Juges de la jeunesse à Bruxelles : esquisse d’une sociologie des professions
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Cet article fait partie de « Mémoires »
§1 La justice des mineurs attise la curiosité, mais reste bien souvent dans l’ombre. Elle concentre de nombreux lieux communs, comme le fait d’être un peu « à part », « moins formelle », « plus douce » ou dans un autre registre, « le lieu où tout se joue » puisque les justiciables y sont des adultes en devenir. La minorité a justifié et justifie encore aujourd’hui la création de juridictions spécialisées et spécifiques, les tribunaux de la jeunesse. Ces tribunaux sont compétents pour connaitre des faits qualifiés infractions commis par des mineurs (ci-après mineurs « délinquants »1) ou des situations de danger dans lesquelles se trouverait un mineur (ci-après mineurs en danger ou MED).
§2 La figure du juge des enfants apparait avec la loi du 5 mai 1912 sur la protection de l’enfance. Sommairement, le législateur marque sa volonté de créer un office avec un juge qui interviendrait dans l’intérêt de l’enfant, en vue de sa protection, plutôt qu’en réaction à un acte punissable. Les mineurs « délinquants » sortent du giron du droit pénal classique, considéré comme inadéquat pour répondre à la délinquance juvénile2. La philosophie qui guide l’adoption des législations protectionnelles peut être éclairée par les réflexions en matière de défense sociale : des difficultés se posent aux juges pour évaluer le discernement ainsi que la responsabilité pénale des mineurs3. À un traitement indifférencié se substitue ainsi le système protectionnel, visant tout à la fois en ce qui concerne les mineurs « délinquants » à protéger la société contre des mineurs « inadaptés et dangereux » — l’acte devenant symptôme de l’inadéquation et du besoin d’éducation — plutôt que « coupables », et à les traiter pour « corriger » leurs trajectoires4. Juridiction spécialisée, le juge de la jeunesse siège seul, c’est un juge unique. Il a à sa disposition des mesures de préservation et d’éducation. Depuis une quinzaine d’années, un·e même juge de la jeunesse a la charge d’un même dossier (donc, d’un même jeune) de son ouverture jusqu’à sa clôture. Chaque jeune a ainsi « son » ou « sa » juge. Il s’agit en quelque sorte d’une saisine permanente, en miroir de ce qui est fait au sein du tribunal de la famille.
§3 S’il est vrai que la littérature scientifique sur notre justice des mineurs est fournie, force est de constater que la plupart des recherches dans ce domaine datent. Elles portent, en outre, sur les pratiques plutôt que sur les différents acteur·rices. Or, parmi celleux-ci, ce sont les juges de la jeunesse qui « disent le droit » et ainsi elleux qui par leurs mots et leurs (in-) actions font la justice des mineurs. La présente contribution tend à visibiliser une profession gardée à l’ombre de la société. Au-delà des normes juridiques, elle tente d’approcher ce que sont et font les juges de la jeunesse bruxellois·es, au travers des représentations qu’ils ont et se font de leur profession. Ainsi que l’explique Vanneste, « le concept de représentations peut se définir tant à travers la représentation qu’un acteur possède de sa fonction que de la manière dont il identifie l’objet qu’il traite. Autrement dit, l’examen des représentations s’articule d’une part autour du sens que le magistrat ou le juge accorde à sa fonction dans le cadre des modes de réaction organisés par le système, d’autre part autour de la manière dont il perçoit ou conçoit la délinquance juvénile »5. Ce sont les premières représentations, recueillies grâce à des entretiens ethnographiques, que nous analyserons dans le présent article, tandis que les secondes feront l’objet d’une publication ultérieure.
§4 Pour approcher ce corps professionnel et ses représentations, nous utiliserons des outils empruntés à la sociologie des professions. Nous nous appuierons, surtout, sur la théorie des professions à pratiques prudentielles développée par Champy. Il propose une nouvelle théorie des professions, incluant l’idéal type de profession à pratiques prudentielles qui nous intéressera particulièrement, afin de dépasser les clivages traditionnels entre théories fonctionnalistes des professions et théories interactionnistes des professions. La principale caractéristique des professionnel·les à pratiques prudentielles est de mobiliser le concept aristotélicien de phronesis (prudence ou sagesse pratique), c’est-à-dire un mode de connaissance et d’action qui dépasse la seule mobilisation de savoirs et savoir-faire experts. Outre l’usage de la prudence, ces professionnel·les se caractérisent également par « le fait de traiter de problèmes singuliers et complexes et partant, de devoir faire face à une irréductible incertitude quant au déroulement du travail sur ces problèmes ou ces situations ; le fait de devoir se livrer à des conjectures sur les cas traités et à des délibérations sur les fins de l’activité, pour pouvoir mener à bien le travail dans ces situations d’incertitude ; le fait, enfin, que les savoirs et savoir-faire mis en œuvre ne soient pas formalisables »6. Les conjectures et délibérations « portent sur des objets, des situations ou des tâches, dont la compréhension, ou l’exécution suppose la maitrise d’une culture professionnelle experte »7. Ce cadre théorique nous offre des outils précieux pour éclairer les représentations que les juges ont, se font et donnent de leur profession.
§5 Tout d’abord, nous parcourrons les premières étapes de l’entrée dans la profession de juge de la jeunesse : l’affectation et la formation. Ensuite, nous nous pencherons sur le cœur du métier de juge de la jeunesse : leur identité professionnelle construite en réaction aux stéréotypes, l’irréductible incertitude des conjonctures dont iels ont à connaitre, la multiplicité des finalités qu’iels poursuivent, la manière d’incarner la fonction de juge. Cette étude se concentrera par la suite sur le binôme décision-responsabilité et ses implications. Plusieurs difficultés rencontrées par les juges seront alors mises en avant : urgence et flux, mais aussi manque de moyens. Enfin, la dimension politique, ou autrement dit l’impact sociétal qu’ont les juges de la jeunesse, sera rapidement abordée. Avant de procéder à cette analyse, il convient d’exposer brièvement notre méthodologie.
§6 De décembre 2020 à aout 2021, nous avons réalisé une enquête de terrain au sein du tribunal de la jeunesse francophone de Bruxelles. La méthodologie mise en place, résolument ancrée dans les approches qualitatives, combine des périodes d’observation en audiences publiques (huit demi-journées) — réduites en raison de la situation sanitaire de l’époque — et des entretiens semi-directifs menés auprès de six juges et de durées allant d’une à deux heures quarante.
§7 La phase d’observation a donné l’occasion d’observer des comportements « non suscités par le chercheur et donc relativement spontanés »,8 mais aussi l’agencement des salles d’audience, le cérémoniel associé à l’audience et les postures des juges en fonction des dossiers traités. Cette phase a permis de récolter des éléments pour une confrontation entre « le discours des enquêtés à leurs pratiques et à leurs univers de référence9. Quant à eux, les entretiens se sont déroulés dans les bureaux respectifs des juges rencontré·es, ce qui nous a offert de saisir l’atmosphère de ces « cabinets » — selon la formule consacrée les juges reçoivent les jeunes et intervenant·es en entretiens de « cabinet » —, et l’organisation de l’espace propre à chaque juge (bureaux tantôt vides, tantôt remplis de documents ; post-its en tout genre ou fardes rangées…). Les entretiens ont permis d’accéder aux représentations sociales des juges rencontré·es. Elles constituent « des construits intellectuels par lesquels les acteurs se rendent intelligibles par le monde qui les entoure »10. Pour compléter cette définition, nous reprenons celle de Jodelet (1997) qui appréhende les représentations sociales comme des connaissances socialement élaborées et partagées qui permettent la construction d’une réalité commune, et orientent les pratiques des individus les partageant11. C’est donc par l’analyse du discours des juges que nous saisissons leurs représentations. Discours et représentations peuvent encore fournir des indications sur la manière de faire corps (professionnel). En effet, selon Vézinat, « les discours que les groupes professionnels tiennent sur eux-mêmes donnent à voir la force illocutoire des actes de langage (…) qui permet [ttent] d’aboutir à une cohésion professionnelle autour d’une mission et de valeurs obtenant l’assentiment de la société entière. Elle peut également être une réponse apportée à “une crise de légitimité professionnelle" »12. La « narration professionnelle » participe à créer une identité professionnelle solide, dans le même temps qu’elle fortifie le sens et l’utilité sociétale d’un groupe professionnel.
§8 L’approche empruntée est qualitative, interprétative et compréhensive en ce que nous cherchons à comprendre le sens que les individus confèrent à leurs actions et à celles d’autrui ainsi que le cadre dans lequel lesdites actions sont exercées partant du postulat que le cadre influence nécessairement le sens13. Une fois ces données récoltées, il s’agissait pour nous de les « faire parler »14. Il est évident que la recherche a nécessité des allers-retours entre empirie et ressources théoriques, mais aussi entre différentes phases de l’analyse. Cette dernière a débuté dès les premières observations et entretiens pour s’achever lors de la rédaction du travail de fin d’études. Une immersion dans les entretiens a permis de faire émerger des catégories d’abord au sein de chaque entretien, et puis transversalement.
§9 La constitution de notre échantillon appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, les juges ont été sélectionnés en vue de tendre à un objectif de diversification intragroupe15, notamment en matière d’expérience16. Notre échantillon compte ainsi deux juges très expérimenté·es, deux juges moyennement expérimenté·es et deux juges peu expérimenté·es au moment de la réalisation de notre recherche. Par ailleurs, l’identification d’un noyau de juges interrogé·es ayant noué des liens interpersonnels forts nous a conduite à diversifier davantage l’échantillon en ajoutant un·e juge que nous avons identifié·e comme étant « hors groupe ». Ensuite, il convient de préciser que notre échantillon est majoritairement, mais pas uniquement composé de femmes, ce qui fait écho à la féminisation du métier de juge en particulier marquée au sein du tribunal de la jeunesse, puisqu’à Bruxelles sur les douze juges, seuls trois sont des hommes17. Enfin, le choix de nous concentrer sur un arrondissement judiciaire se justifiait par nos recherches exploratoires révélant l’existence de potentielles sous-cultures judiciaires — les problématiques et pratiques variant selon les arrondissements — mais également par la diversité législative caractéristique de la Belgique.
§10 Les « marqueurs classiques d’une profession que sont le recrutement, la formation, les relations entre pairs »18 feront l’objet de développements. Presque chronologiquement, nous consacrerons une première section à l’entrée dans la profession. Dans une seconde partie, nous nous intéresserons à la formation et à la socialisation professionnelle. Ensuite, nous nous tournerons vers le cœur du métier de juge de la jeunesse.
(Dé-) construire la représentation du coup de foudre au palais : pourquoi devient-on juge de la jeunesse ?
§11 L’entrée dans la fonction, ou ce qu’on pourrait assimiler au « recrutement » des juges constituera le premier point de notre analyse. Aborder la question du choix de la profession implique de toucher au sens qu’elle revêt pour les personnes concernées, à ce qui fait qu’elles sont arrivées là où elles sont ou en tout cas la manière dont elles se (le) racontent.
§12 On imagine très mal qu’un·e juge de la jeunesse le devienne par hasard. En effet, le choix de cette profession est généralement associé au registre vocationnel, ce qui brouille la complexité des trajectoires des individus exerçant ce métier19. À l’encontre du sens commun, une majorité des juges rencontré·es affirme que devenir juge de la jeunesse ne découle pas d’une vocation pour elleux, mais est le résultat d’une affectation qu’iels n’avaient pas tou·tes sollicité. Dans le même temps, iels déclarent tantôt « adorer » ce métier, tantôt être à « leur place » au sein du tribunal de la jeunesse francophone de Bruxelles. Parmi les juges interrogé·es, deux trajectoires principales semblent se dessiner : jeunesse avant juge, d’une part, et juge avant jeunesse, d’autre part.
