La fabrique du droit coutumier en Nouvelle-Calédonie. Épreuves coutumières et raisonnement juridique
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Cet article fait partie de « Thèses »
« Oui, en fait, rien n’est impossible [dans la coutume] ! »1
Introduction
§1 Cette recherche est le fruit d’un travail doctoral portant sur les juridictions coutumières en Nouvelle-Calédonie. Celles-ci sont composées d’un magistrat de droit civil et d’assesseurs coutumiers. La fonction d’assesseur coutumier a été instituée par une ordonnance en 1982 et les assesseurs coutumiers participent à la prise de décision en partageant leur savoir de la coutume, qui reste orale et non codifiée2. Les décisions se prennent de manière collégiale, selon des principes coutumiers transmis oralement par les assesseurs coutumiers au magistrat qui rédige le jugement.
§2 Ces juridictions coutumières existent parce que les Kanaks, le peuple autochtone de Nouvelle-Calédonie, est soumis à un régime juridique distinct3 – héritage direct bien qu’ayant évolué, de la colonisation. Ils sont inscrits à un état civil séparé et sont gouvernés pour tout ce qui relève de la matière civile, par ces tribunaux coutumiers4. L’existence de ces juridictions relève donc à la fois d’un leg colonial, et d’une volonté institutionnelle et politique de reconnaissance de l’identité kanak. La notion de « coutume » est l’un des vecteurs de cette reconnaissance institutionnelle. En Nouvelle-Calédonie, il existait et il existe toujours une notion d’ordre de la coutume, autour de l’idée de « chemin » ou de « voie » dans le monde kanak. Ces « chemins » ou ces « voies » qualifient les liens qui unissent les clans et les tribus kanak et qui permettent de circuler dans les réseaux familiaux tissés par une transmission de savoirs cruciaux concernant les déplacements et les généalogies5. Cependant, comme nous allons le voir, le concept tel qu’il nous est donné à penser aujourd’hui est le résultat d’un plaquage conceptuel de l’État colonial sur des pratiques existantes, qui ne cessent pour autant de se réinventer6.
§3 Les juridictions coutumières ont ceci de particulier qu’elles sont des institutions étatiques, dont les agents sont censés investir la notion de « coutume » afin de produire un droit coutumier, sans pour autant être trop intrusifs, puisqu’ils sont également supposés être les dépositaires d’une souveraineté octroyée aux Kanak. Bien que ce soit un élément central de l’organisation sociale et politique kanak, le « droit coutumier » qui est à l’étude ici relève d’une invention administrative et juridique héritée de la colonisation, qui a été réappropriée par les revendications autochtonistes et indépendantistes. En d’autres termes, j’étudie ici le droit coutumier produit par les juridictions coutumières, et non pas la « coutume », qui n’est finalement pas exactement la pièce centrale des processus à l’œuvre dans les tribunaux coutumiers.
§4 En raison de ces tensions qui traversent les juridictions coutumières, celles-ci ont été étudiées par de nombreux chercheurs – aussi bien en anthropologie qu’en droit. Ma recherche vise à faire le lien entre ces recherches, en étudiant les juridictions coutumières « de l’intérieur », en me saisissant des pratiques juridiques et en les observant « en action »7. À ce titre, ma démarche repose sur l’ethnométhodologie en ce qu’elle me permet de décrire les rouages de la fabrique du droit coutumier, tel qu’il est façonné et mis en œuvre par les personnes qui l’animent8. Plus spécifiquement, en donnant une place prépondérante à l’ethnographie de ces pratiques, je me situe dans une approche praxéologique où les professionnels du droit mettent en œuvre « un droit fait de la pratique des règles de droit et de leurs principes d’interprétation »9.
§5 J’étudie donc les professionnels du droit. En cela, je me concentre principalement sur le rôle du magistrat et des assesseurs coutumiers, étant donné qu’historiquement ce sont eux qui ont façonné une bonne part des pratiques en vigueur au sein des tribunaux coutumiers10. Au fond, j’ai cherché à répondre à la question suivante : comment la coutume éprouve-t-elle le raisonnement juridique des professionnels du droit et à l’inverse, comment celle-ci est-elle éprouvée par les raisonnements juridiques ? Ici, la notion « d’épreuve » est empruntée à la sociologie pragmatique11, afin de décrire les moments clés de fabrication d’une décision, lorsque la règle à appliquer ne coule pas de source. Pour surmonter ces épreuves, les professionnels du droit utilisent des opérations juridiques12, qui permettent de traduire juridiquement les faits, de manière à consolider la décision. Cette approche me permettait en outre, d’éviter un positionnement en surplomb, qui aurait risqué de réifier certains aspects des juridictions coutumières. Il s’agissait de ne pas reproduire des impasses conceptuelles culturalistes, et d’éviter « d’exotiser » l’étude des juridictions coutumières.
§6 J’ai d’une part ethnographié les juridictions coutumières de manière extensive ; d’autre part, afin de parachever ce pas de côté dans l’étude du droit coutumier, j’ai également décidé de me pencher plus particulièrement sur une affaire de demande de changement de sexe à l’état civil coutumier13. L’articulation entre immersion ethnographique et cas d’étude permet de montrer qu’en échappant à la routine, l’affaire étudiée la met paradoxalement en exergue (1). Les épreuves coutumières sur le chemin de la résolution de l’affaire sont surmontées dans la mise en place d’opérations du droit permettant d’arriver au jugement (2). Ces opérations du droit permettent également de résoudre la tension perçue par les professionnels du droit entre droit coutumier et droits fondamentaux, mais de manière limitée (3).
Une méthodologie combinant immersion ethnographique et étude de cas
Un fonctionnement routinisé des juridictions coutumières
§7 J’ai effectué trois terrains de recherche en Nouvelle-Calédonie, sur six mois en tout. Les deux premiers terrains de recherche — l’un de deux mois en 2016, l’autre de trois mois, en 2017 — ont été menés selon une démarche ethnographique, incluant une immersion dans le monde des chambres coutumières. Ce travail d’immersion a consisté à parcourir les routes de la juridiction coutumière en long, en large et en travers. Loin d’être une métaphore filée, les chemins de la juridiction coutumière14 sont physiques et relient — ou essaient de relier pour le moins — les différents territoires du Caillou15. Ils sont également représentatifs des différents arrangements matériels des chambres coutumières, qui ne sont pas les mêmes à Nouméa, qu’à Koné ou Lifou16, ou encore lors des audiences foraines17. Cette ethnographie multisite18 m’a donné l’occasion de faire des observations d’audiences coutumières dans les différents tribunaux qui les abritent, et de mener des entretiens semi-directifs ou ouverts avec différentes catégories d’acteurs19. Un troisième terrain plus court — de quinze jours — a été effectué en 2019. Ce dernier, beaucoup plus ciblé, a permis de compléter des données spécifiques relatives à l’affaire de demande de changement de sexe à l’état civil coutumier.
§8 J’ai observé relativement peu de surprises ou d’hésitations de la part des tribunaux coutumiers lors des journées d’audiences auxquelles j’ai assisté. Il y a donc une dimension cumulative de la jurisprudence coutumière, à partir d’un point zéro identifié par plusieurs rapports de recherche20. La matière du terrain exploité ici est composée d’environ cent soixante-dix cas, observés dans quatre lieux différents, dans lesquels deux magistrats différents ont siégé pendant mon terrain. Par ailleurs, la majorité des affaires observées portent sur des enfants (autorité parentale, résidence, pensions alimentaires, etc.), des dissolutions de mariages, des changements de statuts21 et plus marginalement, de prénoms.
§9 Mes terrains de recherche prennent place à un moment de l’existence des juridictions coutumières où celles-ci ont déjà routinisé en grande partie leur fonctionnement. Les affaires se règlent de manière répétitive selon ce que Benoît Trépied désigne comme un « cadre coutumier »22. Dans l’écrasante majorité des cas il s’agit de la façon routinière de structurer les affaires, en vérifiant l’existence de ce que j’appelle un préalable coutumier, c’est-à-dire des « gestes »23 ou des « actes coutumiers »24 réalisés en amont de l’audience, et validés par des autorités extérieures (les clans et/ou les officiers publics coutumiers25).
§10 Une affaire tout à fait exemplaire permet d’illustrer le fonctionnement de ce « cadre coutumier ». Un père et une mère se présentent sans avocats. La mère a saisi la justice pour fixer la résidence de son enfant chez elle et lui permettre de débloquer des allocations et des bourses26. Les parents sont séparés depuis plusieurs mois après un concubinage lors duquel ils ont conçu un enfant. La mère précise que la séparation est due à une consommation excessive d’alcool de la part du père. Le père n’est pas très présent dans l’entretien et l’éducation de l’enfant – il n’intervient d’ailleurs quasiment pas pendant toute la durée de l’audience. La mère insiste sur le fait qu’elle ne refuse pas le contact, mais le père n’assume pas ses responsabilités selon elle (i.e. il annonce qu’il vient rendre visite à l’enfant, mais ne se présente pas finalement). Comme elle est seule à s’occuper de l’enfant, la mère fait aussi la demande d’une pension alimentaire. La mère n’est pas salariée, elle travaille ponctuellement (mais ne précise pas dans quel domaine), et vit chez ses parents avec son fils.
§11 Le juge remarque que l’enfant porte le nom de famille du père. Il insiste sur l’importance de la régularité des visites pour l’enfant. Cette remarque découle du « cadre coutumier » qui structure le raisonnement des professionnels du droit : si l’enfant porte le patronyme du père, cela veut dire pour le juge, qu’un « geste coutumier » a été réalisé par le père et son clan et accepté par la mère et son clan. L’enfant « appartient » donc au clan du père et celui-ci en a la charge. Si le père indique qu’il a un planning professionnel très prenant, le juge se fait encourageant et moralisateur : « Ça ne vous déresponsabilise pas de votre rôle de papa, et surtout de père coutumier. »
§12 S’engage alors une longue discussion sur le montant de la pension alimentaire avec le père pour évaluer ses capacités financières. Le père et le juge finissent par tomber d’accord sur un montant, sans que la mère soit interrogée dans la discussion. Elle accepte simplement le montant une fois celui-ci fixé. Les assesseurs coutumiers interviennent juste après, pour clarifier la situation coutumière, en insistant sur le fait que l’enfant est un garçon. L’enfant porte bien le nom du père, un « geste coutumier » a été présenté auprès du clan maternel qui l’a accepté. Les assesseurs coutumiers recommandent de préparer la situation du garçon qui grandit, pour le prendre en charge plus tard : « Tant que l’enfant est petit, c’est normal qu’il reste chez sa mère, mais en grandissant il doit prendre sa place dans le clan du papa ». Le juge appuie ce point-là. Le tribunal veut s’assurer que le père assumera ses responsabilités coutumières. Le juge rappelle qu’« au regard de la coutume, l’enfant a sa place dans le clan paternel ».
