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Volume n°3

Témoignage de Jean Jacqmain

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Après 7 ans comme professeur de sciences sociales dans l’enseignement secondaire, Jean Jacqmain a été 32 ans fonctionnaire au ministère fédéral (devenu SPF) de l’Emploi et du Travail, dont les 23 dernières comme détaché syndical permanent à la Centrale générale des services publics. Parallèlement, il a travaillé à l’ULB : il a été 3 ans assistant d’Éliane Vogel-Polsky, puis d’André Nayer en droit social, ensuite titulaire en tant que professeur ordinaire C des enseignements Égalité entre travailleurs féminins et masculins et Droit social de la fonction publique. Il y est toujours professeur invité. Ses relations avec Éliane se sont établies à la Commission du travail des femmes, où il était fonctionnaire, et se sont poursuivies au Conseil de l’égalité des chances entre hommes et femmes ainsi qu’à l’ULB, dans le cadre du diplôme d’études spécialisées en droit social.

Ni Yaël, ni Judith, et pas Esther1 non plus : Éliane

She read [aloud] without hope, secretly knowing that it was

the lot of any woman, when imparting news, not to be believed.

John Le Carré, A Small Town in Germany2

Égalité de genre…

Dans sa contribution « Reconnaissance internationale… » à l’ouvrage Les droits économiques, sociaux et culturels dans la Constitution3, Éliane exposait qu’il fallait, d’une part saisir l’interdépendance des diverses normes internationales en la matière, et de l’autre s’attacher à leur interaction avec le droit national. Elle concluait sa démonstration « par un exemple » : si l’article 23 de la Constitution affirme désormais le droit individuel au respect de la dignité de la personne humaine, concrétisé notamment par le droit à la sécurité sociale, alors le législateur doit pourvoir au remplacement des droits dérivés par des droits propres : pan ! sur l’héritage légal du patriarcat, à l’improviste.

Le Conseil de l’égalité des chances entre hommes et femmes, organe consultatif institué en 1993 auprès des autorités fédérales, a bénéficié jusqu’en 20034 du concours de deux experts : Éliane et Patrick Humblet de l’UGent. Adopté le 8 décembre 2000, l’avis n° 40 du Conseil5 avait commenté la proposition de la Commission européenne qui modifiait la directive 76/207/CEE relative à l’égalité de genre dans les conditions de travail (et qui allait aboutir à la directive 2002/78/CE6). La partie générale de l’avis doit beaucoup à Éliane : le Conseil y critique le manque d’ambition de la proposition, qui persiste à n’envisager l’égalité qu’en termes individuels et non collectifs, et recommande le recours à des règlements plutôt qu’à des directives. Et j’ai pas mal contribué à la seconde partie, qui examine le contenu du texte sous l’angle de sa transposition en droit belge.

Avocate de Gabrielle Defrenne (la légendaire hôtesse de l’air de la SABENA), mission qu’elle transféra à son amie Marie-Thérèse Cuvelliez lors de sa nomination à temps plein à l’ULB, Éliane trouva dans l’arrêt Defrenne II de la Cour de justice des Communautés européennes7 la réponse positive à sa question célèbre8 : « L’article 119 du Traité de Rome peut-il être considéré comme self-executing ? » Auparavant, l’article 14 de l’arrêté royal n° 40 du 24 octobre 1967 relatif au travail des femmes9 avait reconnu un droit d’action individuel pour faire respecter le principe d’égalité salariale entre hommes et femmes, « conformément à l’article 119 du traité CEE ». La brochure Une femme de conviction10 révèle le scepticisme d’Éliane à l’égard d’une disposition qui, au moment de son adoption, ne pouvait encore trouver d’application. Et pourtant, la cour du travail d’Anvers en a fait récemment (17 juin 2011) une utilisation aussi astucieuse que pertinente au sujet de faits qui remontaient à 196811 : serendipity posthume pour Éliane et Marie-Thérèse.

… droit social…

La même brochure montre quelle influence les cours de Léon-Éli Troclet à l’Institut du Travail de l’ULB ont exercée sur l’engagement d’Éliane dans le droit social – et la grève des « femmes-machines » de la FN (1966), sur son engagement féministe.