Jeunesse avant juges
§13 Cette première trajectoire concerne deux juges qui affirment avoir voulu être juges de la jeunesse depuis leur enfance ou adolescence. Si l’un·e lie cette aspiration à un idéal de défense des plus faibles, de la « veuve et de l’orphelin » pour reprendre ses mots, l’autre affirme avoir un grand sens de la justice, particulièrement renforcé à l’égard des enfants. Nous retrouvons, pour ces deux juges, une forme de vocation, conforme aux représentations de sens commun.
Juges avant jeunesse
§14 Les autres juges, quant à elleux, ne se représentent leur entrée dans la profession ni comme un véritable choix — celleux qui voulaient être juges avant d’être juge de la jeunesse —, ni comme une vocation. Celleux-ci ont un parcours dont les racines sont « classiques » : avocat·e·s dans des domaines étrangers à la protection de la jeunesse (droit immobiliser, droit financier…). Ensuite, deux sont devenus juges de la jeunesse directement, tandis que les deux autres sont passés par le parquet. Tout se passe comme si c’est pour rompre avec l’avocature que ces individus se sont tournés vers la profession de magistrat debout ou assis. De leurs trajectoires diversifiées, cette évolution est probablement le plus petit dénominateur commun, motivé par la maturité acquise ou l’impression d’avoir « fait le tour » de leurs fonctions antérieures.
Utilité sociétale et idéal de protection comme composantes d’un coup de foudre au palais
§15 Tou·tes ont affirmé avoir trouvé leur place au sein du tribunal de la jeunesse, et ce malgré un environnement professionnel qui ne correspond pas à l’image qu’iels s’en étaient faite. Sur ce dernier point, iels soulignent l’important décalage entre ce qu’iels pensaient que le métier de magistrat était, et ce qu’il est en réalité ou en tout cas dans leurs réalités. Ainsi que l’exprime un·e juge :
« J’avais envie d’être juge, de m’asseoir, de lire mon jugement, de lire mon dossier à mon aise, de faire un jugement en pouvant dormir dessus… (…). C’était l’idée vraiment de pouvoir un peu méditer ce qu’on fait, un peu… et en fait, on travaille tout le temps dans l’urgence et dans le stress quoi voilà. Mais je suis ravie quand même, j’adore ça. » (Juge A)
§16 Plus généralement, c’est l’idéal du service public et un sentiment d’utilité sociale, voire sociétale, qu’iels convoquent comme moteur principal. Le sens associé à leur profession expliquerait donc ce sentiment d’être « à sa place ». Cela rejoint les analyses de Bastard et Mouhanna sur les juges des enfants en France20. Pour certain·es des juges rencontré·es, ce sens est construit par des expériences professionnelles antérieures. Ainsi, après avoir travaillé auprès d’adultes « délinquants », certain·es sont habité·es de la conviction que tout se passe au niveau de la jeunesse, le plus en amont possible. Cette conviction apparait comme une représentation partagée de tou·tes. Du hasard au coup de foudre, c’est finalement la quête de sens qui semble caractériser leur rapport à la profession. L’impression d’être à sa place renvoyant alors à une forme de « coup de foudre » tardif ou un heureux hasard à la suite de leur affectation.
§17 À contre-courant de l’imaginaire vocationnel, les trajectoires professionnelles des juges sont hétéroclites. Le dénominateur commun est le choix de rejoindre la magistrature assise dans une démarche de reconversion professionnelle — après un background soit plus « classique » comme l’avocature (mais dans des matières éloignées de la protection de la jeunesse) ou le parquet, ou plus atypique comme le secteur associatif. Ce choix semble avoir précédé́ celui de la section jeunesse pour la majorité des juges rencontré·es. Plusieurs d’entre elleux soutiennent qu’iels n’ont pas sollicité cette affectation et n’avaient aucune connaissance préexistante dans le domaine. Pourtant, tou·tes affirment être à leur place au sein du tribunal, ce qui apparait en lien avec les idéaux et le sens qu’iels associent à leur métier : de la protection de l’intérêt des enfants, à la défense de la veuve et de l’orphelin en passant par la prévention de la délinquance ou le service au public. La distance par rapport à un modèle vocationnel ne conduit toutefois pas les juges à rompre avec le corollaire de ce type de modèle, à savoir la dimension sacrificielle du métier. Il semblerait que cette dimension témoigne d’une façon « légitime de s’investir et de concevoir le travail » 21, partagée par tou·tes les juges rencontré·es, qui transparait aussi des discours sur l’urgence et la nécessité de disponibilité quasi-permanente mobilisés par celleux-ci (§65).
La fabrication d’un·e juge de la jeunesse : comment devient-on juge de la jeunesse ?
§18 Après la question de l’entrée en fonction, vient naturellement la question de la formation : comment devient-on juge de la jeunesse une fois que l’on est nommé·e ? Poser la question de la formation de ces professionnel·les impose de s’interroger sur les processus de socialisation professionnelle — c’est-à-dire les processus par lesquels un individu acquiert des façons de faire, de penser et d’être qui sont situées socialement (et donc, professionnellement en l’occurrence)22 — au sein de l’appareil judiciaire, et plus spécifiquement au sein du tribunal de la jeunesse francophone de Bruxelles. Par ailleurs, les discours des juges sur leur formation apportent un éclairage sur la mise en place de pratiques professionnelles communes, voire le développement d’une (sous-) culture professionnelle, qui serait « construite localement à travers des expériences partagées »23.
Une formation obligatoire, mais insuffisante
§19 Lorsqu’elle est initiale, la formation prépare une personne à exercer une profession et permet de l’outiller afin de remplir adéquatement les tâches qui seront les siennes. L’institut de formation judiciaire (IFJ) organise des formations à destination des futurs magistrats des tribunaux de la famille et de la jeunesse24. Tout·e juge qui siège en famille jeunesse doit, en règle, avoir obtenu un brevet famille jeunesse au préalable. Ce brevet se compose de trois modules de formation, à savoir : famille, jeunesse et audition de mineurs. Cette formation spécifique a, en effet, été rendue obligatoire en 201325. En 2023, le module jeunesse s’étalait sur trois journées, avec des présentations portant sur des aspects divers, entre autres les aspects psychologiques de la prise en charge des mineurs, les règles de procédure et de compétences, le traitement prioritaire par la justice restauratrice…, et à durées variables allant de quinze minutes à une heure trente par matière26. Pourtant, elle est absente des discours des juges, sauf lorsqu’il s’agit de pointer sa faiblesse ou son insuffisance.
§20 Tandis que les juges les plus ancien·nes notent l’absence totale de formation à leurs débuts, les juges les moins ancien·nes relèvent l’existence d’une formation — qu’iels considèrent tou·tes bien nécessaire pour exercer un mandat spécifique — mais pointent, dans le même temps, ses carences. Iels considèrent la formation insuffisante pour former réellement à l’exercice de cette fonction, en raison de la nature particulière du métier. La maitrise du cadre juridique est évidemment indispensable, mais ne suffirait pas puisqu’il existe un important décalage, bien décrit et reconnu par les juges, entre Law in the books et Law in action. En tout état de cause, la maitrise des savoirs formalisés, tels que les règles juridiques, est nécessaire, mais non suffisante pour prendre en charge les situations rencontrées. Ainsi, plus que « simplement » appliquer le droit, le métier de juge de la jeunesse repose sur une importante marge d’appréciation. Plus encore que dans d’autres matières, aucune formation antérieure ne pourrait selon les juges rencontré·es y préparer pleinement. On retrouve ici une forme de rhétorique qui renvoie à la valorisation de l’expertise et des capacités spécifiques des juges de la jeunesse, et donc à la manière dont ces professionnel·les s’identifient entre elleux, et par rapport aux autres27. Tous les savoirs et savoir-faire non formalisables auxquels font référence les juges sont vraisemblablement caractéristiques du caractère prudentiel de leurs pratiques. En effet, les savoirs abstraits doivent être conjugués à un autre mode de connaissance et d’action, à savoir la phronesis, pour traiter des situations par définition irréductiblement incertaines, que ces professionnel·les rencontrent28.
§21 Cette rhétorique peut être éclairée par les qualités que les juges rencontré·es identifient comme indispensables à l’exercice de leur métier. Ces capacités sont principalement sociales, des savoir-être, et sont d’une nature qui les rend, a priori, plus difficiles à acquérir ou à développer que des compétences telles que la maitrise du droit, la rigueur juridique, etc. L’empathie et le fait d’« aimer les gens » semblent être des préalables indispensables à l’exercice de la fonction de juge de la jeunesse puisqu’ils constituent des défenses pour faire face à « l’inacceptable » auquel les juges sont confronté·es quotidiennement. Ainsi, la gestion de la charge émotionnelle est une des compétences les plus compliquées à acquérir pour les nouveaux·elles juges. Iels en « ramassent plein la figure » (Juge C) et sont confrontés à la détresse humaine régulièrement. Pour être juge de la jeunesse, il faudrait être capable de se mettre au côté et à la place des personnes en face de soi, même lorsque leur comportement est « inacceptable », « incompréhensible » et que les instincts premiers à se développer sont défensifs. Ces compétences ou formes de savoir-être semblent largement plus importantes que l’expertise antérieure dans le domaine de la jeunesse ou les capacités juridiques aux yeux des juges rencontré·es. En fait, ces compétences indispensables ne pourraient être complètement acquises que par l’exercice de la profession de juge de la jeunesse.
Un apprentissage sur le tas et par les pairs
§22 En fait, tou·tes les juges rencontré·es affirment avoir appris leur métier « sur le tas », en pratiquant ou pour le dire autrement, à force de l’exercer au quotidien. Cet apprentissage par l’action (learning by doing) est renforcé à mesure que les contraintes organisationnelles pesant sur les juges augmentent : rythme de travail, urgence, flux continu renforcent ainsi une formation sur le tas. Dans le discours des juges, c’est comme si rien ne pouvait (les) préparer à devenir juge de la jeunesse. Plusieurs auteurs insistent sur l’importance de la pratique, « (…) les logiques du métier pèse [nt] plus que toute autre considération »29.
§23 Pour pallier l’absence ou la faiblesse de la formation initiale, différents mécanismes de formation par les pairs se sont installés au sein du tribunal de la jeunesse francophone de Bruxelles. Ainsi, dès l’entrée en fonction, l’organisation particulière du tribunal génère une importante socialisation par les (ex-) pairs. Chaque juge qui arrive reprend, en théorie, le cabinet d’un juge sortant. À cet égard, un·e juge nous explique que lorsque deux nouvelles chambres ont ouvert, les collègues en fonction ont chacun·e transmis un certain nombre de dossiers aux nouveaux membres du tribunal. On comprend aisément que le fait de travailler dans des dossiers déjà ouverts par d’autres participe à l’apprentissage du métier, de ses rouages et des pratiques qui sont attendues d’un·e juge de la jeunesse.