§13 Ce cas montre le lien systématique, fait (et vérifié) par le tribunal coutumier entre l’accomplissement d’un « geste coutumier » de la part du père et de son clan, l’acceptation de celui-ci par le clan maternel, qui accorde ce faisant le droit à l’enfant de porter le patronyme du père. Bien que le « geste coutumier » soit quasiment invariablement abordé au cours des audiences, sa nature ou son contenu ne sont jamais expliqués. Les observations d’audiences ne permettent en aucun cas de comprendre en quoi consiste ce « geste » puisqu’il paraît relever d’un savoir commun, connu de tous. En effet, les justiciables ont toujours l’air de savoir de quoi il s’agit. Formellement, cela indique que ce « cadre coutumier » est compris et intégré par les justiciables.
§14 Benoît Trépied a analysé la généalogie de cette exigence du tribunal27. Si l’on s’en tient à un propos synthétique, les magistrats des juridictions coutumières - et notamment Régis Lafargue, magistrat qui a activement contribué à mettre en place les juridictions coutumières et qui a beaucoup écrit sur la « coutume judiciaire »28 - se seraient appuyés de manière non critique sur une thèse défendue par Maurice Leenhardt29 – à savoir un déni de l’existence d’une paternité biologique dans la conception kanak de la parenté – thèse qui a suscité des réserves importantes de la part d’anthropologues tels que Christine Salomon30 et Michel Naepels31 qui ont travaillé sur la même aire linguistique. D’autre part, Benoît Trépied démontre que les magistrats des juridictions coutumières auraient pris au mot, des discours de simplifications de la coutume qui décrit le clan maternel d’un côté comme donnant « le sang et la vie » et de l’autre, le clan paternel qui donne « le nom et le rang »32. Cet appui sur « des théories leenhardtiennes et une lecture “fondamentaliste” de la rhétorique sur le clan maternel comme pourvoyeur du sang et de la vie »33, est renforcé par des appels à la délibération du 3 avril 1967 votée par l’Assemblée territoriale de Nouvelle-Calédonie (notamment son article 35)34, unique texte réglementaire organisant l’état civil des citoyens de statut particulier, d’ailleurs, toujours en vigueur aujourd’hui35.
§15 Les trois conditions instaurées par les juridictions coutumières (le « geste », son acceptation et le port du patronyme) dirigent le tribunal vers une certaine identification des enjeux, où le père et son clan doivent « faire une place » aux enfants, particulièrement si les enfants sont des garçons, et pourvoir aux besoins de ceux-ci - d’autant que dans une écrasante majorité des cas, la résidence principale de l’enfant est fixée chez la mère, avec un droit de visite et d’hébergement (DVH) « classique »36 pour le père. L’accomplissement du « geste coutumier » donne au père, le rôle de « père coutumier » selon les professionnels de la juridiction coutumière. Le juge ainsi que les assesseurs coutumiers prennent souvent à cœur de rappeler les devoirs qu’ils attribuent à ce rôle, à savoir principalement subvenir aux besoins des enfants. Bien que le registre du discours soit guidé par la réaffirmation symbolique de la coutume, il est en réalité très proche de mécanismes présents dans le droit civil français relatif à la reproduction de la division des tâches genrée des rôles parentaux37. La prise en charge quotidienne des enfants est dans une majorité des cas assumée par la mère, pourtant, le juge et les assesseurs coutumiers, même quand ils constatent un accord entre les parents, n’hésitent pas à revenir sur le rôle du « père coutumier » pour tenter de lui conserver une place dans l’éducation des enfants – de surcroit quand les enfants sont des garçons. On peut retrouver la même tendance dans les juridictions de droit civil en France38. Elle s’explique en partie par la loi du 4 mars 200239 qui consacre le principe de coparentalité au nom de « l’intérêt de l’enfant » et de la réécriture subséquente de l’article 373-2 du Code civil40. Il s’agit en France, de l’un des mécanismes mis en place par l’État pour gouverner les populations41, au moyen de normes comme l’injonction relative à être un « bon parent »42. Au sein des juridictions coutumières, cette préoccupation se traduit plus particulièrement par la réaffirmation rituelle symbolique de principes coutumiers, en s’attribuant le rôle de « gardien », de « conservateur » ou de « conservatoire de la coutume ».
§16 J’ai pu observer de nombreux cas comme celui-ci. En cela il se révèle emblématique d’un fonctionnement très routinisé des juridictions coutumières et des raisonnements juridiques suivis par les professionnels du droit. La routine n’est ici pas une inaction, mais le maintien actif d’un certain ordre ou d’une certaine façon de faire. Paradoxalement c’est une affaire qui échappait au « cadre coutumier » classique qui permet de rendre compte de la prépondérance de ce dernier43.
Le cahot dans la routine : présenter le cas d’étude
§17 Au cours de mon deuxième terrain de recherche en 2017, je suis « tombée » sur une affaire qui ne répondait pas du tout aux logiques habituelles que j’avais pu observer extensivement jusqu’ici. Le magistrat avec qui je travaillais à ce moment reçoit la justiciable à la pause déjeuner, alors que tout le monde est sorti, y compris les assesseurs coutumiers. Il s’agit alors d’une formation irrégulière du tribunal44. Comme je revenais un peu en avance, j’ai croisé la justiciable qui s’en allait et le magistrat m’a immédiatement énoncé son dilemme. Il m’explique qu’il s’agit d’une demande de changement de sexe à l’état civil coutumier. Confronté pour la première fois à cette demande, le magistrat hésite. Cette hésitation est le marqueur de sa marge d’interprétation, au sein d’un cadre normatif contraint45. L’hésitation du magistrat ne porte pas sur le résultat de la décision, puisque la demande doit être accordée selon lui, mais elle porte sur comment l’accorder.
§18 Cette hésitation permet également de visibiliser des mécanismes de prise de décision que la routine tend à cacher, puisque le magistrat avait besoin de discuter de son raisonnement et des contraintes qu’il voyait à accéder à la demande. À ce titre, l’affaire fait l’effet d’un catalyseur, qui aurait révélé au grand jour une routine qui n’était plus discutée. En d’autres termes, en sortant de la routine, cette affaire en visibilise les ressorts. En la contrastant avec d’autres affaires, l’analyse du cas d’étude met en lumière des opérations juridiques précises. C’est en m’appuyant sur tout le matériel récolté auparavant que la demande de changement de sexe sort du lot. L’immersion ethnographique est donc indispensable et l’affaire particulière sert comme un révélateur de logiques plus larges.
§19 Le choix du cas d’étude répond à plusieurs critères : l’élément de surprise, la mienne et celle du magistrat ; le comportement du magistrat qui reçoit la justiciable sans les assesseurs coutumiers ; la rareté numérique du cas - en effet, à ma connaissance seules quatre décisions ont été rendues en tout sur le sujet depuis 2015 ; la difficulté que les professionnels du droit expriment vis-à-vis du sujet de la demande – leur malaise et leur hésitation justement dans l’articulation de la conception qu’ils ont de la coutume et de la question trans46- ; l’absence d’études académiques sur ces questions – ou sur les minorités sexuelles en général - en Nouvelle-Calédonie hormis une thèse de 2015, qui signale elle-même la sous-représentation du sujet47.
§20 Enfin, l’affaire m’a permis de mettre en exergue la question de l’articulation entre droits fondamentaux et droit coutumier. En effet, formellement, les juridictions coutumières sont soumises à un régime dérogatoire concernant la Convention européenne des droits de l’homme48 (ci-après, Convention européenne). Cela veut dire que les professionnels du droit doivent évaluer, à chaque fois qu’il y a une tension entre droit fondamental et principe coutumier, lequel prime. Même si les professionnels du droit n’ont pas explicitement motivé la décision en termes de droits fondamentaux, ils ont réagi d’une certaine manière aux éléments soulevés par l’affaire, à savoir la reconnaissance des minorités sexuelles, et plus particulièrement des questions trans, tout en soulignant eux-mêmes la difficulté à articuler les intérêts à protéger. Il s’agissait notamment de défendre un droit individuel à l’autodétermination49 – décider de modifier son sexe sur son état civil coutumier – et un droit collectif – appliquer le droit coutumier et donc demander l’autorisation d’un chef de clan qui pourrait refuser.
§21 L’articulation entre droits fondamentaux et droits autochtones est un enjeu récurrent dans d’autres pays, en Amérique latine par exemple50. Elle permet ainsi de souligner des enjeux postcoloniaux globalisés, dans le contexte calédonien. En effet, jusqu’ici, les juridictions coutumières avaient eu tendance à défendre un seul droit collectif, celui de voir le droit coutumier appliqué, au détriment de droits fondamentaux individuels tel que celui de l’autodétermination des personnes. Dans l’affaire de demande de changement de sexe, pour une fois, c’est le droit individuel qui prime sur le « cadre coutumier » qui aurait obligé la justiciable à demander une autorisation du chef de clan au préalable. En somme, le collectif aurait pris le pas sur l’individuel.
Surmonter l’épreuve coutumière : les opérations juridiques
§22 Le raisonnement juridique dans l’affaire à l’étude va s’articuler autour de trois axes opérationnels, c’est-à-dire trois types d’opérations juridiques pour contourner la tension normative perçue entre droits fondamentaux et droit coutumier. La première opération est celle d’un « cadrage », qui consiste à s’inspirer d’un précédent pour s’en défaire finalement. La deuxième opération est une « validation » par des autorités externes au tribunal (les experts médicaux et la famille des justiciables). La troisième opération est celle d’une « mise en narration », qui se décompose en deux sous-opérations ayant trait à la temporalité des faits et au formatage de leur contenu. Après la revue de toutes les opérations du droit à l’œuvre dans la décision nous reviendrons sur ce que ces opérations tendent à contourner, à savoir l’articulation entre droit coutumier et droits fondamentaux.
L’opération de « cadrage » : le choix des normes
§23 L’élaboration d’un jugement écrit nécessite une série de « cadrages » pour traduire les faits en normes et insérer la décision dans le bon cadre normatif. Mon cas d’étude représente en ce sens un « débordement », puisque le « cadrage » habituel ne s’applique pas51. En d’autres termes, la première impression du magistrat est qu’il n’y a pas de moyen qui se dégage clairement ; il cherche donc d’autres signes, d’autres voies ou orientations qui permettraient d’arriver au résultat souhaité – à savoir accorder la demande.
