale et hors situation de rupture politique, qui retient l’auteur de ces lignes24. L'article intitulé « Le juge tragique. La responsabilité de juger à l'épreuve du 7e art » tente en effet de mettre en évidence, à partir d’un matériau cinématographique hétérogène, certaines des tensions qui affectent l’œuvre de justice et qui ne cessent de la mettre en danger. Le juge peut ainsi apparaître, à un niveau fondamental et presque existentiel, comme l’acteur inquiet d’une justice imparfaite mais pourtant nécessaire au maintien et à la perpétuation du lien social.
§20 C’est aussi cet aspect dramatique voire tragique du jugement qui transparaît dans cette figure, qui frappe l’imaginaire, du « juge sans visage », qui a pris naissance en Colombie durant les années 1990. Diana Villegas et Esteban Zúñiga en ont tiré un documentaire, À la frontière (Desde el otro lado), dont ils proposent une analyse25. Cette œuvre offre une vision nuancée de ces juges « sans visage », aux prises avec les cartels de la drogue en Colombie. Ces magistrats, constamment menacés par les puissants pouvoirs privés auxquels ils s’attaquaient, ont indéniablement été confronté à une tâche impossible : rendre la justice sans être en mesure de la faire apparaître au grand jour26. Dans de telles situations extrêmes, le simple fait d’endosser le rôle de juge renvoie à une forme d’activisme.
§21 Le juge peut donc être tout cela à la fois : actif, activé, interactif, activiste. Il n’est pas un simple spectateur, mais un acteur à part entière du procès qui est conduit devant lui ; et de la société à laquelle il appartient. Mais c’est un acteur qui reste soumis à de multiples influences, sur lesquelles il peut peser à son tour. Le cinéma et d’autres formes d’arts ou de spectacles s’emploient à nous rappeler, année après année, ce jeu d’influences réciproques auquel le juge est immanquablement soumis, sans qu’on ait toujours apprécié à leur juste valeur ces apports inédits à notre pensée juridique.
§22 On peut tenter de traduire en termes plus conceptuels la même idée. Le juge peut être dit du monde dans un premier sens. Pour être en mesure de produire un jugement impartial et désintéressé vis-à-vis des événements qui s’y produisent et vis-à-vis des personnes qui le peuplent, il doit en effet se placer dans une position d’extériorité. Mais il peut aussi être dit du monde dans le sens d’une appartenance à celui-ci. L’individu qui prétend juger les événements qui s’y produisent doit en effet habiter le monde, y être attaché, en prendre soin. Celui qui est dépourvu d’un tel ancrage mondain risque de devenir couleur des morts, comme l’écrivait et même le recommandait Platon, il y a près de 2500 ans27. Juger le monde, être juge du monde implique donc de se tenir dans une brèche : entre réflexion et action, entre appartenance et retrait, entre la position du spectateur et celle de l’acteur, entre la transcendance du Dieu omnipotent et l’immanence de l’être humain trop humain.
C’est cette brèche qu’il s’agit à présent d’explorer, en nous tournant vers les cinéastes et autres créateurs d’images en mouvement, et vers leurs interprètes.
Ce texte constitue la version aménagée d’un billet publié en ligne, une première fois sur le site « Justice en ligne » – mis en ligne le 30 mars 2015, consulté le 1er janvier 2018 in [http://www.justice-en-ligne.be/article714.html] – une seconde fois sur le blog « Droit et cinéma » – mis en ligne le 20 juillet 2015, consulté le 1er janvier 2018 in [http://lesmistons.typepad.com/blog/]. ↩
Machura S., « Law and Cinema Movement », in Picart C., Jacobsen J. et Greek C. (eds), Framing Law and Crime, Lanham, Fairleigh Dickinson University Press, 2016, pp. 25-58. ↩
Voy. les objectifs de cette recherche collective, page consultée le 1er janvier 2018 in [http://www.arcdroit.ulb.ac.be/Objectifs.html]. ↩
Parmi les travaux récents qui visent également à combler un tel manque d’intérêt pour le juge et les missions qu’il assume, considérées dans leur diversité, on mentionnera l’étude suivante : Garapon A., Perdriolle S. et Bernabé B., La Prudence et l’Autorité. Juges et procureurs du XXIe siècle, Paris, Odile Jacob, 2014. ↩
Voy. la description de cette recherche collective, page consultée le 1er janvier 2018 in [http://www.arcdroit.ulb.ac.be/Description.html]. ↩
« Le juge à l’écran. Enjeux d’une approche de la justice par les images ». ↩
C’est-à-dire les systèmes dans lesquels le procès est l’affaire des parties qui le dirigent à titre principal, le juge se contentant d’« arbitrer » leurs points de vue sur le plan procédural ; l’autre système, dit inquisitoire, confère au juge un plus grand pouvoir ; voy. notamment Bullier A. J., Réflexions sur le procès de common law, Bruxelles, Bruylant, 2015. ↩
« Les représentations du juge dans les séries judiciaires américaines** **». ↩
« Le juge d’instruction face au pouvoir ». ↩
« Le juge (in)animé : les représentations du juge dans les dessins animés populaires comme vecteurs de l’identité américaine ». ↩
« Le juge face aux ruptures du pouvoir ». ↩
« Représenter l’absence : les figures paradoxales du juge dans le cinéma de science-fiction dystopique ». ↩
« Le juge français mis en images : images officielles versus images documentaires ». ↩
« Juges et pluralisme juridique à l’écran. Représentations et rapports de force ». ↩
« Justice révolutionnaire versus justice d’État. Les années de plomb en Italie, entre représentations cinématographiques et représentations juridiques ». ↩
Die Bleierne Zeit, Allemagne. ↩
« Portrait de juge en figure réactionnaire (à partir de Cadaveri eccellenti, Francesco Rosi, 1976) ». ↩
« La figure héroïque du juge (l’exemple du cinéma italien)** **». ↩
Le Juge Fayard dit le Shérif, Yves Boisset, France, 1977. ↩
Philippe Lefebvre, France, 1984. ↩
Cédric Jimenez, France, 2014. ↩
Giuseppe Ferrara, Italie, 1986. ↩
Marco Bellocchio, Italie, 2003. ↩
Vincent Lefebve, « Le juge tragique. La responsabilité de juger à l’épreuve du 7e art ». ↩
« L’image d’un juge “sans visage” ». ↩
Référence est ici faite au célèbre adage : « *justice must not only be done, it must also be seen to be done *». Il ne suffit pas que justice soit rendue, il faut encore que cela apparaisse au grand jour, principe d’ailleurs consacré par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : CEDH, Delcourt c. Belgique (arrêt), n° 2689/65, 1970. ↩
Platon, Gorgias, cité par Allard J., Garapon A. et Gros F., Les vertus du juge, Paris, Dalloz, 2008, pp. 59-60 ; Arendt, H., La Vie de l’esprit, Paris, PUF, Coll. Quadrige, 2005, p. 110 ↩