§24 D’autres mécanismes sont mis en place par les juges elleux mêmes. Au niveau de l’organisation interne, on retrouve un vadémécum30 à destination des nouveaux arrivants ainsi qu’un système d’« écolage » durant lequel le ou la nouvelle arrivée shaddow (suit et observe) un·e collègue plus expérimenté·e durant une certaine période. Cette organisation révèle la place importante, et unanimement reconnue par les juges, qu’occupent les pairs dans la formation. En outre, les juges expliquent qu’il leur arrive de consulter leurs collègues plus ou moins régulièrement en cas d’interrogations. Tou·tes affirment que lorsqu’iels ont une question, iels peuvent aller toquer à un autre bureau — le choix du bureau se fait selon l’expérience du/de la juge en question — et interroger un·e collègue sur la marche à suivre, obtenir un avis sur une décision ou une situation rencontrée, etc. Ce sont les juges les plus expérimenté·es qui seront principalement consulté·es. On observe une forme de solidarité entre « générations » de juges, entre collègues plus ancien·nes et expérimenté·es et novices, mais également entre juges expérimenté·s. Le/la juge A pointe, dans l’extrait reproduit ci-dessous les difficultés rencontrées à l’entrée en fonction liées à l’importance des flux et du stress ainsi que l’importante solidarité développée entre collègues pour pallier ce décalage entre théories et pratique.
« Sur le tas… J’ai lu, j’ai écouté… On est une section heu… où on est très très solidaires, donc on est tout le temps fourrés les uns chez les autres, au début en tout cas, maintenant on vient plus chez moi que je ne vais chez les autres. Voilà, on s’entraide énormément parce qu’il n’y a pas de mode d’emploi. Au début, je ne comprenais même pas ce qu’on attendait de moi, clairement, c’était pas évident. Je savais que je recevais des gens, je savais que je pouvais prendre des mesures, donc j’avais lu la loi. Mais entre lire et pratiquer, c’est quand même deux mondes de différence. Maintenant, il y a une telle quantité, un tel flux, un tel stress, une telle urgence, un tel mouvement, vous apprenez vite. Parce que c’est ça ou mourir… (…) » (Juge A)
§25 Cette forme de transmission du savoir, reposant quasi exclusivement sur les pairs, serait caractéristique, selon Faget (2008), d’un habitus des magistrats et favoriserait l’émergence d’une culture judiciaire31. L’importance des pairs dans la formation, couplée à un apprentissage décrit comme « sur le tas », laissent donc deviner un terrain fertile au développement d’une sous-culture professionnelle au sein du tribunal de la jeunesse francophone de Bruxelles et peut être éclairée par plusieurs théories de sociologie des professions, en ce qu’il apparait que les savoirs et savoir-faire ne seraient pas totalement formalisables.
Plongée au cœur du métier de juge de la jeunesse : qu’est-ce qu’être juge de la jeunesse ?
§26 Le métier de juge de la jeunesse est associé par les un·es et les autres à un (des) rôle(s), à des finalités à assurer, à des compétences à maitriser, à des manières d’être ou savoir-être, à des documents à produire, des manières de dire… De prime abord, l’on pourrait penser qu’il y a autant de définitions de la profession que de personnes qui l’occupent. Toutefois, de nombreux éléments constitutifs d’une essence de la profession traversent les discours des juges. À l’instar de ce que Bastard et Mouhanna constatent en France, l’identité professionnelle des juges de la jeunesse bruxellois·es est solide, cohérente et revendiquée par les acteurs interrogés32.
§27 Dans cette partie, nous reviendrons tout d’abord sur les stéréotypes à l’égard des juges de la jeunesse et la manière dont celleux-ci s’identifient comme des juges doublement à part pour y répondre. Dans un second temps, nous nous pencherons sur les pratiques « sur-mesure » des juges et l’irréductible incertitude des situations qu’iels rencontrent. Ensuite, notre analyse portera sur les multiples finalités et missions qu’iels évoquent. Une quatrième section portera sur l’autonomie qu’iels ont, notamment dans la manière d’incarner leur fonction. La cinquième section, quant à elle, s’intéressera de plus près à la dimension décisionnelle de la fonction et à la grande responsabilité qu’elle entraine chez les juges. Ensuite, la place de la collégialité recréée sera investiguée en lien avec ce binôme « décision-responsabilité ». Dans une septième section, l’urgence et le flux invoqués inlassablement par les juges sera décortiquée. Il en ira de même pour certaines difficultés récurrentes pointées par elleux. Enfin, un bref détour par la dimension politique du métier sera proposé.
Des identités contre les stéréotypes : des juges pas comme les autres
§28 Les stéréotypes et représentations sur le métier de juge de la jeunesse sont nombreux, et parfois même intériorisés par les professionnel·les rencontré·es. Leurs discours nous permettent de mettre en avant plusieurs résistances face aux stéréotypes, qui couplées aux développements qui précèdent concernant la formation des juges, permettent d’identifier une importante différenciation non seulement par les savoirs, mais aussi par la maitrise de certaines compétences qui permettent aux juges d’exercer dans « une sphère d’activité singulière »33. Cette différenciation est, selon Vézinat, caractéristique de la formation de groupes professionnels. Il semblerait en fait que l’identité professionnelle des juges de la jeunesse soit formée, en partie, en réaction aux stéréotypes existants sur cette profession.
§29 Certains de ces stéréotypes agissent au sein même de l’institution judiciaire, les juges de la jeunesse seraient différents des autres juges parce que juges de la jeunesse et parce que juges de la jeunesse à Bruxelles (§30). En effet, en sociologie des professions, la définition d’un groupe professionnel par la différentiation par rapport à d’autres groupes professionnels est un phénomène bien décrit34. Les juges de la jeunesse ne font pas exception à ce procédé. D’autres stéréotypes agissent, quant à eux, tant au sein de l’institution judiciaire, qu’en dehors (§31).
§30 Premièrement, les juges de la jeunesse se représentent comme encore plus soumis à l’urgence et encore plus chargés que les autres juges. Tout se passe comme si toute la magistrature travaillait énormément, a fortiori à Bruxelles, et encore plus même au sein du tribunal de la jeunesse. Deuxièmement, pour contrer l’idée selon laquelle iels seraient de moins bons juristes que les autres, iels revendiquent l’importante responsabilité sociétale endossée. Ce marqueur fort de leur identité professionnelle sert alors de justificatif à une moins importante mobilisation du droit par ces professionnel·les. En troisième lieu, ils insistent sur les différences importantes au niveau de la prise en charge des mineurs en danger selon qu’ils se trouvent à Bruxelles ou en Wallonie. Ainsi, les juges de la jeunesse bruxellois·es gèrent les dossiers MED tandis que les juges de la jeunesse wallon·nes n’interviennent que ponctuellement dans ce type de dossier, leur gestion étant confiée à la direction du Service de la protection de la jeunesse. Outre une prévalence importante des dossiers de mineurs en danger au sein de chaque cabinet des juges de la jeunesse bruxellois·es, cela a comme conséquences qu’iels assurent un suivi continu des dossiers MED, rencontrent régulièrement ces mineurs en entretiens de cabinet — « autant de fois qu’il faut pour mettre des mesures en place » nous dira un·e juge. En Wallonie, selon les dires des juges de la jeunesse rencontré·es, le/la juge de la jeunesse organise un entretien de cabinet par an dans le cadre des dossiers mineurs en danger et n’en convoque d’autres qu’en cas de recadrage à effectuer. Cette différence impacterait leurs pratiques, et leurs représentations. Cet aspect « humain », comme le souligne le/la juge E, c’est « une grande partie de notre travail sur Bruxelles ». L’importante part de dossiers MED traitées par les juges à Bruxelles influe, selon nous, sur leurs façons de traiter les dossiers faits qualifiés infractions. Il semblerait que, comme l’identifient Bastard et Mouhanna à propos des juges des enfants français, que « ce qui est le plus difficile [l’aspect humain] est aussi ce qui fait l’intérêt de la fonction, ce qui la valorise »35.
§31 Au-delà du cadre de l’institution judiciaire, les juges de la jeunesse affirment elleux mêmes parfois être catégorisés d’assistants sociaux et rejettent cette assimilation aux travailleurs sociaux. Dans la même veine, ils souhaitent rompre avec l’image du juge « grand frère » qui est selon elleux parfois véhiculée par les médias. C’est ici qu’iels réaffirment leur (important) rôle de professionnel·les du droit, leur expertise juridique et leur rôle décisionnel. Le caractère particulièrement humain, et parfois parental comme on le verra infra, de leur office ouvertement revendiqué, est mis en tension par ces stéréotypes et représentations. En outre, ils mobilisent des narrations qui font rupture avec l’image de juges laxistes que l’opinion publique pourrait avoir d’elleux. À celle-ci, ils opposent l’importante dimension éducative et de sanction éducative associée à leur profession. Derrière l’objectivité dont devrait faire preuve le juge, pour répondre aux stéréotypes de « rigolos » et « laxistes », se cache aussi un des nœuds de leur vulnérabilité professionnelle.
§32 À la différence du mouvement de réaffirmation de la qualité de juge que Bastard et Mouhanna décrivent en France, nous constatons une volonté de réaffirmer l’identité particulière des juges de la jeunesse bruxellois·es. Celle-ci se teinte d’ambivalence lorsque les marqueurs traditionnels de la figure du juge sont convoqués aux côtés des spécificités de la figure de juge de la jeunesse. Se représentent ainsi des juges de la jeunesse semblables aux autres juges, mais, dans le même temps, doublement à part.
Des pratiques « sur-mesure » pour faire face à des situations uniques
§33 Chaque situation rencontrée par les juges est unique, ce qui découle de la nature humaine de celles-ci : elles mettent en jeu des individus, tout aussi imprévisibles et différents les uns des autres. Cet ancrage se traduit par une rhétorique du « cas par cas » ou du « sur-mesure » fort présente chez les juges rencontré·es. Champy parle d’« l’ancrage du travail dans chaque cas concret »36 ou d’autonomie conjecturelle37. En effet, c’est au départ de chaque situation, en fonction de différentes composantes, que les juges prendront les décisions qu’iels estiment adaptées. On ne peut généraliser sans retirer à une situation singulière une part d’elle-même. Or, pour choisir les moyens les plus adéquats pour répondre au passage à l’acte d’un mineur délinquant ou sortir un mineur d’une situation de danger, le/la juge doit disposer de nombreuses informations et d’une connaissance la plus approfondie de la situation, en ce compris du jeune. Cependant, iel fait face à une difficulté majeure : l’irréductible incertitude, liée à la complexité et à la singularité des situations traitées. Iel n’a pas connaissance de tous les tenants et aboutissants d’un cas, d’autant plus lorsqu’iel doit travailler dans l’urgence. Cette incertitude est également irréductible en ce que le/la juge ne pourra jamais être certain·es de la manière dont une mesure va se dérouler et de l’effet qu’elle va avoir sur le jeune en question. Iel doit également compter avec les effets sociaux qu’auront ses décisions. Pour pouvoir s’adapter aux situations, faire des conjectures, les juges doivent donc, en toute logique, disposer d’une large marge de manœuvre et d’autonomie de réflexion et de décision.
§34 Ce besoin de connaitre au mieux les situations et les jeunes déférés devant elleux se traduit dans une forte demande d’expertise et d’éclairage. À cet égard, une recherche menée par l’Institut national de criminalistique et de criminologie de 201238 montre une forte demande d’expertises dans les discours des juges de la jeunesse. Les juges que nous avons rencontré·es sont elleux aussi demandeur·ses de plus de formations, de meilleurs rapports, mais mobilisent rarement la place des experts ou des intervenants dans leurs discours. Ce besoin peut être analysé comme une tentative de réduire l’irréductible incertitude face à laquelle iels sont.
§35 Il reste que les juges doivent en fait faire des « paris », au quotidien, et prendre plus ou moins de risques. L’irréductible incertitude engendre une prise de risque irréductible. Délibérer, c’est aussi évaluer les risques — dans une conception qui ne se veut pas nécessairement actuarielle sous forme de « cases à cocher », mais de manière plus globale. La manière de parier des juges est influencée tant par leur expérience directe que par leur formation39. Face à l’irréductible incertitude, le champ des investigations et le temps de la délibération pourraient potentiellement s’étendre à l’infini. Prendre la décision d’arrêter la délibération est également un pari à part entière. Cette délibération sur les moyens se double en fait d’une délibération sur les finalités qui fait l’objet de la section qui suit.