§24 La jurisprudence coutumière générale a eu tendance à renforcer le principe d’indisponibilité et d’immutabilité, en s’appuyant de manière relativement stricte sur un « cadre coutumier » - par la vérification de l’existence d’un préalable coutumier. L’application de cette jurisprudence aurait résulté dans la nécessité de renvoyer l’affaire pour que la justiciable puisse obtenir un acte coutumier attestant soit de l’accord de son chef de clan, soit éventuellement de son désaccord. Si l’on s’en réfère à la jurisprudence sur les dissolutions des mariages coutumiers par exemple, la possibilité que le tribunal passe outre et accorde la demande tout en constatant le désaccord du chef de clan aurait subsisté52. Néanmoins pour des raisons difficiles à déterminer avec certitude, le magistrat ne veut pas prendre ce risque. Il cherche cependant des appuis juridiques pour aller de l’avant dans son raisonnement. Ce jugement adopte ainsi une position bien plus malléable en termes d’indisponibilité53 et d’immutabilité54 de l’état civil que ce qui a été observé habituellement. La résolution de la demande n’étant pas évidente de prime abord, la jurisprudence joue un rôle exploratoire, c’est-à-dire que l’on y cherche des solutions, que celles-ci soient retenues ou transformées.
Le précédent de 2015 : le rôle exploratoire de la jurisprudence
§25 Il existe un précédent que j’ai moi-même indiqué au magistrat et à la greffière55 me plaçant à cette occasion dans une position classique d’observation participante56. La demande de changement de sexe à l’état civil coutumier précédente a été traitée par une section détachée, en 2015. Quand seulement un assesseur se présente, il s’agit d’une formation irrégulière de la juridiction coutumière. Cela a été le cas lors de toutes mes observations en province Nord. Dans ces conditions, le magistrat peut statuer seul, à condition que les parties l’acceptent. De surcroit, la Cour d’appel avait précisé que l’absence d’assesseurs coutumiers n’avait aucun effet sur l’applicabilité des principes coutumiers57. Le magistrat peut donc, si les parties l’acceptent, statuer seul, en accord avec des principes coutumiers établis par la jurisprudence.
§26 Cependant, comme la demande de changement de sexe à l’état civil coutumier a semblé être un cas inhabituel aux yeux du magistrat de l’affaire de 2015, il a vraisemblablement tenté de parer à cette irrégularité, en donnant le statut d’amicus curiae à l’assesseur coutumier présent. Ni témoin ni expert, l’amicus curiae aide le juge à dégager les informations nécessaires à la prise de décision, mais n’est pas soumis aux règles de la récusation58. Ce sont surtout les tribunaux anglais et américains qui utilisent la fonction d’amicus curiae pour obtenir des éclaircissements sur des questions d’ordre général, mais essentielles à la prise de décision ou à la résolution du litige. La figure de l’amicus curiae est intéressante puisque largement sous-utilisée dans le système de droit civil français59, elle permet, dans le cas de la décision de 2015, de donner une voix officielle à l’assesseur coutumier présent, qui aurait autrement été complètement effacé de la décision. Dans le cadre d’un entretien avec la requérante de l’affaire de 2015, celle-ci explique qu’au départ, le juge refusait de lui accorder le changement de la mention du sexe à l’état civil coutumier, parce qu’elle n’avait pas de document attestant de l’accord de son chef de clan.
« Je me suis présentée sur [nom de commune]. […] Et le juge il ne voulait pas. […] Parce qu’il fallait l’accord des parents. Je lui ai dit (…) que je respecte la coutume, l’[assesseur] coutumier était là - en plus moi je ne savais même pas qu’il était de chez moi ! Je respecte la coutume, il n’y a pas de soucis, mais comme je suis la première, je ne savais pas qu’il fallait passer par le droit coutumier. Toutes mes copines sont passées par le droit commun. J’étais la première Kanak. Donc comme le coutumier il était là, il a expliqué [au juge], et après c’était bon. Donc après j’ai attendu qu’ils aient jugé sur [nom de commune], le tribunal de première instance et tout et c’était bon. […] J’ai eu de la chance parce qu’il me connaissait. Il disait : “Elle a toujours été comme ça et sur [nom de commune] tout le monde la connaît comme ça”. »60
Étant la première trans kanak à effectuer les démarches de demande de changement de sexe à l’état civil coutumier, Marina61 s’était fait conseiller par des amies trans qui relevaient de l’état civil de droit commun. Son dossier était donc une demande de changement de sexe à l’état civil « classique », ce qui a fait douter le juge de la marche à suivre. Ce récit montre en outre, l’importance donnée à l’accord du chef de clan, comme épreuve coutumière. C’est finalement l’assesseur coutumier — manifestement moins tenu par les précédents établis par la juridiction — qui fait preuve de plus de flexibilité dans l’approche de ce cas. L’assesseur coutumier se porte en quelque sorte garant de la reconnaissance familiale, sociale et coutumière dont Marina fait effectivement l’objet. L’assesseur coutumier présent aurait donc eu un rôle de facilitateur, de médiateur, entre la justiciable et le juge. Le magistrat aurait apparemment eu tendance à appliquer la règle habituelle concernant les changements à l’état coutumier, comme des affaires de changement de prénom par exemple, indépendamment du profil de la requérante ou de sa nouvelle demande. Dans le cas de 2015, comme dans celui de 2017, l’enjeu de l’opération de cadrage est de se défaire de la nécessité de recourir aux actes coutumiers et de demander l’accord du chef de clan.
§27 L’intuition du magistrat rédacteur du jugement de 2017 est en effet que la demande doit être accordée. L’opération de cadrage se fait donc en fonction du résultat attendu de la décision. Une application automatique des principes dégagés par les précédents de la juridiction coutumière aurait pu éventuellement aboutir à un résultat négatif, ce que le juge veut éviter. On peut voir que les professionnels du droit ont tendance à privilégier un raisonnement pratique plutôt que rigoureusement formaliste.
Une utilisation inhabituelle de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme
§28 Pour justifier la différence de cadrage de la coutume procédurale dans le cas d’étude, le magistrat a recours à la notion de « vie privée », qui selon moi fait écho à l’article 8 de la Convention européenne62. Il y fait référence à plusieurs reprises pendant nombre de nos entretiens, dans les années qui suivent le cas d’étude de 2017. La plupart du temps de manière relativement allusive. Et une fois de manière très explicite :
« Quand on part de la base du mariage quand on dit que c’est le clan qui va choisir avec qui vous allez vous marier, c’est tout à fait logique de penser que le sexe que vous allez avoir va dépendre de votre clan et pas d’une autre personne. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est pour ça que le seul moyen, la seule échappatoire, c’est en passant du côté “vie privée” parce que ça, c’est convention européenne des droits de l’homme, etc., ça, ça dépasse n’importe quoi. (…) Parce que là vraiment il y a un mouvement général. Donc on ne peut pas avoir d’oppositions. »63
§29 Le cadrage choisi par le magistrat est donc bien celui de l’article 8 de la Convention européenne, qui a été mobilisé à plusieurs reprises par les chambres coutumières précédemment. Néanmoins celui-ci avait eu tendance à être utilisé presque à l’inverse par la Cour d’appel de Nouméa, où l’utilisation de l’article 8 consistait à appliquer les règles coutumières64. En l’occurrence ce raisonnement circulaire évitait de penser toute articulation entre les différents ordres normatifs – et ainsi d’interroger la vision de la pyramide des normes à laquelle souscrit implicitement le magistrat (« ça, ça dépasse n’importe quoi »). À l’inverse, dans le jugement portant sur la demande de changement de sexe à l’état civil coutumier de 2017, l’article 8 n’est pas cité ou commenté explicitement, mais le magistrat en mobilise la notion cardinale et en applique l’esprit, à savoir le respect de la « vie privée ». En ce sens, l’article 8 de la Convention européenne est utilisé légèrement différemment de l’usage qu’en ont fait les juridictions coutumières auparavant pour affirmer que « la coutume ne [s’immisce] pas dans la vie la plus intime des personnes et n’a dès lors pas pour objet d’en exclure les sujets au regard de leur vie privée ».
§30 La difficulté à articuler frontalement droits fondamentaux et droit coutumier relève à mon sens de l’incertitude sur ce que revêt exactement la notion de coutume pour les magistrats, ainsi que (pour certains d’entre eux du moins) de leur réticence à se prononcer sur la question. Cette incertitude (ou cette ignorance volontaire) sur ce qui constitue le fond de « la coutume » permet de procéder à des cadrages très différents d’un même texte de loi, notamment en ce qui concerne l’article 8 de la Convention européenne. Que la « vie privée » soit respectée par l’application d’un régime juridique particulier ou que celui-ci ne doive pas « s’immiscer » dans la vie privée des personnes, ces deux utilisations de l’article 8 de la Convention européenne éprouvent la coutume de deux manières presque opposées. Ces deux cadrages se positionnent différemment par rapport à la conception pyramidale que les magistrats ont des normes, avec des droits fondamentaux surplombants.
§31 Lors d’un entretien avec le magistrat un an après qu’il a pris la décision à l’étude, celui-ci explique à nouveau les raisons qui l’ont amené à formuler la décision autour des notions « d’intimité » et de « vie privée ». D’une part, il m’explique que la notion « d’intimité » est pour lui employée de manière très restrictive pour désigner les parties génitales des personnes. Il s’agit ainsi de limiter la portée de la décision et de ne pas remettre en cause le fonctionnement habituel des juridictions coutumières autour des demandes d’autorisation des chefs de clan. D’autre part, ce type de formulation permet selon lui de résoudre, dans le cadre du cas d’étude, la tension entre droits humains et la nécessité de demander l’autorisation du chef de clan, en s’en passant dans des circonstances exceptionnelles, touchant à « l’intimité ». C’est « le seul moyen », « la seule échappatoire » et « ça dépasse n’importe quoi » parce qu’il y a « un mouvement général », donc « on ne peut pas avoir d’oppositions » (voir l’extrait d’entretien plus haut).
Ce « mouvement général », auquel on ne peut pas s’opposer selon le juge, et qui « dépasse n’importe quoi », peut être mis en lien avec les multiples condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme, relatives au droit au changement de sexe à l’état civil, en 199265 puis à nouveau en 201766 - concordant à vingt-cinq années d’écart sur le fait que le refus d’accorder un changement de sexe à l’état civil témoignait d’un manque de respect à l’article 8 de la Convention européenne. Ce « mouvement général » auquel le magistrat fait référence interroge donc les points aveugles du raisonnement juridique, repéré grâce aux entretiens, qui ne prend en compte ni la législation française - avec laquelle le jugement est pourtant parfaitement aligné, et par lequel les justiciables sont renseignées, ni l’importance symbolique de l’état civil coutumier en termes identitaires - que cela ait trait aux caractéristiques culturelles ou individuelles67.
L’opération de validation : la quête d’autorités externes
§32 Nous avons vu dans la section précédente comment le magistrat s’est emparé de l’affaire de 2017 avec l’idée qu’il fallait accorder la demande. L’un des ressorts pour contourner le problème perçu – à savoir le risque que la demande ne soit pas accordée soit en vertu d’institutions coutumières extérieures, comme les aires coutumières, soit en vertu d’une application mécanique de la jurisprudence, qui ouvrirait la voie à un refus du chef de clan d’accorder la demande – est de s’en remettre à des autorités extérieures. Il s’agit alors d’une opération de validation. En d’autres termes, pour pouvoir se saisir de l’affaire, le magistrat se dote de prises externes au tribunal, notamment l’expertise médicale, mais aussi de celle de l’entourage social des justiciables.