En 1988, elle invitait un obscur fonctionnaire du ministère de l’Emploi et du Travail (auteur, il est vrai, de diverses publications) à dispenser les exercices pratiques facultatifs de droit du travail en 1ère licence en droit à l’ULB. C’était demander à un aveugle s’il voulait voir : poussé huit ans plus tôt hors de l’enseignement des sciences sociales en humanités parce que j’avais des convictions politiques inappropriées et des conditions de priorité inadéquates, j’éprouvais subconsciemment un sérieux vide. Il s’agissait en fait de suppléer André Nayer, qui lui-même allait suppléer Éliane comme titulaire du cours alors intitulé « Droit social » puisqu’outre le droit du travail, il portait aussi sur la réparation des dommages dus aux risques professionnels.

Éliane m’expliqua qu’elle avait l’habitude de rencontrer d’abord ses étudiants pour leur recommander la lecture d’un roman de Roger Vailland : je crois qu’il s’agissait de Beau masque12 qui évoquait la condition ouvrière dans une filature du Jura en 1954 ; elle entamait son cours quelques semaines plus tard. Mais lorsque certains élèves (mâles, probablement) l’avaient interpellée sur le mode « Nous ne sommes pas ici pour nous distraire, mais pour apprendre des notions utiles à l’exercice (lucratif, de préférence) de notre future profession d’avocats », Éliane avait senti vaciller la flamme ; elle ne tarda pas à céder définitivement cet enseignement.

Mais non à s’en désintéresser. En 1997, elle m’écrivait pour apprécier mon article consacré à la loi du 6 décembre 1996 relative au travail à domicile13. « Comme ça, pour rien » : pareille délicatesse se perdait déjà quelque peu, en Academia.

… et le sourire de la gamine.

Éliane, elle n’assassinait pas l’adversaire dans son sommeil, comme Yaël et Judith ; elle ne profitait pas d’être l’épouse du roi pour sauver son peuple, comme Esther. Telle la secrétaire d’ambassade de John Le Carré, elle avait fait tôt l’expérience du machisme ordinaire, mais elle avait d’autres armes. Une formidable expertise, une témérité sans faille… et la joie.

Elle avait été interviewée à la R.T.B.F., et le journaliste l’avait installée dans un canapé alors qu’elle portait une jupe plutôt courte. Le cameraman n’avait donc pas manqué d’illustrer la conversation par des images assez agréables, au moins pour le public masculin. Il fallait ensuite voir avec quelle allégresse enfantine Éliane contait l’anecdote pour comprendre que jamais cette femme n’abandonnerait ses combats.

Pour tout cela, Éliane : It was an honour to know you – as it is to smile in fond remembrance.


  1. Respectivement, Juges, 4, 23 ; Judith, 13, 10 ; Esther, 16, 13. 

  2. Pan Books, 1969. 

  3. Ergec R. (dir.), Bruylant, 1995, p. 43 et s. 

  4. La réorganisation du Conseil, imposée avec quelque brutalité par l’arrêté royal du 4 avril 2003, l’a privé sans explication de ce concours. 

  5. Voy. le site du Conseil : www.conseildelegalite.be. 

  6. Voy. Jacqmain J., « Amendements à la directive 76/207 », Chr.D.S., 2003, pp. 261 et s. 

  7. Aff. 43/75 du 8 avril 1976, Rec., 1976, p. 455, R.D.S., 1976, p. 199. 

  8. J.T., 1967, p. 232. 

  9. Sans avoir reçu aucune modification, cette disposition est aujourd’hui l’article 47ter de la loi du 12 avril 1965 relative à la protection de la rémunération. 

  10. Gubin E. et Jacques C., Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, 2007, p. 84. 

  11. Voy. Jacqmain J., « Discrimination de genre et pensions des travailleurs frontaliers, un billard à multiples bandes », Chr.D.S., 2016, p. 315. 

  12. Gallimard, Livre de poche. 

  13. Chr.D.S., 1997, p. 1 et s. 

Jean Jacqmain