Des finalités multiples, une délibération nécessaire
§36 Notre plongée dans la profession de juge de la jeunesse se poursuit par un examen des multiples dimensions et finalités décrites par les juges bruxellois·es. Il s’agit, à l’instar de la démarche développée par Paillet et Serre, de s’intéresser aux différentes composantes du travail de juge, sans se centrer sur la seule dimension décisionnelle40. Van de Kerckhove met en avant les différents modèles d’intervention caractéristiques de la justice des mineurs en Belgique, qui se conjuguent pour créer une justice des mineurs qui fait « un peu de tout »41. Les finalités mises en avant par les juges rencontré·es sont, elles aussi, multiples. En fait, un juge de la jeunesse peut poursuivre diverses finalités, selon les situations qui se présentent à lui et les moyens à sa disposition : punir, responsabiliser, éduquer, protéger le mineur, protéger la société civile, réparer les conséquences de l’acte… Certains des objectifs et finalités sont fixés par le législateur sans que ce dernier ne fixe une hiérarchie entre eux, laissant aux juges le soin d’orienter leurs interventions étant entendu que, en tout état de cause, toutes les finalités ne pourront être rencontrées simultanément et par une même mesure.
§37 L’aide est une première dimension qui semble centrale dans le métier de juge de la jeunesse. Elle agit comme corollaire du système protectionnel. L’extrait suivant reflète fortement cette première dimension.
« Moi, il y a un mot qui me vient immédiatement à l’esprit, le premier… C’est de l’aide. Que ce soit de l’aide vis-à-vis des mineurs délinquants ou de l’aide vis-à-vis des mineurs en danger. On se doute évidemment que les mineurs en danger on va les aider, parce que c’est évidemment un raccourci naturel, mais on n’imagine pas à quel point, dans l’esprit du juge de la jeunesse, la… le travail avec un mineur délinquant est une démarche d’aide. » (Juge B)
Dans les discours des juges, l’aide apparait liée à leur utilité sociétale et à la conception qu’iels ont du service public. Les intérêts individuels de l’enfant, l’impératif de protection de l’enfant ainsi que les intérêts en jeu sociétalement servent à légitimer une dimension sacrificielle du métier. L’aide se confond ainsi parfois avec le sauvetage dans les discours des juges. Le champ lexical mobilisé témoigne de la perméabilité entre ces deux finalités. Le sauvetage pouvant être mis en lien, selon nous, avec la dimension sacrificielle associée à l’office de juge de la jeunesse.
§38 La dimension d’aide se double d’une dimension que l’on a choisi de qualifier de sociétale. Elle traverse les discours des juges à de nombreuses reprises. À titre d’exemple, au cours de nos entretiens, qui étaient plus axés sur les mineurs « délinquants », c’est la lutte contre la récidive qui était principalement associée à cette seconde dimension. Sur un autre plan, qui nous semble tout aussi important de souligner, rendre (la) justice apparait comme une sous-dimension importante. Ainsi, la manière dont le jeune est traité, et la confiance (ou méfiance) dans les institutions qui est la sienne seraient tout aussi importantes que le fait qu’il récidive (ou non). Cette attention à la justice procédurale n’est pas sans rappeler une des menaces à l’usage de la prudence. En effet, le manque de confiance dans les institutions, et donc l’exigence d’accountability, sont des menaces qui pèsent sur les professions à pratiques prudentielles42. Nous pensons, par ailleurs, que cette disposition des juges à traiter correctement les jeunes et leurs familles laisse à voir certaines pratiques qu’on pourrait rattacher à des professionnel·les du care. Le care étant défini par Tronto comme « ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde“, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible »43. Entendu en ces termes, l’éthique du care semble teinter les discours des juges, particulièrement en ce qui concerne les finalités et le sens associés à leur fonction.
§39 Une troisième dimension, qui occupe une place tout aussi conséquente dans les narrations des juges, est la dimension éducative. En ce qui concerne le mineur délinquant, iels considèrent qu’il faut trouver « les mesures les plus adéquates pour éviter la récidive, pour lui permettre de tourner la page, de ne plus être considéré comme un délinquant et quelque part d’avoir protégé la sécurité publique » (Juge E). Pour le mineur en danger, « de trouver les mesures, avec les parents, avec le système mis en place, avec les intervenants pour sortir un enfant d’une situation de danger » (Juge E). La dimension éducative de leur fonction englobe ces finalités et reste prédominante dans le discours. En effet, le caractère quasi parental de la fonction ressort, à tout le moins en filigrane, de nos entretiens. Les références au cadre, à l’autorité parentale, à la place du milieu familial — que ce soit vis-à-vis des mineurs délinquants ou en danger — renforcent la dimension éducative et « quasi-parentale » que l’on perçoit au travers des propos des juges de la jeunesse bruxellois·es. Cette attitude (re-) cadrante et éducative renvoie à une dimension paternaliste — qui se définit comme une tendance à « imposer un contrôle, une domination sous couvert de protection » — de la fonction. Le maintien du cadre semble être une des fonctions du juge de la jeunesse et est directement associé dans les discours à la dimension importante de protection du jeune. Le/la juge de la jeunesse représente ainsi l’autorité, pose le cadre et s’assure, ce faisant, de protéger les mineurs.
§40 Aux côtés de ces trois dimensions, certain·es juges affirment devoir « incarner la décision » ou « trancher », ce qui renvoie à la dimension décisionnelle, incontournable. L’extrait reproduit ci-dessous illustre bien cette dimension.
« Et en même temps, je dois me positionner en disant “Je décide que…” PAF… donc il y a la position d’autorité aussi qu’il faut tenir sans devenir autoritaire, ce n’est pas du tout l’idée. C’est vraiment l’idée [que] c’est moi qui décide. » (Juge C)
Un·e seul·e des juges rencontré·es se définit en tout premier lieu comme un·e juge, qui prend des décisions et applique des normes législatives en agissant dans le cadre de sa saisine par le parquet. Il semble que ce·tte juge s’attache particulièrement à son statut. Toutefois, si ce n’est pas la première facette de leur métier qu’iels présentent ou en tout cas pas la première chose qui leur vient lorsqu’iels sont interrogé·es sur les représentations qu’iels ont de leur profession, la prise de décision a occupé une grande place dans nos entretiens et elle rythme les pratiques quotidiennes des juges. Ainsi, le juge de la jeunesse a pour fonction de « dire la loi ». Prendre la décision est parfois assimilé par certain·es au fait de maintenir une position d’autorité, ou en tout cas d’incarner la fonction de juge. Cette autonomie de décision n’est pas sans rappeler le pouvoir détenu par les juges. Il n’est dès lors pas étonnant que bien qu’elle n’apparaisse pas au premier plan, elle soit prégnante dans les discours des juges rencontré·es puisqu’elle est un marqueur important, et socialement valorisé, de leur fonction.
§41 Face à cette multitude de finalités et pour répondre aux situations singulières qui leur sont déférées, les juges de la jeunesse doivent délibérer. Si la délibération et les conjectures sont caractéristiques des professions à pratiques prudentielles, elles expliquent que, pour ces professionnel·les, une large autonomie doit être donnée et garantie. Comme nous le verrons, cette autonomie est parfois mise à mal, notamment par des exigences d’efficacité, caractéristiques d’une forme de New public management, qui traversent l’institution judiciaire.
Des contours de l’autonomie : variabilité des pratiques et personnalité(s)
§42 Tel que nous le constatons, l’autonomie professionnelle, en ce comprises les marges de manœuvre dont disposent les juges de la jeunesse, occupe une place centrale dans le cœur du métier de juge de la jeunesse. A cet égard, Champy propose de « se demander de l’autonomie de faire quoi parle-t-on ? »44 et d’en identifier les contours : organisation matérielle, organisation temporelle, organisation spatiale, organisation de la division du travail, etc. Les juges de la jeunesse bruxellois·es cochent la totalité des cases précitées. Dans une recherche sur les juges des enfants en France, Paillet et Serre pointent elles-aussi la forte variabilité des pratiques entre juges des enfants, y compris, précisent-elles, au sein d’un même tribunal45. Les résultats de notre recherche concordent ainsi avec les leurs, notamment sur les axes de variabilité : « (…) la manière de préparer les audiences, de les conduire, d’y exercer leur autorité (…) leur travail de lecture et d’écriture (…) l’organisation de leur cabinet (…) leur rapport avec les prises de décisions ». L’organisation spatiale et le déroulement des entretiens de cabinet sont propres à chaque juge de la jeunesse. Nous verrons que les stratégies développées pour gérer l’urgence sont également propres à chacun·e. Dans cette section, nous nous concentrons sur la manière dont les juges occupent et incarnent leur fonction.
§43 Les juges affirment passer d’une posture à l’autre, d’un registre à l’autre. Aussi, iels soulignent l’importance de la personnalité de chacun·e et les différentes manières d’incarner la fonction de juge des enfants. Le fait de traiter de l’humain, de situations humaines, et de devoir poser un regard de juge dessus semble faire dire aux juges que la situation, en ce compris son déroulement, variera forcément selon la personne qui la regarde. Comme le résument Bastard et Mouhanna, et comme l’illustre l’extrait suivant, « si la fonction fait l’homme, elle ne détermine pas le type de réponse que celui-ci va donner »46.
« Il y a quand même une dimension très très très personnelle, en fonction de son caractère. (…) Mais… du coup, on doit aussi se dire je représente une institution,… ce n’est pas personnel, c’est pas personnalisé d’ailleurs. » (Juge F)
À cet égard, les propos du/de la juge F reproduits ci-dessus sont représentatifs à la fois de l’impact de la personnalité, mais également de la tension qu’il y a entre cette forte place pour « incarner » la fonction et ce que le fait d’être juge au sein de l’institution judiciaire exige, notamment au niveau de l’impartialité. Certain·es affirment ainsi être « juste un·e juge », comme dans une tentative de lissage ou de désincarner leur rôle pour se raccrocher à l’institution judiciaire.
§44 Nous avons également remarqué que les juges se catégorisaient en fonction de « styles » de juges, ces styles étant définis par rapport à l’attitude adoptée par le/la juge, et ce, principalement à l’égard des mineurs « délinquants ». Plus que d’un style, le/la juge A parle d’une forme d’idéologie concernant les mineurs « délinquants ». Au contraire, concernant les mineurs en danger, au niveau du choix des mesures, on ne relève pas de différence particulière dans les discours des juges. Ainsi, iels rencontreraient tou·tes les mêmes difficultés, ou pour reprendre les mots de le/la juge A : « pour les mineurs en danger, je pense qu’on rame tous comme on peut et je pense pas qu’on ait vraiment l’un ou l’autre une idéologie en disant : il faut toujours favoriser ceci ou cela ».