La voix des experts : médicalisation de la procédure
§33 Le sujet incontournable pour tous les professionnels du droit avec qui j’ai pu m’entretenir du cas de demande de changement de sexe est l’opération de changement de sexe effectuée par la justiciable68. Le récit de cette opération est ce qui a retenu l’attention notamment des assesseurs coutumiers.
« Donc concernant cette affaire-là, quand l’affaire était venue ici, on croyait que c’était la première affaire. Mais Monsieur le Juge qui était là nous dit que c’était la deuxième et qu’il y avait un précédent (…). Donc c’était la seconde affaire. Alors qu’est-ce qu’on a décidé ? […] Elle est venue, la personne elle est venue et dans son dossier elle a versé l’acte médical qu’elle a subi avec le détail des cinq heures d’opération. L’enlèvement de la… [il point la zone de son pénis]. Enfin on a eu la totale. En fait ce qu’on a décidé, c’est sur le constat de l’opération, on a été pris sur le fait quoi. Qu’elle est devenue… de genre féminin, et il fallait l’acter, et le changement de nom. Et puis c’est tout. »69
Ce qui apparaît clairement dans cet extrait d’entretien est l’importance du sexe « biologique » — qu’il soit naturel ou artificiel. Le fait de rendre compte de l’importance de l’opération tend à évacuer toute interrogation d’ordre juridique ou coutumière, puisque le droit ne ferait que mettre en concordance une réalité physique avec le registre d’état civil (« elle est devenue de genre féminin, et il fallait l’acter »). Au fond, l’expertise médicale évacue la question « culturelle ». Ce qui intéresse les deux juridictions coutumières est le constat fait par les experts médicaux, et le fait que le changement soit irréversible (voir ci-dessous). En cela la juridiction coutumière est tributaire de l’appréhension juridique classique de la question trans, qui a été largement façonnée pas la médicalisation de leur condition, voire de leur pathologisation70.
§34 Les juridictions coutumières sont donc tributaires de l’importance de la médecine dans l’émergence des identités trans et dans la définition de leur statut juridique, et également de la manière dont les justiciables vont elles-mêmes présenter leurs demandes. Ces dernières avaient initialement présenté leur dossier selon la procédure en vigueur en droit civil - c’est-à-dire sans verser d’acte coutumier – ce qui avait orienté en conséquence le raisonnement juridique des professionnels du droit dans une certaine direction. En d’autres termes, si les justiciables avaient spontanément versé un acte coutumier à leur dossier, la tension entre droits fondamentaux et droit coutumier n’aurait pas été mise à jour, et les juridictions coutumières n’auraient fait que reproduire la règle habituelle concernant les changements affectant l’état civil coutumier.
§35 Les juridictions coutumières ne sont effectivement pas tenues par les mêmes règles qu’en droit civil et pourtant, le cadre coutumier peine à être utilisé de manière imaginative. En effet, l’ancienneté du texte régissant l’état civil coutumier (1967), qui est le seul texte par lequel sont tenues les juridictions coutumières en matière d’état civil, a pour résultat que le changement de sexe n’y est pas abordé. Ceci amène Christine Bidaud à la conclusion « qu’il ne peut être soutenu que l’exigence d’irréversibilité de la transformation est imposée par un texte régissant l’état civil coutumier »71. La manière dont les juridictions ont articulé leur raisonnement dans les deux jugements n’a donc rien d’évident, et aurait pu être bien différente, en fonction du positionnement des professionnels du droit par rapport à l’idée d’une pyramide des normes et de la place qu’y occuperaient les juridictions. §36 Toujours est-il qu’à l’argument médical, s’ajoute l’importance de la reconnaissance sociale de la « nouvelle » identité, pour ne pas procéder « dans le dos des coutumiers » selon l’expression du magistrat ayant rédigé la décision de 2017. L’intérêt de cette démarche — par ailleurs très classique — réside dans la réinterprétation faite par le tribunal de la coutume, en en définissant « la famille », plutôt que le clan, comme entourage légitime.
L’adéquation aux attentes familiales et sociales
§37 La deuxième forme de « validation externe » mise en avant par le tribunal pour remplacer l’acte coutumier, est de s’en remettre à l’entourage des justiciables. Dans la décision de 2015, l’assesseur coutumier présent « confirme que cette question relève de la décision de la famille, cellule du clan » et que de surcroit, « s’agissant d’une question intime, il n’est pas nécessaire d’interroger le clan concerné, nécessairement averti ». La décision de 2017 souligne que « le comportement et l’identité sexuelle du requérant, connus de la cellule familiale, est conforme à son comportement social ». Le fil conducteur ici est donc le caractère public de « l’intimité » des justiciables. Voici comment le magistrat expliquait l’emploi de ce moyen, vis-à-vis du cas de 2017.
« Après ce que le tribunal veille à faire, enfin ce que je veille à faire, c’est qu’il y ait une connaissance du comportement du sexe opposé par rapport au minimum de l’entourage familial, voire de la tribu. Généralement ce que je veux dire c’est que c’est su, enfin forcément, dans le monde mélanésien tout se sait (…) Comme le comportement de la personne est conforme à son comportement social à la tribu, en gros on met l’état civil coutumier en adéquation avec le comportement social de la personne à la tribu. Ce que je veux dire c’est que personne n’est pris en porte à faux. »72
§38 On peut comprendre dans cet extrait d’entretien que le magistrat substitue en quelque sorte à une demande d’acte coutumier l’idée que « dans le monde mélanésien tout se sait ». Cette affirmation devient un moyen sur lequel le magistrat peut s’appuyer pour acquérir la conviction que l’accord formel du chef de clan n’est pas nécessaire. Au fond, le magistrat s’appuie sur une vision de ce que l’on pourrait apparenter à un fait social73. Il s’agit d’une conscience collective juridicisée, une cosmologie des acteurs supposée, généralisée à partir de l’expérience personnelle du magistrat. L’idée selon laquelle « dans le monde mélanésien tout se sait » acquiert ainsi une valeur argumentative dans le raisonnement juridique.
§39 Sans rendre compte d’une potentielle généalogie de ce présupposé selon lequel un fait ne peut exister sans qu’il soit connu de tous, je remarque que cette idée est un « moyen », sur lequel s’appuie le magistrat pour élaborer son raisonnement juridique. Qu’il s’agisse effectivement de composantes, d’inventions ou d’interprétations hyperboliques d’aspects de la réalité sociale, il s’agit en tout cas de la réification de ces aspects, réels ou supposés, de manière à y ancrer le raisonnement juridique. L’acte de demander l’autorisation du chef de clan n’est donc pas nécessaire non seulement parce « tout le monde le sait », que le changement de sexe est « médicalement constaté et définitif », mais aussi parce que l’opération a « déjà été effectuée ». Nous allons en effet voir maintenant comment la juridiction coutumière adopte une certaine « narration » des faits, avec des jeux de temporalité et de présomption.
L’opération de « mise en narration » : réparer le temps et « la coutume »
§40 Le raisonnement juridique est structuré par des opérations qui relèvent de techniques permettant de traduire les faits dans des catégories juridiques appropriées, permettant d’atteindre une décision. Ces opérations du droit permettent de surmonter des difficultés conceptuelles et pratiques pour éviter des résultats inacceptables, rencontrées à un moment ou un autre par chaque ontologie juridique74. Les deux opérations du droit présentées ci-dessous ont pour finalité de résoudre la tension entre la décision souhaitée et le cadre coutumier habituel. Ici, les deux opérations repérées sont un jeu de temporalité -remettre les faits dans le bon ordre – (1), ainsi que l’énoncé d’une présomption, qui permet de trancher une incertitude (2).
Le jeu de la temporalité
§41 La décision de 2015 a au fond probablement insufflé la pertinence d’une trame temporelle, concernant la sollicitation de l’acte coutumier quand l’assesseur affirme qu’« il n’est pas nécessaire (…) de renvoyer à un acte coutumier, alors que la transformation est réalisée75 ». Il y a une certaine fabrication de la temporalité adéquate au raisonnement juridique76. Le temps s’appréhende à l’aune des épreuves coutumières que le raisonnement juridique cherche à surmonter. J’ai pu constater la même logique chez les assesseurs coutumiers avec qui j’ai pu m’entretenir à propos du cas, qui soutenaient également que la demande d’autorisation du chef de clan n’aurait été nécessaire qu’avant l’opération de réassignation sexuelle.
« Pour nous c’était une nouveauté de voir une personne de droit coutumier venir demander au JAF [juge aux affaires familiales] coutumier ben.... de changer… ben le fait de changer… enfin de se prononcer sur son changement de sexe et son changement de nom par la suite. (…) On a commencé à regarder le constat de… ben de comment ça s’est déroulé les opérations concernant le changement de sexe. Cinq heures d’opération ! Ben on a fait que constater. Le changement de sexe a déjà été fait. Il aurait fallu que lui… la personne vienne… avec l’avis des clans avant d’aller faire l’opération. »77
§42 D’après les entretiens que j’ai pu mener avec le magistrat et les assesseurs coutumiers, l’antériorité de l’opération médicale par rapport à la demande de changement de sexe à l’état civil coutumier, est au cœur du débat. Baudouin Dupret observe ainsi que « [l]a notion de temps se retrouve ainsi projetée au centre de la discussion, parce que, de l’importance qu’on lui accorde et de la signification qu’on lui confère, procèdent de multiples conséquences juridiques concrètes »78. La nécessité de demander l’accord du chef de clan relève donc d’une relecture rétrospective des faits et de leur emboitement stratégique, de manière à ce que le jugement ne puisse qu’être ce qu’il est. Au fond, comme le dossier présenté par la justiciable ne contenait pas d’acte coutumier, l’opération juridique à l’œuvre ici a consisté à décréter qu’il n’y en a jamais eu besoin pour ce cas bien précis. On fabrique l’illusion de la continuité de la règle (la nécessité de l’acte coutumier), y compris au sein de ce cas limite79. En d’autres termes plus familiers, « l’exception confirme la règle » (il y a une nécessité de demander l’acte coutumier, sauf dans ce cas-ci). La règle reste valide, par le fait qu’elle n’est pas mobilisée dans le cas, grâce à la pirouette temporelle de la relecture juridique des faits.
§43 Dans la pratique juridique des chambres coutumières, le traitement de la durée s’avère particulièrement sensible, dans la mesure où le caractère intemporel et en quelque sorte éternel de « la coutume »80 dont les principes sont théoriquement (en vertu de la législation) l’unique source de décision, peut entrer en conflit avec la nécessité de l’adapter à des circonstances particulières, ce qui révèle dans notre cas une tension dans l’articulation du droit coutumier et des droits fondamentaux. On préfère donc faire « comme si » cet acte coutumier n’avait été nécessaire que dans le cas où les faits auraient été différents (avant l’opération de réassignation sexuelle). Les jeux de temporalité sont donc inextricablement liés avec ceux des artifices juridiques de traitement du réel, tels que la fiction ou la présomption.
La présomption
§44 Rappelons que le jugement de 2017 affirme qu’il est « observé que la coutume ne [s’immisce] pas dans la vie la plus intime des personnes ». La décision est formulée, comme s’il s’agissait d’un constat objectivement observable, et indiscutable. Je n’ai jamais eu l’occasion, au cours de toutes mes observations d’audiences, d’observer la mobilisation de cet argument dans d’autres circonstances. Le cadre coutumier habituel, à savoir les « gestes coutumiers » qu’il faut exécuter pour établir des liens conjugaux ou de filiation, ou encore les actes coutumiers qu’il faut produire pour changer des éléments de l’état civil d’une personne (comme son prénom), laissent entendre au contraire, que « la coutume » peut s’immiscer dans des aspects relatifs aux droits individuels d’une personne. On peut donc raisonnablement déduire que l’affirmation non étayée selon laquelle « la coutume ne s’immisce pas dans la vie la plus intime des personnes » relèverait d’une traduction juridique de faits qui aurait alors un rapport plus ou moins distendu avec la réalité81.
§45 Dans les cas classés comme difficiles par les professionnels du droit, ceux notamment où les règles à appliquer ne coulent pas de source, un effort d’interprétation plus soutenu sera exigé de la part des juges. La part de création et d’interprétation des juges est à ce moment davantage perméable à des facteurs externes à la règle, tels que la morale, la politique, des standards de justice sociale et de pratique professionnelle82. Si le droit est selon certain‧es bien un autre monde83, le champ juridique n’en est pas pour autant étanche. À ce propos, la part de création des professionnels du droit s’exprime notamment par une certaine interprétation des faits. Lors de la traduction juridique de ces faits, il peut y avoir un « écart relatif » entre « ce qui se déclare et ce qui existe »84. Yan Thomas estime qu’historiquement, l’une des caractéristiques du droit est la subversion du fait et donc le « pouvoir de commander le réel en rompant avec lui »85. L’écart au fait serait ainsi constitutif du droit. La manière dont se détermine cet écart se loge dans des opérations juridiques, de fiction ou de présomption. La différence entre les deux opérations est l’enjeu de débats. Stefan Goltzberg estime « qu’il n’est plus impératif de distinguer scrupuleusement présomption et fiction »86. Il propose ainsi une définition de la présomption, non pas comme une plausibilité ou une probabilité, mais comme une assertion, d’origine légale ou judiciaire, tenue pour vraie jusqu’à preuve du contraire (et parfois en dépit de la preuve du contraire)87.
§46 En affirmant que « la coutume ne s’immisce pas dans la vie la plus intime des personnes », le magistrat revêt sa décision d’une « apparence de certitude » ou « un probable qui ne peut être éternellement débattu »88, voire même dans le but d’éviter tout débat. Il n’empêche que cette opération juridique contribue à injecter un contenu normatif stable au droit coutumier et à articuler harmonieusement droits fondamentaux et coutume, mais elle le fait au cas par cas, et de manière limitée.
Coutume et changement social ? La portée restreinte de l’application des droits fondamentaux par les juridictions coutumières
§47 L’enjeu primordial du jugement réside selon moi dans le fait qu’il produit une articulation solide entre droits fondamentaux et droit coutumier, via l’épreuve mutuelle entre droit et coutume. En effet, je rappelle qu’il n’y a pas d’articulation textuelle claire et mécanique du droit coutumier produit par les juridictions coutumières et des droits fondamentaux89. La reconnaissance des juridictions coutumières est basée sur la fiction d’un pluralisme juridique égalitaire, alors qu’il s’agit d’institutions étatiques, qui négocient leur autonomie au sein du cadre institutionnel français. L’articulation entre droits fondamentaux et juridictions coutumières se fait au cas par cas, et se fonde sur le présupposé d’une incompatibilité notamment parce que les juridictions coutumières rechignent à trancher la question de manière définitive pour ne pas remettre en question leur souveraineté.
Une présupposition d’incompatibilité entre coutume et droits fondamentaux
§48 Dans le cas d’étude de la demande de changement de sexe de 2017, la tension avec les droits fondamentaux transparait principalement par le souci du magistrat de ne pas « exclure » la justiciable de la coutume.
« Donc voilà ce qu’on dit aux termes de la décision [de 2017] c’est qu’en gros, la coutume n’exclut pas. Elle prend acte. Après c’est une prise d’acte, mais sans exclusion. Voilà. Vous voyez un peu l’idée. »90
Ce qu’exprime ici le magistrat est le paradoxe dans lequel se trouvent les professionnels du droit siégeant dans les juridictions coutumières qui sont à la fois des institutions républicaines, instaurées par l’État français et en même temps, le marqueur d’une souveraineté octroyée. En cela, le contenu de la « coutume » ne doit pas être investi et assimilé par l’État et ses agents, mais ceux-ci doivent néanmoins l’appliquer selon des modalités extensives, mais non intrusives. Il s’agit alors, par différents mécanismes de validation, de déléguer le contrôle de conformité de la coutume à des autorités externes au tribunal. L’articulation avec les droits fondamentaux reste, à ce titre, un point aveugle, ou en tout cas relativement muet, des règles coutumières mises en œuvre par les juridictions. C’est ce flou dans l’articulation des normes qui conditionne et décuple la créativité des magistrats. Ils sont alors les « conservateurs de la coutume », ce qui les amène à transformer celle-ci quand elle n’apporte pas toutes les réponses, ou qu’ils présupposent une incompatibilité entre celle-ci et le respect des droits fondamentaux. C’est donc aussi la juridiction coutumière qui est mise à l’épreuve.
« Je voulais pas que ça se fasse dans le dos des coutumiers. Et c’est pour ça que la philosophie qu’on a réussi à dégager c’est que la coutume n’est pas exclusive, on n’exclut pas une personne - notamment du fait de son changement de sexe - mais parce que cette personne elle est connue à la tribu comme ayant un comportement du sexe opposé. Et au préalable ça concerne sa vie à elle. Et c’est sûr que si on demandait l’avis des coutumiers, c’est sûr qu’ils diraient non. Vu leur organisation, et leur conception, il n’y a pas moyen qu’on autorise le changement de sexe. Mais justement, je trouvais respectueux aussi de la part des coutumiers de dire “pour autant ça correspond à votre physionomie, à votre comportement coutumier que les gens connaissent à la tribu ; on peut pas vous interdire de changer de sexe”, mais aussi c’est respectueux du coutumier de ne pas vous exclure simplement parce que vous vous êtes mis en harmonie avec votre identité, votre comportement à vous. On ne vous exclut pas. Mais ça s’arrête là ! C’est-à-dire que vous allez pas avoir un mariage et des adoptions ! [rires] »91
§49 Cet extrait d’entretien rappelle clairement que l’articulation entre le régime des droits fondamentaux et du droit coutumier – deux régimes dont l’application relève d’obligations constitutionnelles - repose exclusivement sur les magistrats et les assesseurs coutumiers. La production du droit coutumier relève donc de différents registres normatifs, permettant aux professionnels du droit de construire des critères de légitimité éprouvés coutumièrement (et vice versa). Néanmoins les relations entre droit étatique et droit coutumier sont majoritairement passées sous silence, alors que cette combinaison est le cœur de la productivité du droit coutumier. La Nouvelle-Calédonie et ses juridictions coutumières sont un exemple intéressant puisqu’elles existent dans un État réputé unitaire et assimilationniste. Ce qui se négocie finalement en pointillé dans l’articulation que font les magistrats entre « coutume » et droits fondamentaux est la souveraineté des juridictions coutumières, et par extension du peuple kanak. Le raisonnement juridique qui transparait dans mes entretiens et observations ethnographiques est empreint d’une vision relativement essentialiste de la coutume, basée sur un présupposé négatif de non-compatibilité avec les droits fondamentaux. Y compris pour un cas où « la coutume » est apparemment silencieuse (la question trans)92.
Limiter les possibilités d’un revirement de jurisprudence
§50 La décision de 2017 aurait eu le potentiel pour positionner le droit coutumier différemment par rapport à l’article 8 de la Convention européenne, voire de créer un revirement de jurisprudence93 concernant l’automaticité de demander l’accord du chef de clan pour des demandes qui ont trait à l’autodétermination des personnes. Pourtant, le magistrat a eu à cœur de limiter la portée de la décision. Il insiste ainsi dans le jugement final sur le fait que sa décision ne concerne que les demandes de changement de sexe à l’état civil coutumier en expliquant que « la vie la plus intime des personnes » concerne les parties génitales des justiciables. Cette absence de cadrage explicite autour des droits fondamentaux – malgré un champ sémantique très porté sur la « vie privée » - est justifiée pour le magistrat par le fait que la question trans n’intéresse pas « la coutume » en ce qu’elle se situe en dehors des schémas matrimoniaux et familiaux habituels. Il y aurait donc moins d’enjeux pour les coutumiers selon lui.
« Bon après c’est vrai que de toute façon comme la personne n’a pas de facultés reproductives, de toute manière sur le plan coutumier, une femme qui ne peut pas avoir d’enfants, ça n’intéresse pas les coutumiers. (…) Donc ça veut dire concrètement dans la coutume ça veut dire qu’il n’y aura pas de mariage pour cette personne-là. (…) C’est une sorte de voie sans issue, vous voyez ce que je veux dire ? Ça permet de satisfaire une orientation sexuelle personnelle94 qui en fait ne regarde personne dans la coutume puisqu’on lui demande pas l’autorisation pour faire l’opération médicale. Mais il y a un intérêt pour cette personne sur le plan personnel pour toutes les démarches et coutumièrement ça a un sens parce que la personne se comporte comme ça dans la vie sociale. Voilà. Mais après c’est pas pour ça que la coutume est d’accord et de toute manière après c’est une voie sans issue parce que ça ne sert à rien à cette personne sur le plan coutumier après. »95
§51 Il s’agit donc pour le magistrat de « ménager le chou et la chèvre » et de se concentrer sur les aspects qui, selon lui, ne font pas débat. Le magistrat ne veut pas rentrer dans un « débat de fond » parce qu’il suppose que « la coutume », ou les coutumiers sont susceptibles de s’opposer à la demande de la justiciable. Or l’un des objectifs du magistrat est d’assurer la survie de la juridiction coutumière, ce qui implique de ne pas « faire fuir » les justiciables de statut coutumier. En revanche, dans le cadre de l’affaire de demande de changement de sexe à l’état civil, même si le cadrage autour des droits fondamentaux est fantomatique, implicite et peu assumé, il a le mérite d’exister dans le raisonnement juridique du magistrat. Il n’en va pas de même dans d’autres cas (malheureusement) plus habituels, comme j’ai pu l’observer, pour les violences conjugales par exemple96. Si l’on part du principe que l’interdiction absolue des traitements inhumains et dégradants est intangible, pourquoi ce principe ne s’étend-il pas aux foyers conjugaux et familiaux ?97 On peut émettre l’hypothèse selon laquelle les magistrats maintiennent une ambiguïté qui permet aux débats sur la souveraineté et l’autochtonie kanak de progresser. Ce faisant, ils font toutefois l’impasse sur la pluralité des intérêts protégés par les droits fondamentaux, et la nécessité de faire une analyse plus substantielle de ceux-ci, afin de les articuler avec la coutume de manière productive98. En évitant de se saisir de la question des droits fondamentaux, la juridiction coutumière souscrit implicitement à l’idée d’une pyramide des normes incompatible avec la coutume.