§45 Sans aller jusqu’à parler d’idéologie, les autres juges estiment que certain·es sont « plus strictes », « placent facilement », « vont être plus laxistes que d’autres » ou affirment elleux mêmes ne pas être « un·e placeur·euse ». L’extrait reproduit ci-dessous est particulièrement parlant à cet égard :
« (…) aller, c’est une profession où la personnalité du magistrat est quand même très présente. Les règles de droit, elles sont les règles de droit, mais il y a énormément d’appréciation. Il y a énormément de… de marge quoi, je veux dire. Dans les premières mesures, vous avez des “placeurs”, vous avez des “négocieurs”, des “négociateurs”, des “contractuels”, vous avez chaque fois… voilà… Il y a évidemment indépendamment de notre personnalité, il y a des choses sur lesquelles tout le monde se retrouve… » (Juge D)
§46 Comme nous le dit le/la juge C, « il y a autant de juges que de personnes, ou l’inverse ». Que ces variations soient attribuées à une idéologie ou à la personnalité de chacun·e, elles sont reconnues par tou·tes. À titre d’exemple, un·e juge nous explique qu’iel a généralement recours à la prestation d’intérêt général comme mesure face aux mineurs délinquants. Iel explique cela par sa trajectoire de vie personnelle et les valeurs acquises par le biais de la socialisation familiale : en l’occurrence, la valeur du travail. L’usage préférentiel de cette mesure est, dans son cas, également guidé par le constat qu’elle marche, pour la plupart des jeunes, et qu’elle contribue à leur donner une image positive d’eux-mêmes. C’est donc l’expérience professionnelle et personelle ainsi que les retours suite à l’usage de cette mesure qui viennent orienter les décisions. Cet exemple permet d’illustrer l’impact des dispositions professionnelles – c’est-à-dire « des façons d’agir, de penser, de percevoir qu’ils ont incorporées au cœur de leur histoire de leur socialisation professionnelles »47. A ce stade, nous avons partiellement mis au jour certaines de ces dispositions. À l’encontre du sens commun, une majorité des juges rencontré·es affirme que devenir juge de la jeunesse ne découle pas d’une vocation pour elleux, mais est le résultat d’une affectation qu’iels n’avaient pas tou·tes sollicité.
§47 Au niveau du parquet, les tendances de certains juges dans la gestion des dossiers de mineurs « délinquants » sont bien connues et influent sur les réquisitions comme en témoignent deux situations. La première, décrite par le/la juge D : « (…) Finalement, le procureur ne demandait pas le dessaisissement, elle m’avait dit la veille “vous n’êtes pas vraiment un·e déssaisisseur·se hein vous ?”J’ai dit : “non, je ne suis pas vraiment un·e dessaisisseur·se hein”. Du coup, le lendemain elle a dit : “je ne vais pas demander le dessaisissement”. ». La seconde situation, décrite par un autre juge est basée sur nos observations au tribunal. Nous avons, en effet, assisté à un échange entre un·e juge et un·e procureur·e, en attendant l’ascenseur. Le/la procureur·e faisait remarquer au/à la juge en question qu’iel avait beaucoup de dossiers de violences sexuelles, iel poursuivit en expliquant qu’au parquet, iels savaient bien que dans ce genre de dossiers, seul·es deux juges feraient quelque chose [sous-entendu de strict] dans ce type de dossier. Nous avons pris le temps d’échanger avec le/la juge concerné·e à ce propos, iel nous indiquait qu’il pouvait effectivement exister une sorte de « juge shopping » dans le chef du parquet.
§48 À nouveau, si les juges portent certains regards sur les pratiques de leurs collègues, et se représentent différents styles de juges avec lesquels iels s’identifient plus ou moins, iels ne vont pas formellement remettre ces pratiques en question — et encore moins publiquement. En effet, la force de l’institution se devine derrière la non-remise en question des décisions des collègues, en ce compris dans ses propres dossiers. Ainsi, un·e juge explique que face à un dossier dans lequel le/la juge de service aurait décidé́ de placer (ou non) un jeune arrêté́, peu importe ce qu’iel en pense, iel ne modifiera pas la décision prise par le/la premier·e juge et fera avec. Ainsi, il apparait que chaque juge dispose pour ses dossiers, et lui seul·e, d’une forte autonomie de décision. C’est précisément sur celle-ci que la prochaine section portera.
Autonomie de décision et (fiction) de responsabilité partagée
§49 Nous avons déjà abordé la dimension décisionnelle incontournable associée à la fonction de juge de la jeunesse. Pendant un entretien de cabinet, au moment de rendre un jugement, les juges de la jeunesse prennent constamment des décisions — qui peuvent aussi consister en un maintien des mesures. Bien que leurs discours reflètent le fait de ne pas vouloir être réduit·es à la prise de décision, il reste qu’il s’agit d’une de leurs prérogatives exclusives et qu’iels le revendiquent. C’est sur cet aspect de leur fonction, et sur la responsabilité qui en découle, que nous proposons de nous pencher dans cette section.
§50 Dans les discours des juges, les décisions deviennent des « évidences », « intuitions » ou encore « dilemmes ». Pour certain·es, c’est au moment de rédiger la décision, qu’elle se fait concrètement « dans le bic », ainsi que l’affirme le/la juge suivant : « À partir du moment où ça reste dans mon bic ou dans mon clavier de pouvoir justifier une position, c’est que ce n’est pas la bonne. » (Juge F). Dans le cas de certaines décisions qu’iels décrivent comme des évidences, la prise de risque parait minime aux yeux du/de la juge. Dans d’autres cas comme lorsque les juges prennent des décisions qu’iels qualifient d’« imparfaites », ils invoquent une forme d’intuition. La fiction de la décision « évidente » masque la place importante de la délibération dans les pratiques du juge. Elle masque plus encore la phronesis ou sagesse pratique parfois mobilisée par ces professionnel·les48. La mise en œuvre des savoirs et de la phronesis sont difficilement formalisables comme nous l’avons déjà souligné. La nature sociale du travail des juges, notamment parce que moins valorisée (§31) et moins reconnue, peut également constituer une voie de compréhension de cette difficulté́ à dire les pratiques, difficulté́ présente chez les juges rencontré·e·s qui évoquent l’intuition, l’évidence, etc. À cet égard, Mezzena nous dit que certaines actions ou pratiques restent dans l’ombre « faute de pouvoir les expliquer par la logique de l’agent rationaliste et réflexif qui applique mécaniquement des théories ou qui agit après avoir analysé́ la situation en mobilisant les bonnes connaissances et ses compétences »49. Elle poursuit en insistant sur l’importance de reconnaitre une connaissance pratique ancrée dans les situations, mais aussi une connaissance sensible ancrée dans le relationnel. Les constats de ces différents auteurs et autrices rejoignent ceux des théoriciens et théoriciennes du care qui pointent des pratiques de (prendre) soin (de) souvent invisibilisées et peu formalisées50.
§51 Sur le plan des représentations autour de la dimension décisionnelle de leur profession, il convient de souligner la place importante que la prise de risque occupe dans leurs discours. Il est évident que toute décision n’est pas perçue par elleux comme présentant une prise de risque et que certain·es se disent plus enclin·es à en prendre que d’autres. C’est particulièrement le cas des juges les plus expérimenté·es qui considèrent que l’expérience les aide à prendre plus de risques, ce qui serait nécessaire pour opérer les choix les plus favorables aux droits de la défense. Selon elleux, la capacité à prendre des risques constituerait une condition sine qua non pour exercer cette profession. Il ne s’agit toutefois pas de « faire de l’expérimental », comme nous le rappelle un·e juge. Cette prise de risque importante et inévitable telle qu’elle est exprimée par les juges rencontré·es renvoie à une rhétorique du risque éducatif. Ce·tte juge va plus loin lorsqu’iel affirme que le fait de vouloir « ouvrir son parapluie pour se protéger » devrait être le signal qui fait quitter la jeunesse. L’« effet parapluie »51 désigne le fait pour des acteurs de reporter la responsabilité sur l’échelon inférieur de la chaine d’intervenants afin de ne pas voir leur propre responsabilité engagée. Ainsi, pour ce·tte juge, dès lors que le/la juge n’est plus capable de prendre des risques, iel ne devrait plus exercer. Par ailleurs, on peut poser l’hypothèse que le placement d’un jeune permet au juge d’éviter de prendre le risque de voir sa responsabilité — peu importe que l’on parle de responsabilité professionnelle ou individuelle et morale — engagée. Le/la juge D souligne, en ce sens, l’impossibilité d’évacuer totalement le risque, mais nous présente une représentation des placements comme présentant une faible prise de risque.
« [les] décisions de placement ne sont pas des prises de risques terribles, énormes (…) C’est après (…) vous lui faites confiance, il n’y a rien à faire… C’est quand même une prise de risque. De toute façon, le risque zéro n’existe pas. Alors oui, vous espérez qu’il ne va pas commettre un vol dès qu’il sort de chez vous » (Juge D)
§52 L’impact des décisions qu’iels prennent est reconnu par tou·tes comme décisif pour l’avenir des jeunes. Ainsi, pour porter le poids de cette responsabilité, iels manifestent le besoin de rompre avec la figure de superhéros qui sauverait (ou devrait sauver) les jeunes : « Moi je ne suis pas un·e grand·e saveur·se (…) parce que sinon c’est impossible en fait (…) Je n’ai pas de superpouvoirs » (Juge B). Mettre une distance vis-à-vis de celle-ci serait ainsi une manière pour les juges de se protéger et de gérer la responsabilité qu’iels endossent. L’obligation qui pèse sur elleux est décrite comme une obligation de moyen. Tout comme pour les médecins, c’est la mise en œuvre de tous les moyens disponibles pour « sauver » le jeune qui incomberait au/à la juge. Le rejet de cette figure de superhéros contraste avec la récurrence des occurrences du champ sémantique du sauvetage dans leurs discours, comme nous l’avions déjà mis en évidence supra (§17).
§53 On sent bien que les enjeux autour de la responsabilité sont centraux chez les juges : responsabilité des conséquences des mesures prises, responsabilité par rapport à l’avenir du jeune, responsabilité par rapport à la société. Le juge étant particulièrement bien protégé au niveau de sa responsabilité professionnelle52, ce seront plutôt ses responsabilités sociétales ou personnelles qu’il engagera. La grande protection des juges, figée dans ce qu’on peut qualifier de statut, peut s’expliquer par nécessité de protéger leur indépendance et donc, leur autonomie53.
§54 Plusieurs stratégies sont mises en place pour gérer ces responsabilités. À ces fins (la fiction de) la responsabilité partagée est régulièrement mobilisée par les juges interrogé·es. Il peut s’agir, pour certain·es juges et dans certaines situations, de se représenter une forme de responsabilité partagée avec le jeune « qui écrit lui-même les pages du dossier », un peu comme si le jeune dictait ses décisions au juge. Pour d’autres ou dans d’autres situations, le/la juge se dédouane de toute responsabilité dans la situation de base, celle qui a conduit le jeune à se retrouver dans lui/elle. Si le danger ou le passage à l’acte sont déjà présents, le/la juge n’est responsable que pour les suites qu’iel donne à ces situations.
§55 Mais la responsabilité peut être partagée avec d’autres acteurs. Au premier titre, les intervenants. C’est d’autant plus vrai que certain·es juges se considèrent comme partie d’une « chaine d’intervenants » ou comme des « chefs d’orchestre ». Un·e juge affirme que : « quand les histoires se terminent bien, heureusement plus souvent qu’on ne pense, c’est vraiment parce qu’il y a eu ça + ça + ça + ça… (…) C’est un travail de groupe ». Bien qu’iels insistent à nouveau sur le fait que le poids de la décision repose sur le/la juge, on voit se développer différents schémas décrits par les juges : le/la juge estime parfois les postures des intervenants trop radicales et préfère temporiser, le/la juge fait face à des intervenants qui n’expriment leur avis qu’en coulisse et refusent de l’exprimer devant le jeune — d’autant plus lorsque leurs recommandations sont de prendre des mesures fortement attentatoires aux personnes, ou les intervenants renvoient la balle au juge qui doit se positionner. Ces dernières manières de présenter leur rapport avec les intervenants contraste avec plusieurs recherches54 qui pointent la demande des juges d’être mieux éclairés, ou autrement dit de bénéficier de plus de rapports et avis d’experts. On peut poser plusieurs hypothèses en lien avec la détention du pouvoir et de l’habilitation à prendre des décisions. On pressent, en effet, une forme de résistance dans le chef des juges face à la délégation de pouvoir de décision, constitutif quelque part de leur identité́ professionnelle et de leur statut. Dans le cas des juges de la jeunesse, le monopole de décision est légalement établi, et il contribue à leur statut de groupe professionnel55.