§52 Par ailleurs, l’hypothèse du magistrat selon laquelle les coutumiers n’accorderaient sans doute pas la demande de changement de sexe dépend probablement du même cadrage que le magistrat ne veut pas prendre en main, à savoir l’articulation entre droit coutumier et droits fondamentaux. L’histoire des revendications de souveraineté kanak est intimement liée aux revendications liées à l’appropriation des notions de droits des peuples autochtones, y compris sur la scène internationale99. La possibilité de s’inscrire dans des courants de pensées autochtones globaux et de se saisir d’instruments juridiques internationaux n’est donc pas nouvelle pour les activistes et représentants politiques kanak100. En revanche, dans le cadre des juridictions coutumières, on peut émettre l’hypothèse que se saisir de textes ratifiés et placés tout en haut de la pyramide des normes par la France, reviendrait à reconnaître implicitement la souveraineté de la France.
Conclusion
§53 Comment décident les professionnels du droit101 des juridictions coutumières ? Comment contribuent-ils à la fabrique du droit coutumier ? Pour répondre à ces grandes questions, j’ai fait le choix de me saisir des pratiques observables, routinières, ordinaires. Il s’agissait de rendre compte du droit coutumier en action102, c’est-à-dire du droit coutumier tel qu’il est interprété et appliqué par les professionnels des juridictions coutumières.
§54 Dans un premier temps, il a fallu cadrer le débat théorique pour l’ajuster aux besoins d’une recherche qui au-delà des pratiques juridiques, porte plus précisément sur le raisonnement juridique des professionnels du droit. Pour le saisir, j’ai forgé, selon un principe d’éclectisme raisonné, un alliage de méthodes, privilégiant les observations et les entretiens ethnographiques. L’enjeu de la recherche a été de rendre compte de la manière dont les professionnels du droit articulent les droits fondamentaux avec le droit coutumier qu’ils produisent, alors même que cette articulation constitue un régime dérogatoire, et que la législation ne donne que des indications à interpréter de manière large par les juges. Le travail d’appréciation de la marge de manœuvre dans l’application des droits fondamentaux repose donc sur les professionnels du droit.
§55 Dans un second temps, mes recherches se sont resserrées sur une étude de cas qui a approfondi l’analyse de deux affaires de changement de sexe à l’état civil coutumier. L’intérêt de la pensée par cas est qu’elle permet d’observer comment la coutume, théoriquement seule source du droit coutumier, éprouve le raisonnement juridique des professionnels du droit, et la manière dont celle-ci est elle-même éprouvée par le raisonnement juridique. Le droit coutumier naît finalement dans ces épreuves mutuelles surmontées par les professionnels du droit qui agissent comme des « problem solvers »,103 animés par le désir d’agir comme des « conservateurs de la coutume ». Ces manières de faire posent la question plus large de la gestion du changement social par les juridictions coutumières, et la manière dont elles participent plus largement au débat sur la souveraineté en partage, dans une nation en construction.
§56 Le cas étudié permet d’affirmer qu’il est difficile pour les professionnels du droit de s’affranchir d’une manière de faire le droit individualiste, traversée par une certaine image du sujet de droit, de la souveraineté et de leur enchâssement dans le territoire et même la nationalité. Cette difficulté est d’autant plus notable qu’en l’état actuel de la législation, l’articulation entre les différents ordres normatifs repose exclusivement sur leurs décisions, avec l’idée que leur raisonnement juridique ne doit puiser sa source que dans la coutume et la parole des assesseurs coutumiers. Pourtant, les justiciables hybrident eux-mêmes les normes, à l’image de Marina, qui a intégré les recommandations de ses amies trans. Les justiciables trans de statut coutumier, que ce soit celles qui se sont déjà présentées devant les juridictions coutumières, et celleux qui le feront à l’avenir, sont ainsi autant des vecteurs du changement que les professionnels du droit qui y siègent. Rien ne nous empêche d’imaginer une coproduction de la coutume appréhendée et modelée dans les juridictions coutumières, par les professionnels du droit et les justiciables, dans une logique de plus grande symétrie entre les groupes.
§57 Cette opération invite donc à interroger les normativités qui cadrent le raisonnement juridique, et la façon dont les professionnels du droit s’en saisissent et les appliquent. Une meilleure compréhension de ces mécanismes facilite en retour la conception du droit comme un « processus de création normative continu »104, à mettre à profit pour promouvoir concrètement des formules plus égalitaires. Il s’ensuit que l’éclairage porté par les pratiques de juges du « quotidien » et de l’« intime »105 sur l’intégration des droits fondamentaux dans le droit coutumier calédonien (ou non), doit continuer à contribuer à la réflexion théorique développée au cours des dernières années sur les rapports entre droit, justice et genre.
Discussion informelle entre deux audiences entre le juge et trois assesseurs coutumiers, Nouméa, 9 août 2017. ↩
Article 6 de l’Ordonnance n° 82-877 du 15 octobre 1982 instituant des assesseurs coutumiers dans le territoire de la Nouvelle-Calédonie au tribunal civil de première instance et à la cour d’appel. JORF n° 0243 du 17 octobre 1982, p. 3106 ↩
« Les citoyens de la République qui n’ont pas le statut civil de droit commun, seul visé à l’article 34, conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas renoncé. » Article 75 de la Constitution du 4 octobre 1958. ↩
« Les personnes dont le statut personnel, au sens de l’article 75 de la Constitution, est le statut civil coutumier kanak décrit par la présente loi sont régies en matière de droit civil par leurs coutumes ». Loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie. ↩
Leenhardt M., Gens de la grande terre, Paris, Gallimard, 1937 ; Bensa A. et Rivierre J.-C., Les chemins de l’alliance : l’organisation sociale et ses représentations en Nouvelle-Calédonie, Paris, SELAF, 1982 ; Bensa A. et Leblic I., En pays kanak : Ethnologie, linguistique, archéologie, histoire de la Nouvelle-Calédonie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000. ↩
Bretteville D., « “Je ne sais pas ce que c’est, la coutume” : la coutume kanak par-delà tradition et modernité », in Journal de la société des océanistes, 2018, n° 2, p. 473‑486. ↩
Dupret B., Le jugement en action : Ethnométhodologie du droit, de la morale et de la justice en Égypte, Genève, Librairie Droz CEDEJ, 2006. ↩
Coulon A., L’ethnométhodologie, Paris, Presses Universitaires de France, 2014. ↩
Yakin A. U. et Dupret B., « La praxéologie du droit : mise en perspective et mise en pratique », in Colemans J. et Dupret B. (dir.), Ethnographies du raisonnement juridique, Paris, LGDJ, 2018, p. 228. ↩
Les avocats ont un rôle de plus en plus important, qui reste encore à étudier de manière systématique puisqu’aucune recherche exhaustive n’a été menée sur le sujet. Je me suis toutefois entretenue avec quelques-uns d’entre eux, puisqu’au fil de mes terrains de recherche, leur présence devenait de plus en plus importante. ↩
Martuccelli D., « Les deux voies de la notion d’épreuve en sociologie », in Sociologie, 2015, vol.6, no 1, p. 43‑60. ↩
J’emprunte l’expression « opérations du droit » à Yan Thomas. Voir Thomas Y., Les opérations du droit, Paris, Gallimard, Seuil, 2011. ↩
Il existe deux registres d’état civil en Nouvelle-Calédonie. L’un pour les ressortissant du droit civil, l’autre pour les ressortissants du droit coutumier. C’est une loi de 1967 qui régit ce dernier. délibération de l’Assemblée Territoriale n° 424 du 3 avril 1967 relative à l’état-civil des citoyens de statut civil particulier, JONC 5313, 27 avril 1967, p. 360. ↩
La métaphore vient du fait que l’on parle aussi de « chemins coutumiers » en Océanie. Il s’agit donc d’une expression souvent reprise par les chercheurs. Voir par exemple Wittersheim É., « Les chemins de l’authenticité. Les anthropologues et la Renaissance mélanésienne » in L’Homme, 1999, vol.39, n 151, p. 181‑205 ; Levacher C., De la Terre à la mine ? Les chemins de l’autochtonie en Nouvelle-Calédonie, Doctorat en anthropologie, Paris, EHESS, 2016. ↩
Nom informel donné à la Nouvelle-Calédonie par ses habitants. ↩
L’une des particularités de la Nouvelle-Calédonie, a fortiori des juridictions coutumières, est constituée par les sections détachées (Koné et Lifou) et les audiences foraines. Les sections détachées en Nouvelle-Calédonie font partie de la mise en place d’une « justice de proximité ». En Nouvelle-Calédonie, les sections détachées sont compétentes dans leurs aires géographiques en tant que juridictions de premier degré dans des domaines de compétence qui leur sont délégués par le président du tribunal de première instance : en matière civile (divorce, adoption, protection de l’enfance ou la délinquance des mineurs, tutelles, baux d’habitation) et pénale (correctionnelle et de police). Faisant partie du tribunal de première instance de Nouméa, elles ne constituent pas des juridictions à part entière, et ce, parce qu’elles ne disposent pas de parquet autonome. Présidées par un magistrat du siège du tribunal de première instance désigné par décret, les sections détachées statuent dans les mêmes conditions que le tribunal de première instance : à juge unique en matière civile (sauf pour les affaires relatives au statut civil coutumier et les litiges fonciers coutumiers où le tribunal est assisté d’assesseurs coutumiers) et en matière de police ; en formation collégiale avec l’assistance d’assesseurs non professionnels en matière correctionnelle pour les infractions les plus graves. Voir le rapport effectué pour le compte du Sénat français, Cointat C. et Frimat B., Nouvelle-Calédonie : le pari du destin commun, Rapport 593, Sénat français, 2011. ↩
Je ne m’inscris pas dans une ethnographie spatiale et matérielle des juridictions coutumières, mais constater les différents arrangements physiques éclaire d’une certaine manière le raisonnement juridique que les magistrats peuvent avoir, et souligner des attitudes et des manières d’occuper l’espace, différentes. Sur une ethnographie spatiale des tribunaux, voir Walenta J., « Courtroom Ethnography: Researching the Intersection of Law, Space, and Everyday Practices », in The Professional Geographer, 2020, vol. 72, n 1, p. 131‑138. Sur l’importance des arrangements matériels dans un tribunal, voir Bens J., « The courtroom as an affective arrangement: analysing atmospheres in courtroom ethnography », in The Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, 2018, vol.50, n 3, p. 336‑355. ↩
Hannerz U., « Being there … and there … and there! Reflections on multi-site ethnography », in Ethnography. 2003, vol. 4, n 2, p. 201‑216. ↩
Bensa A. et Fassin D., Les politiques de l’enquête, Paris, La Découverte, 2008. ↩
Deux rapports de recherche situent ce « point zéro » aux alentours de l’année 2010. Voir Cornut É. et Deumier P. (coord.), L’intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en Nouvelle-Calédonie, Rapport Convention n° 214.02.18.14, Ministère de la Justice, 2016 ; Demmer C. (coord.), Faire de la coutume kanak un droit. Enjeux, histoire, questionnements, Rapport Convention n° 13.38, Ministère de la Justice, 2016. ↩
En vertu des articles 11 à 15 de la loi organique, le changement de statut se fait, soit dans le sens d’une renonciation au statut civil coutumier pour passer au statut de droit commun (conformément à l’article 75 de la Constitution), soit en renonçant au statut de droit commun pour prendre le statut civil coutumier, ce qui est propre au statut civil coutumier kanak. Voir Cornut É., « Un contentieux coutumier émergent : les intérêts civils » La coutume Kanak dans le pluralisme juridique calédonien, Nouméa, Presses Universitaires de Nouvelle-Calédonie, 2018, p. 144‑189. ↩
Trépied B., « « Vous avez oublié que vous êtes Kanak ! » La justice coutumière face aux nouvelles relations familiales kanak » in Demmer C. et Trépied B. (éd.), La coutume kanak dans l’État. Perspectives coloniales et postcoloniales sur la Nouvelle-Calédonie, Paris, L’Harmattan, 2017, p. 189‑234. ↩
L’expression « geste coutumier » ou parfois simplement « geste » désigne un don offert à quelqu’un pour formuler une demande. Dans le cadre du tribunal coutumier, ce « geste » fait référence à l’effort fait par des parents, en particulier ceux qui ne sont pas mariés coutumièrement, pour associer leurs clans. Voir Trépied B., « Le sang, le nom, la coutume. Controverses judiciaires sur la paternité kanak en Nouvelle‑Calédonie », in Ethnologie française, 2018, vol. 169, no 1, p. 65. ↩
L’acte coutumier est l’élément central dans l’établissement d’un accord entre clans. Il est rédigé par ce que l’on appelle un officier public coutumier (OPC). L’OPC joue ainsi le rôle d’un notaire en ce qu’il garantit la sincérité des événements et décisions qu’il retranscrit. C’est le moyen de passer de l’oral à l’écrit et de formaliser le contenu des décisions prises par les clans dans le cadre des palabres - une décision prise collectivement à une résolution d’une assemblée délibérante. ↩
Ce corps professionnel a été créé par la délibération no339 du 13 décembre 2007, JONC du 25 décembre 2007, p. 8584. Leur principale fonction est de formaliser par écrit le contenu des décisions prises par les clans dans le cadre de leurs négociations internes ou « palabres ». Ces officiers publics sont recrutés sur concours et formés quatre mois à l’Institut de formation à l’administration publique (IFAP). Une des épreuves porte sur l’organisation de la société et des institutions kanak, ce qui explique probablement que la majorité de ce corps professionnel soit composé de Kanak. Pourtant, la fiche de ne mentionne pas l’obligation d’être de statut coutumier pour candidater. D’après un entretien que j’ai pu mener avec le directeur de la DGRAC, ce n’est effectivement pas le cas. (Entretien avec Louis Waia, Directeur de la gestion et de la réglementation des affaires coutumières [DGRAC], Nouméa, 4 juillet 2017.) ↩
Il semblerait selon mes observations et les discussions eues avec les juges coutumiers que l’organisme de sécurité sociale calédonien, la CAFAT, demande des attestations de la part du tribunal pour le paiement de certaines allocations. La CAFAT peine également à reconnaître la force juridique des actes coutumiers, et demande un jugement du tribunal en plus. ↩
Trépied B., « Le sang, le nom, la coutume », op. cit. ↩
Lafargue R., La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie : aux sources d’un droit commun coutumier, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2003 ; Lafargue R., La coutume face à son destin. Paris, LGDJ, 2010. ↩
Maurice Leenhardt est un pasteur, ethnologue et missiologue français. Il est missionnaire en Nouvelle-Calédonie de 1902 à 1926 et produit des ouvrages fondateurs tel que Leenhardt M., Gens de la grande terre, Paris, Gallimard, 1937. ↩
Salomon C., « La personne et le genre au centre nord de la Grande Terre (Nouvelle-Calédonie) », in Gradhiva. 1998, vol.23. p. 81‑100. ↩
Naepels M., Histoires de terres kanakes : conflits fonciers et rapports sociaux dans la région de Houaïlou, Nouvelle-Calédonie, Paris, Belin, 1998. ↩
Hamid Mokaddem a également montré comment Jean-Marie Tjibaou avait simplifié certains aspects de la coutume kanak afin d’établir des bases de compréhension communes avec d’autres communautés, notamment au cours de ses études en sciences sociales en France. Voir Mokaddem H., « D’un usage kanak des sciences sociales : Jean-Marie Tjibaou lecteur de Maurice Leenhardt », in Naepels M. (éd.), Terrains et destins de Maurice Leenhardt, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2007, p. 139‑160. ↩
Ibid. ↩
Délibération 424 du 3 avril 1967. L’article 35 de ladite délibération précise que « la reconnaissance de l’enfant naturel ne pourra se faire qu’avec le consentement de celui de ses parents déjà connu ». ↩
Bidaud C., « L’état civil coutumier », in Cornut É. et Deumier P. (éd.), La coutume kanak dans le pluralisme juridique calédonien, Nouméa, Presses Universitaires de Nouvelle-Calédonie, 2018, p. 376‑403. ↩
Un droit de visite et d’hébergement « classique » consiste généralement à prendre les enfants un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires. ↩
La sociologie de la justice en France a démontré dans plusieurs travaux que le juge aux affaires familiales avait tendance à reproduire une division des tâches genrée entre les parents. Voir « La reconduction d’une division préexistante des rôles parentaux », in Bessiere C., Biland E., Coquard B., et al., Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 173‑177. ↩
Biland E., Gollac S., Oehmichen H., et al., « La classe, le genre, le territoire : les inégalités procédurales dans la justice familiale », in Droit et société, 2020, vol. 3, n° 106, p. 547‑566. ↩
Loi n° 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale, JORF du 5 mars 2002, p. 4161. ↩
« La séparation des parents est sans incidence sur les règles de la dévolution de l’exercice de l’autorité parentale. Chacun des père et mère doit maintenir des relations personnelles avec l’enfant et respecter les liens de celui-ci avec l’autre parent. » Article 373-2 du Code civil. ↩
Foucault M., Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard/Seuil/EHESS, 2004. ↩
Martin C., « Être un bon parent » : une injonction contemporaine, Rennes, Presses de l’École des hautes études en santé publique, 2014. ↩
En cela, les réflexions présentées ici ne sont pas étrangères à la notion avancée par Edoardo Grendi « d’exceptionnel normal ». Loin d’un fait purement singulier, il s’agit plutôt d’une discordance dans une série, et peut s’envisager comme une voie d’accès privilégiée à un ordre, ou des régularités sociales, dont on cherche à restituer la logique d’ensemble. Voir Grendi E., « Micro-analisi e storia sociale », in Quaderni storici, 12-35, 1977, p. 506-520. Sur un tableau global de la notion de la microhistoire, voir Bertrand R. et Calafat G., « La microhistoire globale : affaire(s) à suivre », in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2018, vol.73, no 1, p. 1‑18. ↩
L’ordonnance de 1982 prévoit que les assesseurs coutumiers ne peuvent statuer qu’en nombre pair, probablement pour qu’ils soient plus nombreux que le magistrat. Si un seul est présent, le tribunal est en formation irrégulière, et il n’est possible de statuer que si les parties présentes l’acceptent. Théoriquement, le magistrat doit offrir la possibilité aux parties soit de demander un renvoi à une audience où les assesseurs seront présents, en nombre pair, ou bien d’accepter que l’affaire soit jugée par le magistrat seul, à condition que des éléments jurisprudentiels aient déjà trouvé à s’appliquer dans des cas d’espèce similaires. Voir Rodriguez D., « La juridiction coutumière kanak (Juger en Kanaky) », in Cornut É. et Deumier P. (éd.), La coutume Kanak dans le pluralisme juridique calédonien, Nouméa, Presses Universitaires de Nouvelle-Calédonie, 2018, p. 303‑333. ↩
Sur la notion d’hésitation dans les pratiques des professionnels du droit, voir Weller J.-M., « Comment décrire ce qu’on ne voit pas ? Le devoir d’hésitation des juges de proximité au travail », in Sociologie du travail, 2011, vol.53, no 3, p. 349‑368. ↩
Les trans sont des personnes qui ne se reconnaissent pas dans la catégorie de sexe qui leur a été assignée et qui entreprennent d’en changer, médicalement ou non. Ce seul préfixe est préféré aux termes « transsexuel », d’origine médicale, ou « transgenre », d’origine militante, afin de se situer en dehors des controverses à ce sujet. Voir Beaubatie E., « Trouble dans le genre grammatical », in Transfuges de sexe, Paris, La Découverte, 2021, p. 7‑8. ↩
Marmouch M., Transgenres en Nouvelle-Calédonie : discussions intimes sur des parcours de vie wallisiens et quelques parcours kanak, Thèse de doctorat en anthropologie. EHESS Marseille, Université de Turin, 2015. ↩
Cornut É., « L’application de la coutume kanak par le juge judiciaire à l’épreuve des droits de l’homme » in Politeia, 2011, n° 20, p. 241‑261 ; Bidaud C., « Le statut coutumier Kanak au-delà du territoire de la Nouvelle-Calédonie » in Giraudeau G. (éd.), Les enjeux territoriaux du Pacifique, Nouméa, Presses Universitaires de Nouvelle-Calédonie, 2020, p. 196‑214. ↩
Ferrié S.-M., Le droit à l’autodétermination de la personne humaine, Paris, IRJS, 2018. ↩