§56 Outre la fiction de responsabilité partagée, les juges mettent en place différentes formes de collaboration plus ou moins formelles qui peuvent être comprises comme autant de mécanismes pour tempérer cette autonomie de décision, et gérer le binôme « décision-responsabilité ».
Délibérer dans la collégialité pour gérer le binôme « décision-responsabilité »
§57 Au sens usuel, la collégialité est une règle de procédure devant permettre de garantir l’impartialité. Bien que le/la juge de la jeunesse siège seul·e, en chambre à juge unique, un examen de la collégialité recréée s’avère pertinent pour éclairer les représentations des juges de la jeunesse. Seul·e en salle d’audience, seul·e à rédiger ses jugements et ordonnances, seul·e décideur·euse en entretien de cabinet. La question qui se pose est la suivante : la prise de décisions seul·e est-elle le corollaire nécessaire de la responsabilité colossale qu’endossent les juges de la jeunesse ? On pourrait tout aussi bien renverser les deux termes de l’équation et poser substantiellement la même question. Reste que le binôme que nous appelons « décision-responsabilité » représente un nœud qu’il nous faut encore approfondir tant il est complexe à dénouer dans les discours des juges rencontré·es.
§58 Cette solitude des juges de la jeunesse s’explique par la nature de l’office de juge de la jeunesse, on peut lire à cet égard dans les travaux préparatoires de la loi de 1912 que « l’enfant s’ouvrira plus facilement à un homme qu’à trois »56 et que le choix d’un juge unique est guidé par l’essence même du rapport entre deux consciences individuelles57. C’est donc, comme Jadoul (1983) le synthétise, un choix guidé par « le souci d’intimité et de contact individuel »58. Toutefois, le juge de la jeunesse à Bruxelles n’est pas totalement seul, il semblerait que la place occupée par les collègues, même au-delà de la formation, soit importante sur plusieurs plans.
§59 Premièrement, les juges sont amené·es à travailler régulièrement dans les dossiers des autres. En effet, comme iels nous l’expliquent, les contraintes organisationnelles font qu’iels y sont obligé·es. Tou·tes ont des jours de visite durant lesquels iels sont donc absent·es du tribunal et ne peuvent assurer la gestion quotidienne des dossiers. Pour pallier ces absences, chacun·e doit assurer des jours de service — de telle sorte que les nouveaux dossiers urgents ou les urgences des collègues absent·es sont gérés par le/la juge de service. Dès lors, il est possible qu’un·e juge x travaille dans un dossier d’un·e juge z lorsque ce·tte dernier·e est absent·e et qu’une urgence survient. En outre, un système de remplacement est généralement mis en place en cas d’absence d’un·e collègue, que cette absence soit liée à un congé, une maladie, une formation. Il est à nouveau question de travailler dans les dossiers d’autres juges, de tenir des audiences à leur place, etc. Ainsi que les juges rencontré·es le pointent, un tel système de remplacement n’est pas mis en place dans toutes les sections. Il serait caractéristique, selon elleux, de la solidarité existante au sein de leur tribunal.
§60 La solidarité décrite par les juges se traduit encore dans des systèmes informels de collaboration et d’échange mis en place et teinte le champ sémantique mobilisé pour désigner les membres du tribunal. Ainsi ce qu’iels qualifient d’« équipe » ou de « tribu » s’est constitué par la force de liens interpersonnels forts, par des choix organisationnels, par les contraintes décrites ci-après. Plusieurs auteurs·rices insistent, à cet égard, sur l’importance de saisir les pratiques informelles, ou ce qu’iels qualifient de « non-travail au travail »59. À titre d’exemple, l’organisation de lunchs d’équipe par les juges de la jeunesse a également permis de cultiver cet esprit d’équipe, et de renforcer la représentation de tribu du tribunal francophone de la jeunesse de Bruxelles. Ces moments de pause partagés étaient, avant le COVID, l’occasion d’extérioriser par des blagues « un peu débiles ou tout à fait horribles, mais très drôles, mais c’était aussi en se disant “tiens moi justement j’ai un truc, et tel service est-ce que tu connais ?” et “je ne m’en sors pas avec x ou y” » (Juge D). Ils avaient donc aussi un rôle dans l’échange entre collègues plus ancien·nes, hors de Portalis. Ces fenêtres d’échange, qu’elles aient lieu dans le bureau de l’un·e ou l’autre juge ou hors de Portalis occupent une place essentielle dans la pratique des juges rencontré·es.
§61 Malgré les échanges avec leurs collègues, et comme s’iels tenaient à rappeler leur indépendance en tant que magistrat, les juges insistent : chacun·e est responsable de ses décisions, chacun·e les signe. C’est probablement ce qui explique qu’en France, Bastard et Mouhanna concluent à une grande méconnaissance des pratiques des collègues juges des enfants et une faible coopération entre elleux60. La finalité de ces échanges peut varier : trouver des pistes de solution, conforter une décision, se poser pour réfléchir ou prendre d’un recul vis-à-vis d’une décision, extérioriser des inquiétudes ou contrariétés lorsqu’une décision ou une situation est difficile. Ils agissent comme palliatif à la pénibilité du métier et lieu d’échange de vécus, de doutes communs et de partage du poids entre des membres d’un tribunal qui sentent qu’iels ne peuvent être compris par d’autres, extérieurs. À titre d’exemple, le/la juge E nous dit que « si j’ai une question, je saurais, j’aurai quelqu’un qui viendra réfléchir avec moi, qui ne prendra pas la décision et c’est moi qui signerai, mais on pourra réfléchir… ». Les réponses peuvent varier, puisqu’il y a autant de réponses que de juges et le choix de la porte qu’iels ouvrent pour se poser sera guidé par les domaines d’expertise ou les affinités. On peut identifier dans ces échanges une forme de retour à la collégialité, dont l’une des fonctions apparait être de pallier la solitude des juges face à des décisions complexes juridiquement ou émotionnellement. Cette même solitude, et, dans le fond, cette même responsabilité́, qui les conduisent, dans leurs discours à se représenter le poids de la responsabilité́ qui leur incombe comme étant partagé. Ce paradoxe nous semble particulièrement intéressant, entre solitude et partage.
§62 L’importante place des collègues dans la formation ainsi que leur rôle dans l’exercice du métier contribuent à une forte socialisation professionnelle, voire une acculturation et renforcent l’hypothèse d’une sous-culture des juges de la jeunesse bruxellois·es qui se traduirait par le partage de croyances, de valeurs, de normes, de savoir et savoir-faire. Les juges apparaissent être un soutien indispensable les uns pour les autres face à la pénibilité, notamment émotionnelle, de leur métier. La place de la délibération dans les fonctions de magistrats permet de mieux éclairer le rôle de la collégialité. Or, les juges de la jeunesse siègent en règle seul·e·s, on trouve donc ici un éclairage important du rôle que leurs collègues et les éventuels intervenants jouent dans leur délibération. Comme le souligne Molinier (2006), la prudence s’exerce notamment par une forme de délibération entre pairs qui partagent des enjeux et situations similaires61. Le collectif semble donc jouer un rôle important dans les professions à pratiques prudentielles. Ces considérations permettent de comprendre une des finalités des fenêtres de collégialités recrées au sein du tribunal de la jeunesse francophone de Bruxelles. Il s’agit bien de dégager des solutions et de réfléchir aux situations ensemble comme le/la juge A l’exprime : « (…) “Qu’est-ce qu’on ferait [dans ce cas-là] ?” ». Au plus iels acquièrent de l’expérience, au moins iels sont celleux qui vont consulter les collègues. Ainsi, au plus les juges auront rencontré des situations, au plus iels pourront nourrir leurs pratiques de ces cas.
§63 Après avoir examiné la place de la collégialité au tribunal de la jeunesse francophone de Bruxelles, il nous semblait important de mettre en avant, et revenir sur, une dimension fortement mobilisée par les juges : l’urgence comme modalité d’exécution par défaut.
L’urgence comme modalité par défaut ou comme menace sur les professions à pratiques prudentielles
§64 Afin de mieux cerner l’urgence et les flux évoqués par les juges de la jeunesse, nous avons plongé dans les rapports de fonctionnement 2021 et 2022 du tribunal de première instance francophone de Bruxelles, accessibles sur le site dudit tribunal. Ce type de rapport peut être, avec Paillet, qualifié de « littérature professionnelle »62 et permet d’accéder à d’autres espaces de narration professionnelle. Dans le rapport de 2022 on peut lire que « le personnel travaille beaucoup, souvent dans l’urgence et dans le stress, dès lors que le sort des enfants en dépend »63. Dans celui de 2021 on peut notamment lire que « les juges travaillent donc plus s’il le faut, parfois au détriment de leur santé personnelle (…) » et plus loin qu’il arrive que les juges de la jeunesse soient « débordé[s] par les urgences de toutes parts »64.
§65 Face à la masse de dossiers et au flux incessant de décisions à prendre, de situations à traiter, le/la juge D affirme que « vous laissez toujours du travail en suspens ». Chacun·e des juges rencontré·es se dit contraint·e d’opérer des choix et prioriser parmi la masse de tâches à accomplir. Il s’agit là encore de formes de délibération opérées par les juges. Cela semble d’autant plus difficile que certain·es considèrent qu’iels ont un devoir envers les justiciables de connaitre les situations, d’y apporter une réponse adéquate, et ce sentiment est d’autant plus important qu’iels sont conscient·es du caractère intrusif de leur intervention.
§66 Pour faire face à l’urgence et au flux, certain·es opèrent une lecture sélective des dossiers : l’expérience permettant de distinguer l’essentiel de l’accessoire, les documents à consulter, ceux à lire en diagonale et ceux à décortiquer en profondeur. C’est ce que le/la juge B expose dans l’extrait qui suit :
« Ah mais complètement,… Mais en même temps on a quand même des automatismes, on fait… Je reçois un truc, je sais ce que je veux voir : violence/pas violence, quel est le profil du jeune, la famille,… Bon ça, c’est pour le mineur délinquant. » (Juge B)
§67 Iels modulent également leurs agendas : durée des entretiens de cabinet, nombre d’entretiens de cabinet par semaine, gestion des prises en délibéré, nombre de jugements rendus pour une date x, faire l’impasse sur le jour de visites. En matière d’écrits produits, certain·es affirment délibérément ne pas faire de « beaux jugements » afin de gagner du temps. In fine, il semblerait que lorsque les tâches sont routinières, le/la juge arrive à maintenir « la barque à flots », mais dès lors que des tâches plus longues sont à insérer, il semble qu’elles soient délaissées jusqu’à ce que le/la juge trouve une fenêtre pour s’en charger « quand je dois un tout petit peu chercher, argumenter, réfléchir… et qu’il me faut un quart d’heure pour préparer une réponse, bah… parfois, je ne trouve pas » (Juge A). Cette grande autonomie d’organisation et de priorisation est à nouveau caractéristique des professions à pratiques prudentielles. Pour exercer avec prudence ou sagesse pratique, il semble essentiel de dégager du temps pour la réflexion et la délibération, sur « les cas les plus difficiles du flux de l’activité́ courante » comme les qualifie Champy65.