Truffin B., « Le pluralisme juridique en question(s) : le cas des droits autochtones en Amérique latine » in Foblets M.-C. et Yassari N. (éd.), Approches juridiques de la diversité culturelle, Leiden/Boston, Martinus Nijhof Publishers, 2013, p. 287‑409; Ortiz L., « L’Amérique latine, l’éveil juridique d’un continent ? », in L’Ordinaire des Amériques, 2016, no 221, consulté le 24 avril 2022 in [https://journals.openedition.org/orda/2957]. ↩
Callon M. « La sociologie peut-elle enrichir l’analyse économique des externalités?. Essai sur la notion de cadrage-débordement », in Foray D. et Mairesse J., Innovations et performances, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999, p. 399‑431. ↩
Nallet A., « La dissolution du mariage », in Cornut É. et Deumier P. (éd.), La coutume kanak dans le pluralisme juridique calédonien, op.cit., p. 85‑90. ↩
Il s’agit d’un principe affirmé par la Cour de cassation depuis 1975 (Civ. 1 re, 16 décembre 1975, pourvoi n° 73-10.615, Bull. 1975, I, n° 374) comme un « principe essentiel du droit français », selon lequel un individu ne pourrait disposer de manière pleine et entière de sa personnalité juridique, ni un tiers en son nom. Néanmoins « l’indisponibilité a pâti d’une indétermination de l’objet qu’il avait vocation de protéger ». Il est donc admis qu’un individu puisse changer de situation matrimoniale, de nom, de sexe, de nationalité, mais seulement par l’effet de la loi et non du fait de sa volonté. Voir par exemple Egea P., « L’indisponibilité de la personne : Confession d’un masque » in Bioy X. (ed.), La personnalité juridique, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse, 2018, p. 181‑190. ↩
Ce principe découle de celui d’indisponibilité et renvoie aux caractéristiques d’une personne qu’on ne peut en principe pas changer. En théorie, l’état civil est régi par ce principe qui est en pratique soumis à de multiples exceptions. Voir Ibid. ↩
Je remercie le Professeur Étienne Cornut de m’avoir laissé accéder à sa base de données numériques regroupant plus de 600 décisions des juridictions coutumières, sur laquelle j’ai pu repérer l’affaire de 2015. Voir Cornut É. et Deumier P., L’intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en Nouvelle-Calédonie, op. cit. ↩
DeWalt K. et DeWalt B. R., Participant Observation : A Guide for Fieldworkers, Plymouth, AltaMira Press, 2011; Nayral M. et Nicolas H., « La méthodologie de l’observation participante au regard du genre, de l’âge et de la « race » » in Gutron C. et Legrand V., Éprouver l’altérité, les défis de l’enquête de terrain, Louvain, Presses Universitaires de l’UCL, 2016, p. 165‑181. ↩
Cour d’appel de Nouméa, 28 avril 2011, RG 10/00054. ↩
Code de procédure civile, Articles 27 al.2 et 181. ↩
Benjamin Rottier note qu’avec la loi de modernisation de la justice (J21), l’ouverture de la Cour de cassation aux éléments de contexte, est consacrée par la revalorisation de la figure de l’amicus curiae. Voir Rottier, B., « Le juge judiciaire face aux données empiriques », in Revue française d’administration publique, 2020, vol.173 no 1. p. 55‑67. ↩
Entretien avec Marina, première trans kanak à changer de sexe à l’état civil coutumier, 19 avril 2019. ↩
Par souci d’anonymat, j’utilise des pseudonymes pour mes interlocuteur‧ices. ↩
« Article 8 de la Convention – Droit au respect de la vie privée et familiale - 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. (…) ». ↩
Entretien avec le Magistrat de 2017, 6 septembre 2018. ↩
« Le respect dû à la vie privée et familiale postule, en l’espèce, le respect des règles coutumières ». Cour d’appel de Nouméa, 26 mars 2015 (RG 14-45) cité dans Fulchiron H. « La filiation », in Cornut É. et Deumier P. (éd.), La coutume Kanak dans le pluralisme juridique calédonien, op. cit., p. 56‑84, p. 75. ↩
Botella c. France, Requête n° 13343/87 CEDH, 25 mars 1992, JCP 1992, 415-419. ↩
A. P., Nicot et Garçon c. France, Requête n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13, CEDH, 6 avril 2017. ↩
Neirinck C., L’État civil dans tous ses états, Paris, LGDJ, 2008 ; Fine A., États civils en questions : papiers, identités, sentiment de soi, Paris, Éditions du CTHS, 2008 ; Boudjelti T., « Le soi et le droit : Du changement d’état civil à la renaissance légale », in Terrain, 2016, no 66, p. 126‑141. ↩
Toutes les personnes rencontrées lors de notre enquête sont des Mtf (Male to Female). ↩
Entretien avec un assesseur coutumier, 12 avril 2019 ↩
Giami A., « Médicalisation et dépathologisation des identités trans : le poids des facteurs sociaux et économiques », in Sciences sociales et santé, 2012, vol. 30, no 3, p. 59‑69. ↩
Bidaud C., « Éclairage jurisprudentiel - Commentaire de décision - Changement de sexe et de prénoms d’une personne de statut civil coutumier », in Veille et Éclairage Juridique, 2016. p. 9‑13. ↩
À propos du cas d’étude de 2017, Entretien avec le Magistrat de 2017, 29 août 2018. ↩
« Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles. » Durkheim É., Les règles de la méthode sociologique, 16e édition, Paris, Les Presses universitaires de France, 1967, p. 44‑45. ↩
Goltzberg S., « De quoi la fiction indique-t-elle l’absence ? », in Caire A. B. (éd.), Actes de colloque : Les fictions en droit, Clermont-Ferrand, Centre Michel de l’Hospital, 2015, p. 104. ↩
Je souligne. Extrait de décision non publiée. ↩
Dupret B., « Le temps du droit. Ethnographie d’un raisonnement objectivant », in Colemans J. et Dupret B. (dir.), Ethnographies du raisonnement juridique, Paris, LGDJ, 2018, p. 180. ↩
Entretien avec un assesseur coutumier, 12 avril 2019. ↩
Dupret B., « Le temps du droit. Ethnographie d’un raisonnement objectivant », op. cit., p. 182 ↩
Thomas Y., « L’extrême et l’ordinaire. Remarques sur le cas médiéval de la communauté disparue » in Passeron J.-C. et Revel J. (éd.), Penser par cas, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005, p. 45‑73. ↩
Assier-Andrieu L., « Penser le temps culturel du droit. Le destin anthropologique du concept de coutume », in L’Homme, 2001, no 160, p. 67‑90. ↩
La distance entre la « réalité » et la « traduction juridique des faits » ne nous intéresse pas ici en tant que telle. Je m’emploie uniquement à décortiquer le raisonnement juridique des professionnels du droit. Benoît Trépied et Christine Demmer ont consacré un ouvrage à cette « distance ». Voir Demmer C. et Trépied B. (éd.), La coutume kanak dans l’État, op. cit. ↩
Dupret B., Ghamroun S., Makhlouf Y., et al., « Playing by the rules: The search for legal grounds in homosexuality cases - Indonesia, Lebanon, Egypt, Senegal » in Dupret B., Colemans J. et Travers M. (eds.). Legal Rules in Practice: In the Midst of Law’s Life, London, Routledge, 2020. ↩
Hermitte M.-A., « Le droit est un autre monde », in Enquête, 1998, no 7, p. 17‑37. ↩
Thomas Y., « Fictio legis. L’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales » in Les opérations du droit. Paris, EHESS, Gallimard, Seuil, 2011, p. 133‑134. ↩
Ibid. ↩
Goltzberg S., « De quoi la fiction indique-t-elle l’absence ? », op. cit., p. 118. ↩
Goltzberg S., Théorie bidimensionnelle de l’argumentation juridique. Présomption et argumentation a fortiori, Bruxelles, Bruylant, 2013. ↩
Thomas Y., « Fictio legis », op. cit., p. 135. ↩
Cornut É., « L’application de la coutume kanak par le juge judiciaire à l’épreuve des droits de l’homme », op. cit. ↩
Entretien avec le Magistrat de 2017, 29 août 2018. ↩
Entretien avec le Magistrat de 2017, 12 avril 2019. ↩
Marmouch M., Transgenres en Nouvelle-Calédonie, op. cit. ↩
Rorive I., Le revirement de jurisprudence : étude de droit anglais et de droit belge, Bruxelles, Bruylant, 2003. ↩
Notons que l’identité trans est une identité de genre, et ne présuppose en rien de l’orientation sexuelle de la personne. Les deux questions étant distinctes, elles sont soumises à des traitements juridiques distincts. ↩
Entretien avec le Magistrat de 2017, 29 août 2018. ↩
Les recherches de Christine Salomon montrent depuis plus de vingt ans, la difficile prise en compte des violences de genre par la coutume et les juridictions coutumières. Salomon C., « “Mettre au tribunal”, “Claquer un procès” : Les nouvelles ripostes des femmes kanakes en Nouvelle-Calédonie », in Archives de politique criminelle, 2002, vol.1, no 24, p. 161‑176 ; Salomon C., « Hommes et femmes. Harmonie d’ensemble ou antagonisme sourd ? » in Bensa A. et Leblic I., En pays kanak, op. cit., p. 311‑338 ; Salomon C., « Genre, justice et indemnisation des victimes de statut coutumier kanak », in Ethnologie française, 2018, vol. 169, no 1, p. 69‑80; Salomon C., « Réponses aux violences de genre en Nouvelle-Calédonie : familialisme et inaction politique », in Cahiers du Genre, 2021, vol.70, no 1, p. 75‑106. ↩
Jouanneau S. et Matteoli A., « Les violences au sein du couple au prisme de la justice familiale. Invention et mise en œuvre de l’ordonnance de protection », in Droit et société, 2018, vol.99, no 2, p. 305‑321. ↩
Wilson R. A. et Mitchell J. P. (eds.), Human Rights in Global Perspective: Anthropological Studies of Rights, Claims and Entitlements, London ; New York, Routledge, 2003. ↩
Graff S., « Quand combat et revendications kanak ou politique de l’État français manient indépendance, décolonisation, autodétermination et autochtonie en Nouvelle-Calédonie », in Journal de la Société des Océanistes, 2012, vol.134, no 1, p. 61‑83. ↩
Mokaddem, Hamid. « D’un usage kanak des sciences sociales », op. cit. ; Soriano É., La fin des Indigènes en Nouvelle-Calédonie : le colonial à l’épreuve du politique : 1946-1976, Paris, Karthala, 2013 ; Levacher C., De la Terre à la mine ?, op. cit. ↩
Troper M., Comment décident les juges. La constitution, les collectivités locales et l’éducation, Paris, Economica, 2008. ↩
Dupret B., Le jugement en action, op. cit. ↩
Expression empruntée à Sally Falk Moore. Voir Moore S.F., « Certainties Undone: Fifty Turbulent Years of Legal Anthropology, 1949-1999 », in The Journal of the Royal Anthropological Institute, 2001, vol.7, no 1, p. 97. ↩
Lascoumes P., « Normes juridiques et mise en œuvre des politiques publiques », in L’Année sociologique, 1990, vol.40, n° 3, p. 45. ↩
Wyvekens A.et Truffin B., Justice, famille et convictions : un silence religieux ?, Rapport de recherche pour le Défenseur des Droits, 2021, p. 85. ↩