§68 Dans un système protectionnel où toutes les décisions peuvent être considérées comme « urgentes », il nous paraitrait important de se questionner sur le temps et la place qui est laissée à cette délibération au vu des contraintes que les juges décrivent. L’importance des flux, la charge de travail et l’urgence constituent des menaces à l’exercice de la prudence puisqu’ils limitent les fenêtres de délibération et de conjectures des juges ne permettant pas de délibération systématique pourtant inhérente à l’exercice d’une profession à pratiques prudentielles, à l’exercice d’une forme de sagesse pratique.
§69 D’autres difficultés ont été exprimées par les juges, elles font l’objet de la section qui suit.
Trop peu de moyens, trop (-plein) d’émotions ?
§70 Interrogé·es sur les difficultés qu’iels rencontrent, les juges mentionnent systématiquement la charge émotionnelle lourde inhérente à leur métier. Chacun·e a développé des manières de la gérer : lâcher-prise, extériorisation, distance. Ainsi que l’expose un·e juge, les justiciables sont parfois dans l’irrationnel, parce qu’on touche « à leur chair », à leurs enfants. Ce double « travail émotionnel »66, pour reprendre les termes de Hochschild, de gestion des émotions des justiciables et de gestion de ses propres émotions fait partie intégrante du métier de juge de la jeunesse selon les juges rencontré·es.
§71 D’autres difficultés se situent plus au niveau des moyens, notamment humains, mais pas seulement, qui manquent pour faire face à la masse de dossiers et aux situations rencontrées. Les juges pointent ainsi le manque criant de places pour accueillir les jeunes — manque de place général mais également de places spécifiques pouvant accueillir certains types de jeunes tels que les MENA, les jeunes atteints de troubles mentaux, etc. Iels reconnaissent par ailleurs que ce manque de moyen influe nécessairement sur la trajectoire des jeunes, premiers à en payer le prix. Comme en résonance avec le manque de moyens en termes de mesures et de prise en charge, se fait sentir fortement le manque de moyens alloués à la Justice. La réduction des forces humaines au sein du tribunal de la jeunesse — en sous-effectif au niveau des greffes et des juges — impacte négativement la qualité́ de leur travail et leur bien-être au travail. Il en va de même des moyens matériels — les juges travaillent avec des ordinateurs lents et ne sont pas suffisamment équipés.
§72 Ces quelques difficultés ne représentent qu’une part de celles rencontrées par les juges interrogé·es, mais il nous semblait pertinent de revenir sur celles qu’iels avaient le plus évoquées : le manque de moyens et la gestion émotionnelle.
Conclusion
§73 Les juges rencontré·es déconstruisent l’imaginaire collectif d’une profession vocationnelle au moment de leur affectation. Toutefois, tout se passe comme si le « coup de foudre » avec cette profession se faisait en l’exerçant. Ainsi, le narratif est unanime : tous et toutes sont à leur place au tribunal de la jeunesse francophone de Bruxelles. Il apparait que l’utilité sociétale ainsi que la dimension protectionnelle génèrent un sentiment d’appartenance puissant. Cette appartenance et cet attachement au tribunal se doublent d’une dimension sacrificielle, pourtant classiquement associée aux métiers vocationnels. Après l’entrée en fonction, nous nous sommes penchée sur la formation des juges de la jeunesse. La formation « jeunesse », désormais obligatoire, est considérée par tous et toutes comme insuffisante. Le métier de juge de la jeunesse s’apprendrait par la pratique, en conditions réelles : la lourdeur de la charge de travail, des émotions et de la responsabilité. Rien ne pourrait, selon elleux, véritablement préparer à l’exercice de cette profession. Des initiatives internes d’apprentissage par les pairs ont été mises en place par les juges les plus ancien·nes : reprise de dossiers de juges sortant·es, phase d’observation d’un·e autre juge et vadémécum. Cette forme de socialisation professionnelle, reposant principalement sur les pairs, serait plus favorable au développement de sous-cultures professionnelles. De plus, la difficulté à formaliser les savoir-faire et savoir-être serait caractéristique des professionnels qui mobilisent la prudence, mais aussi des professions du care.
§74 La plongée au cœur du métier de juge de la jeunesse permet de saisir plus concrètement ce que sont, et comment se racontent, les juges de la jeunesse bruxellois·es. Iels se définissent comme juges doublement à part. Leur rapport à la dimension sociale du métier est ambivalent : tantôt revendiquée comme caractéristique, tantôt reléguée aux « assistants sociaux ». Si les juges embrassent la rhétorique du « sur-mesure », conformément aux prescrits légaux, c’est qu’en réalité chaque situation qu’iels rencontrent est irréductiblement incertaine. Faute de pouvoir connaitre tous les tenants et aboutissants d’une situation, malgré les rapports fournis par les intervenants, mais aussi en raison de l’urgence qui caractérise la plupart des situations rencontrées, iels doivent opérer des conjectures. La délibération est ensuite double en ce qu’elle porte sur les moyens et sur les finalités de l’intervention du juge. Dans une justice des mineurs qui « fait un peu de tout », les juges délibèrent et priorisent les finalités, toutes ne pouvant être rencontrées simultanément et par une même mesure. Dans leurs discours, nous avons identifié une dimension d’aide, une dimension sociétale, une dimension éducative ainsi qu’une dimension décisionnelle. Celles-ci s’entremêlent parfois, voire souvent, dans les discours des juges rencontré·es. À nouveau, tout est dit comme pour (re-)donner une certaine cohérence au système. La double délibération caractéristique de la profession de juge de la jeunesse permet de comprendre l’importante autonomie et les marges de manœuvre existantes en matière protectionnelle. La sociologie des professions permet, en outre, de repenser cette grande latitude laissée aux juges de la jeunesse, non plus seulement comme un espace qui laisse place à l’arbitraire, mais comme une nécessité pour exercer leur profession : investiguer les situations, délibérer, prendre des décisions et oser prendre des risques. Nous rejoignons Kaminski (2015) qui affirme, à propos des juges du tribunal correctionnel, « (…) ce pouvoir [discrétionnaire] n’est pas en soi un problème : il occupe, sous des noms qu’il s’agira de différencier, l’espace entre la loi et son usage social, et il peut l’occuper pour le meilleur comme pour le pire. La discrétion est autant le nom de la sagesse pratique (phronesis) et critique que de celui de l’abus auquel on l’associe le plus souvent »67. Les juges rencontré·es reconnaissent que chacun·e incarne la fonction différemment, selon sa personnalité, mais aussi selon ce qu’iels décrivent tantôt comme un style, tantôt comme une idéologie à l’égard des mineurs « délinquants ». Cette idéologie conduirait chaque juge à privilégier certaines mesures plutôt que d’autres : aux côtés des « plaçeurs », on retrouve les « négocieurs », ceux qui favorisent les mesures associées à la valeur travail, etc. Ces tendances allant parfois jusqu’à une forme de « juge shopping » dans le chef du parquet.
§75 Le binôme « décision-responsabilité » représente un important nœud de tension dans les discours des juges. S’iels ont une large autonomie et décident seul·es, iels affirment porter une responsabilité colossale. Pour y faire face, iels mobilisent la fiction de la responsabilité partagée. Ainsi, iels sont les seul·es habilité·es à prendre les décisions, et portent le poids de celles-ci, mais considèrent parfois que le jeune, par sa responsabilité dans la situation initiale, et/ou les intervenants, par les rapports fournis et leur travail comme maillon de la chaine qui conduit au tribunal, concourent à la prise d’une certaine décision. Par ailleurs, siégeant seul·es, iels ont développé des pratiques informelles qui recréent une forme de collégialité : juges de service, remplacement, solidarité et échanges entre collègues … Une des finalités de cette collégialité est de réfléchir aux situations ensemble, et donc en quelque sorte de délibérer. L’urgence et le flux de dossiers semblent donner un tempo intense aux juges de la jeunesse bruxellois·es. S’il est attendu d’elleux qu’iels délibèrent avec prudence, il semble judicieux de se poser la question de leur charge de travail et des moyens mis à leur disposition. En effet, les pressions à la célérité qui traversent l’institution judiciaire, l’urgence des dossiers et le flux continu constituent vraisemblablement des menaces à l’exercice prudentiel de la profession, et impactent in fine nécessairement les trajectoires des jeunes.
§76 Pour conclure, plusieurs auteurs et autrices nous invitent à (re-)penser un autre aspect des professions à pratiques prudentielles, à savoir leur engagement politique68. Plusieurs éléments issus de notre terrain appellent, en effet, à une analyse sous cet angle. Par leurs actions et pratiques, en ce compris ce qu’iels disent, les juges de la jeunesse « produisent de la société ». C’est notamment le cas lorsqu’iels adoptent, partagent et reproduisent des représentations des finalités poursuivies par leurs actions. La tension entre protection de la société « contre » les mineurs « délinquants » et la dimension d’aide de ces mêmes mineurs en constitue peut-être l’exemple le plus saillant. Ainsi, la justice des mineurs est traversée de tensions, et d’autant de tentatives de concilier certains impératifs antagonistes, qui lui sont inhérents, dans le narratif partagé par les juges rencontré·es. Cette dimension politique mériterait, selon nous, d’être approfondie par de futures recherches69. Par leurs pratiques quotidiennes, et par ce qu’iels imposent aux jeunes et aux familles, les juges (re-)produisent une certaine manière – des valeurs, des codes, des stéréotypes … – d’être individu, famille et, enfin, de faire société. Pour « le meilleur » et pour « le pire », donc.
Le choix du terme « mineur délinquant » n’est pas anodin. Il reflète le langage indigène des juges de la jeunesse rencontré·es. L’importance de ce langage est décrite par Beaud S. et Weber F., Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2010. ↩
Baeselen X., De Fraene D., « Vers une réforme fondamentale de la loi de 1965 relative à la protection de la jeunesse », in Courrier hebdomadaires du CRISP, vol. 11, 2000, pp. 1‐63 ; Cartuyvels Y., Justice des mineurs et sanctions alternatives, Liège, Jeunesse et Droit, 2001 ; Moreau T., « Mineur incapable, mineur responsable », in Réforme du droit de la jeunesse. Questions spéciales, Anthémis, 2007. ↩
B Baeselen X., De Fraene D., « Vers une réforme fondamentale de la loi de 1965 relative à la protection de la jeunesse », in Courrier hebdomadaires du CRISP, vol. 11, 2000, pp. 1‐63 ; Moreau T., « Mineur incapable, mineur responsable », in Réforme du droit de la jeunesse. Questions spéciales, Anthémis, 2007. ↩
Cartuyvels Y., Justice des mineurs et sanctions alternatives, Liège, Jeunesse et Droit, 2001. ↩
Vanneste C., Les décisions prises par les magistrats du parquet et les juges de la jeunesse à l'égard des mineurs délinquants, Rapport de recherche, INCC, Département de criminologie, 2001, p. 8. ↩
Champy F., Nouvelle théorie sociologique des professions, Paris, Presses Universitaires de France, 2011. ↩
Champy F., La sociologie des professions, Paris, Presses Universitaires de France, 2012, p. 155. ↩
Quivy R. et Van Campenhoudt L., Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 2011, 4e édition, 2011, p. 176 ↩
Beaud S. et Weber F., Guide de l'enquête de terrain, La Découverte, 2010, p. 31. ↩
Paugam S., 100 mots de la sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, 2010. ↩
Jodelet D., Les représentations sociales, Paris, Presses Universitaires de France, 1997. ↩
Vezinat N., « Stratégies de différenciation des groupes professionnels », Sociologie des groupes professionnels, Armand Colin, 2016, pp. 50-73. ↩
Poupart J., « Tradition de Chicago et interactionnisme : des méthodes qualitatives à la sociologie de la déviance », in Recherches Qualitatives, , vol. 30, 2011, pp. 178-199. ↩
Blais M. et Martineau S., « L'analyse inductive générale : description d'une démarche visant à donner du sens à des donnée brutes », in Recherches Qualitatives, vol. 26, n°2, 2006, pp. 2-18. ↩
Pires A., « Echantillonnage et recherche qualitative : essai théorique et méthodologique », Poupart et al., La recherche qualitative. Enjeux épistémologiques et méthodologiques, Montréal, Morin, 1997. ↩
Il est évident que cette référence au degré d’expérimentation des juges ne préjuge en aucun cas de l’expertise qu’iels ont dans le domaine, ni de la qualité de leur travail ou du crédit accordé à leurs paroles plutôt qu’à celle d’autres individus de notre échantillon. ↩
Vieille P., « La présence des femmes dans la magistrature belge, intervention à un colloque, 2013 ; Cornet A., Le vécu des femmes magistrates en Belgique francophone. Analyse d'une profession sous l'angle des rapports sociaux de sexe, Thèse en criminologie, Université de Liège, 2015 ; SPF Justice, brochure « La Justice en chiffres » (2013-2017). ↩
Bastard B. et Mouhanna C., L'avenir du juge des enfants, Eres, 2010, p. 183. ↩
Bastard B. et Mouhanna C., L'avenir du juge des enfants, Eres, 2010. ↩
Bastard B. et Mouhanna C., L'avenir du juge des enfants, Eres, 2010. ↩
Avril C., Cartier M. et Serre D., Enquêter sur le travail, Paris, La Découverte, 2010, pp. 158-159. ↩
Dubar C., La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Malakoff, Armand Colin, 2015 ; Berger P. et Luckmann Th., La construction sociale de la réalité, Armand Colin, 2018. ↩
Champy F., La sociologie des professions, Paris, Presses Universitaires de France, 2012. ↩
https://www.igo-ifj.be/fr/content/igo-online ; programme du module jeunesse dispensé en 2023. Le programme complet n’est pas accessible en ligne. Cependant, l’IFJ a bien voulu nous le communiquer dans le cadre de cette recherche. Le premier jour de formation comprenait les modules suivants : introduction, aspects psychologiques concernant les mineurs en danger et les jeunes en conflit avec la loi, la mobilisation des droits de l’enfant dans le secteur de l’aide à la jeunesse, compétence et procédure devant le tribunal de la jeunesse, les mineurs en danger : aide contrainte et aide volontaire. Le second jour était composé des modules suivants : les mineurs FQI, quelques questions de droit pénal et de procédure pénale, la chambre spécifique du tribunal de la jeunesse après dessaisissement, le droit protectionnel en communauté germanophone et en Flandre, le traitement prioritaire des mineurs FQI par la justice restauratrice. Enfin, le troisième jour était consacré aux modules suivants : la gestion du cabinet du parquet et de juge de la jeunesse, les jeunes avec besoins psychiatriques et la mise en observation, la compétence du tribunal de la jeunesse en matière d’autorité parentale, les mesures à l’égard des parents, le rôle des intervenants dans les dossiers avec mises en situation et témoignages. Enfin, une visite d’une IPPJ est proposée mais facultative. Une partie de la formation est dispensée par des magistrats jeunesse, par les pairs donc. ↩
Art. 259sexies du Code judiciaire. ↩
Programme du module jeunesse dispensé en 2023 par l’Institut de formation judiciaire, se référer à la note 24 pour plus de détails. ↩
Bastard B. et Mouhanna C., L'avenir du juge des enfants, Eres, 2010. ↩
Champy F., Nouvelle théorie sociologique des professions, Paris, Presses Universitaires de France, 2011. ↩
Bastard B. et Mouhanna C., L'avenir du juge des enfants, Eres, 2010, p. 181 ; Françoise C., « Le cabinet du juge de la jeunesse : espace d’éloignement, de rupture et de rapprochement », in Champ pénal/Penal field, n° Vol. VIII, 2011, p. 49. ↩
Nous n’avons pas eu accès à ce vadémécum. ↩
Faget J., « La fabrique de la décision pénale. Une dialectique des asservissements et des émancipations », Champs pénal, vol. V., 2008. ↩
Bastard B et Mouhanna C., « La fonction fait-elle le juge ? Une approche sociologique de l’activité du juge des enfants », Archives de politique criminelle, 2008, pp. 119 à 134. ↩
Vezinat N., « 3. Stratégies de différenciation des groupes professionnels », Sociologie des groupes professionnels, Armand Colin, 2016, pp. 50-73. ↩
Avril C. Cartier M. et Serre D., Enquêter sur le travail, Paris, La Découverte, 2010, pp. 73 et s. ↩
Bastard B et Mouhanna C., « La fonction fait-elle le juge ? Une approche sociologique de l’activité du juge des enfants », in Archives de politique criminelle, 2008, p. 132 ↩
Champy F., « Décrire des activités prudentielles pour aider à les réhabiliter ? Enjeux théoriques et pratiques d’enquêtes qualitatives sur la prise en charge de malades précaires dans les permanences d’accès aux soins de santé en France », in Recherches Qualitatives, vol. 36, 2017, pp. 153-172. ↩
Champy F., Nouvelle théorie sociologique des professions, Paris, Presses Universitaires de France, 2011. ↩
Gilbert E. et Mahieu V., Recherche relative aux décisions des juges/tribunaux de la jeunesse dans les affaires de faits qualifiés infraction, Rapport de recherche, INCC, Département criminologie, 2012. ↩
Champy F., « Décrire des activités prudentielles pour aider à les réhabiliter ? Enjeux théoriques et pratiques d’enquêtes qualitatives sur la prise en charge de malades précaires dans les permanences d’accès aux soins de santé en France », in Recherches Qualitatives, vol. 36, 2017, pp. 153-172. ↩
Paillet A. et Serre D., « Les rouages du genre. La différenciation des pratiques de travail chez les juges des enfants », in OpenEdition Journals, vol. 56, n°3, 2014, p. 349. ↩
Van de Kerckhove M., « Les mineurs ayant commis un fait qualifié infraction en Belgique : à la croisée de quatre modèles principaux d'intervention », in Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, vol. 4, n°4, 2012, pp. 807-817 ; Goedseels E., Jeugdrechtmodellen in theorie en praktijk. Een empirisch onderzoek naar het discours en de praktijk van Belgische jeugdrechters, Thèse en criminologie, Katholieke Universiteit Leuven, 2015. ↩
Rawls J., Théorie de la justice, Traduction de C. Audard, Le Seuil, 1987 ; Champy F., La sociologie des professions, Paris, Presses Universitaires de France, 2012. ↩
Tronto J. et Fisher B., « Towards a feminist theory of care » in Abel E. et Nelson M., Circles of care: Work and Identity in Women’s Lives, State University of New York Press, 1991. ↩
Champy F., La sociologie des professions, Paris, Presses universitaires de France, 2012. ↩
Paillet A. et Serre D., « Les rouages du genre. La différenciation des pratiques de travail chez les juges des enfants », in OpenEdition Journals, vol. 56, n°3, 2014, pp. 342-364. ↩
Bastard B et Mouhanna C., « Le juge des enfants n’est pas un juge mineur », in Journal du droit des jeunes, 2008, p. 32. ↩
Avril C. Cartier M. et Serre D., Enquêter sur le travail, Paris, La Découverte, 2010, p. 73. ↩
Champy F., La sociologie des professions, Paris, Presses universitaires de France, 2009 ; Champy F., « Décrire des activités prudentielles pour aider à les réhabiliter ? Enjeux théoriques et pratiques d’enquêtes qualitatives sur la prise en charge de malades précaires dans les permanences d’accès aux soins de santé en France », in Recherches Qualitatives, vol. 36, 2017, pp. 153-172. ↩
Mezzena S., « L’expérience du stagiaire en travail social : le point de vue situé de l’activité », in Pensée Plurielle, 2011, p. 49. ↩
Par exemple : Laugier S. et Paperman P., Le souci des autres – éthique et politique du care, Paris, EHESS, 2006. ↩
Mary Ph., « (Dé)responsabilisation et pénalité », Digneffe, Françoise et Moreau Thierry, (dir.), La responsabilité et la responsabilisation dans la justice pénale, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2006, pp. 343-360 ; Adam Ch. et al, « Enfermement des mineurs poursuivis pour “agression sexuelle sur mineur” », in Déviance et Société, vol. 33, 2009, pp. 69-93. ↩
Afin de protéger les juges contre des pressions externes et de garantir leur indépendance, les juges n’engagent en règle pas leur responsabilité personnelle en cas de faute. L’article 1140 du Code judiciaire belge énumère limitativement les cas dans lesquels les juges peuvent être pris à partie. En cas de non-respect de prescrits déontologiques, le juge encourt des sanctions disciplinaires. ↩
Garcia M., « Du juge “bouche de la loi“ dans sa “tour d’ivoire“ au juge “gardien des promesses“ dans la cité : reformulation contemporaine de l’indépendance judiciaire », Canadian Criminal Law Review, 2020, p. 260. ↩
Gilbert E. et Mahieu V., Recherche relative aux décisions des juges/tribunaux de la jeunesse dans les affaires de faits qualifiés infraction, Rapport de recherche, INCC, Département criminologie, 2012. ↩
Dubar C. et Tripier P., Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2005, pp. 134-136. ↩
Rapport fait au nom de la section centrale de la Chambre des représentants par M. COLAERT, Pasinomie, 1912, p. 273. ↩
Ibidem, p. 318. ↩
Jadoul A., « Fonction de juger et protection de la jeunesse », Gérard, Ph; Ost, F. et Van de Kerckhove, M., Fonction de juger et pouvoir judiciaire. Transformations et déplacements, Bruxelles, Presses de l'Université de Saint-Louis, 1983, §139. ↩
Avril C., Cartier M. et Serre D., Enquêter sur le travail, Paris, la Découverte, 2010, pp. 50 et s. ↩
Bastard B et Mouhanna C., « La fonction fait-elle le juge ? Une approche sociologique de l’activité du juge des enfants », in Archives de politique criminelle, 2008. ↩
Molinier P., Les enjeux psychiques du travail, Payot, 2006. ↩
Paillet A., Sauver la vie, donner la mort. Une sociologie de l’éthique en réanimation néonatale, Paris, La Dispute, 2007. ↩
Rapport de fonctionnement du tribunal de première instance francophone de Bruxelles 2022, p. 94. ↩
Rapport de fonctionnement du tribunal de première instance francophone de Bruxelles 2021, p. 104. ↩
Champy F., « Décrire des activités prudentielles pour aider à les réhabiliter ? Enjeux théoriques et pratiques d’enquêtes qualitatives sur la prise en charge de malades précaires dans les permanences d’accès aux soins de santé en France », in Recherches Qualitatives, vol. 36, 2017, pp. 164. ↩
Hochschild A., « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale », in Travailler, vol. 1, n°9, 2003, pp. 19-49. ↩
Champy F., Nouvelle théorie sociologique des professions, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 21. ↩
Voy. Grandjean Y., « Le rôle du juge dans le cycle des politiques publiques », in Cahier de l’IDHEAP, 2012 ; Commaille J. et Kaluszynski M., La fonction politique de la justice, Paris, La Découverte, 2007. ↩
Sur les pratiques de résistances des juges, nous invitons le lectorat à se référer : Belenger F., Huybrechts O. et De Fraene D., « Standardisation des expertises et des placements en Institutions publiques de protection de la jeunesse : Des résistances au management de la récidive ? », Résister ! De l’adaptation à la dissidence en terrains criminologiques, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, soumis pour publication en 2023. ↩